Variations Volodine d'Antoine Volodine & Denis Frajerman
Parlant de Koma Kapital, j'écrivais que le retour de la littérature contemporaine vers une certaine oralité la conduit parfois à se prolonger dans de véritables performances musicales, dignes de Tuxedomoon (qui influence à l'évidence aussi bien Anne-Claire Hello que Denis Frajerman, voir cet article des Inrocks).
Le coffret de six disques et un livret que publie la Volte en ce début d'année, les Variations Volodine (écoutées et lues en service de presse), en fournit une preuve supplémentaire, en retraçant le compagnonnage que le musicien Denis Frajerman a entretenu, durant vingt-six ans, avec l'oeuvre d'Antoine Volodine.
Ce qu'il y a, sans doute, de plus remarquable dans cette aventure (que le musicien lui-même considère comme l'oeuvre de sa vie, voir cette vidéo), c'est l'ambition de Denis Frajerman : non pas simplement habiller les mots d'Antoine Volodine, mais procéder à une véritable recréation, dans le monde musical, du projet mené par Volodine dans le monde littéraire, à savoir, comme l'écrivain le disait dans Chaoïd, "écrire en français une littérature étrangère" – autrement dit faire émerger dans la langue classique, en la minant de l'intérieur, une véritable langue mineure (pour reprendre le vocabulaire de Gilles Deleuze & Félix Guattari).
L'objectif de Denis Frajerman sera donc, à peu de choses près, d'écrire en France une musique étrangère, "comme si la musique allait en voyage, et recueillait toutes les résurgences, fantômes d'Orient, contrées imaginaires, traditions de tout lieu" (Deleuze & Guattari, Mille plateaux, page 120) – une musique qui ait quelque chose de ce chamanisme cher à Antoine Volodine.
Cela va passer, en premier lieu, par l'usage de procédés musicaux analogues aux procédés poétiques employés par Antoine Volodine, dont les poèmes en prose présents dans le livret offrent un excellent aperçu (pour moi, ils sont même la quintessence du style de Volodine) :
– un travail sur l'introduction de sonorités étrangères au classicisme musical occidental, tout comme Volodine use de mots rares ou inventés pour saper la langue littéraire classique (voir ma chronique sur Les Filles de Monroe, mais aussi les poèmes du livret, par exemple "Déshonneur des maîtres", page 26, "ils s'engoulevèrent tous deux dans les regorts de la seizième montagne") ;
– un travail sur les répétitions, de brefs motif mélodiques pour Denis Frajerman, ou d'images et de mots pour Antoine Volodine (c'est particulièrement frappant dans les poèmes du livret, dont les paragraphes se font souvent écho, quand ils ne se réécrivent pas ouvertement, comme dans la boule de neige "Quatre propositions pour un rai" page 17).
Cela va aussi passer par un travail particulier sur la voix, qui suivant là encore une formulation de Deleuze & Guattari (Mille plateaux page 122), va être intégrée dans "une machine musicale qui met en prolongement ou superposition sur un même plan sonore les parties parlées, chantées, bruitées, instrumentales et éventuellement électroniques".
C'est sans doute moins évident dans la première (brève) rencontre entre Denis Frajerman et Antoine Volodine, où les percussions (le zarb d'Hervé Zénouda) et surtout les cuivres (joués par Eric Cornet et Jacques Barbéri, qui n'est pas que producteur de mondocame) se mettent au service du côté féodal des quatre poèmes en prose lus par Antoine Volodine : les versions définitives de "Dura nox, sed nox" (page 11 du livret) et de "Justice est fête" (page 28), et les premières versions, plus courtes, de "Ecorçage du roi" (page 16) et "Adieu à la reine" (page 18).
Tout de même, Antoine Volodine lit ces quatre poèmes, pourtant plus féodaux que post-exotiques (leur ambiance, très réussie, fait parfois penser aux textes symbolistes de Marcel Schwob), avec un accent russe, qu'il ne réemploiera guère, et encore, par intermittence, que dans le cantopéra "Vociférations" : sans doute est-ce une manière, pour lui, de "minorer" sa voix, de signifier que son timbre n'est qu'un possible parmi d'autres (dans le post-exotisme naissant).
En revanche, dès les "Suites Volodines", le deuxième disque (dont on peut écouter un extrait sur le site de Denis Frajerman), la musique s'infléchit pour devenir, véritablement, post-exotique :
– les cuivres (joués par les mêmes musiciens, auxquels vient s'adjoindre Marc Resconi) se font mélancoliques ;
– les percussions s'enrichissent, via des maracas ou des sistres, d'un bruit de sonnailles chamaniques, qui se retrouvera dans "Des anges mineurs" ou dans "Les Fugues Volodine" ;
– les seules voix humaines qu'on entend ne déclament aucun texte, elles chantonnent, voire grognent (dès le premier morceau, "Un cloporte d'automne").
Bien que Denis Frajerman se soit inspiré de passages précis de romans de Volodine (Biographie comparée de Jorian Mulgrave, Le Port intérieur, Lisbonne dernière marge), les cinq "Suites Volodine" définissent à peu près toute la palette d'ambiance employée par Antoine Volodine dans ses oeuvres – elles pourraient servir de bande-son à n'importe lequel de ses romans, quoi.
Notez au passage que Denis Frajerma emploie (dans les deuxième, troisième et sixième disques) des noms de genres musicaux connus (suite, sur idée extra-musicale ; oratorio, profane ; fugue), mais qu'il en crée aussi de nouveau (le cantopéra décliné sur les quatrième et cinquième disques) – exactement comme Antoine Volodine écrit des narrats ou des entrevoûtes à côté de ses (fort peu classiques il est vrai) romans.
Revenons-en au traitement de la voix (donc des textes d'Antoine Volodine) par Denis Frajerman, avec l'oratorio "Des anges mineurs" (troisième disque), inspiré (justement) des narrats de même nom.
Dans la chronique que je leur consacrais, j'écrivais que ces narrats se répondaient, comme autant de reflets dans un miroir, autour du narrat central : l'oratorio confirme obligeamment cette hypothèse en regroupant, dans son premier morceau, le premier narrat, 'Enzo Mardirossian", et le dernier, le quarante-neuvième, "Verena Yong", sous le titre "Le Régleur de larmes".
Simplement, la voix d'Antoine Volodine (sans accent russe) ne va plus primer sur la musique, qui va s'élever jusqu'à couvrir un passage entier de "Verena Yong", celui consacré à l'union du narrateur avec le personnage éponyme : l'effet rappelle irrésistiblement celui utilisé par Jean-Luc Godard au début du film Week-end ; mais plus qu'à chasser la thématique amoureuse de l'oratorio, cette "inaudibilité partielle" me semble surtout, ici, destinée à signifier le refus de tout logocentrisme (donc l'égalité de la voix avec les autres sons, que j'évoquais plus haut).
Du reste, dans le deuxième morceau, pour rendre compte de la litanie ("ici repose") de Marina Koubalghaï (ou Koubalkaï, narrat 10), la compagne d'Artiom Vessoly, l'écrivain évoqué dans le poème "Spectre du deuxième sous-bois" (page 13 du livret), Denis Frajerman va se reposer sur la musique seule (le saxophone de Jacques Barbéri et le violon d'Hélène Frissung, notamment).
La voix d'Antoine Volodine ne va réapparaître que dans le troisième et dernier morceau de l'oratorio, qui fait écho (entre autre par sa longueur) au premier, mais avec là encore un gauchissement délibéré : alors que le morceau s'appelle "Rachel Carissimi" (narrat 35), Antoine Volodine lit un extrait de "Dora Fennimore" (narrat 45), comparable par son aspect de promenade urbaine, mais y introduisant un aspect amoureux – celui couvert par la musique dans le premier morceau.
Avec ces thématiques lyriques, et malgré son orchestration fort peu classique, "Des anges mineurs" relève bel et bien du genre de l'oratorio ; mais cette référence même aux genres musicaux classiques va s'estomper avec l'invention, par Denis Frajerman, du cantopéra, sur les quatrième et cinquième disques.
Comment comprendre ce mot-valise ? Je serai tenté de dire qu'il s'agit de la fusion entre le poème en prose (le canto cher à Ezra Pound) et l'opéra, tel que l'emblématisent des voix de femmes et un accompagnement de cordes – c'est particulièrement vrai sur le très dépouillé (mais très efficace) "Terminus radieux", où le violoncelle de Carole Deville, déjà entendu sur "Des anges mineurs" et "Vociférations", a le premier rôle, ou presque.
Sur "Vociférations" (quatrième disque, dont on peut, là encore, écouter un extrait sur le site de Denis Frajerman), les poèmes en question, récités sur toutes les plages hormis celles d'ouverture et de fermeture, sont les Slogans de Marina Soudaïeva, un des nombreux hétéronymes d'Antoine Volodine – soit une série de (réjouissants) conseils surréalistes ("Pends-toi à tes propres os", "Entre en catalepsie"), ici traités comme des motifs musicaux à part entière, intervenant au même rang donc que les autres instruments.
Sur au moins une plage, "Myriam Dahaliane", ces slogans, lus par Antoine Volodine lui-même, se retrouvent entremêlés de murmures (ceux de Lise N) et de litanies de noms propres (chantées par Géraldine Ros sur fond de musique éthérée) : cela annonce d'ores et déjà les quasi-canons qui vont se mettre en place dans "Terminus radieux".
Venons-en justement à "Terminus radieux", cantopéra inspiré par le roman du même nom : ici, il n'y a plus de textes déclamés que dans six plages sur quinze, et ils sont lu majoritairement (cinq plages) par Justine Schaeffer (une voix d'homme intervient aussi sur deux plages, mais sauf erreur de ma part, ce n'est pas celle d'Antoine Volodine, mais celle de Denis Frajerman lui-même).
La voix est pourtant omniprésente, mais sous forme de simples syllabes psalmodiées – sur les plages titrées "Eloge des camps", l'effet me rappelle irrésistiblement la mise en musique par Hélène Martin d'un poème d'Aragon consacré à Auschwitz, mais je surinterprète sans doute.
A part la première plage, qui reprend l'épisode du scribe, les textes déclamés sont en général aussi peu narratifs que ceux de "Vociférations" : une litanie de certificats (ou de vocatifs, si vous préférez) sur la deuxième plage ; l'éloge (ironique) des camps sur la quatrième plage ; la prière à "Notre-Dame des vibrations très-chaudes" sur la sixième ; les descriptions poétiques des huitième et quinzième plages.
Sur ces huitième et quinzième plages interviennent justement les manières de canons que j'évoquais plus haut : le texte déclamé (par exemple, "elle fait théâtre" ou "des rideaux de sang, des rideaux de flamme") est repris sur le mode chanté par une autre voix, avec un certain décalage, donc un certain brouillage – ici, ce procédé rappelle plutôt la façon dont Léo Ferré accompagne la récitation de la ballade "Frères humains" de François Villon par la chanson "L'amour n'a pas d'âge".
Enfin, sur "Les Fugues Volodine" (le sixième et dernier disque, aussi fascinant que les cinq précédents, avec ses plages de durée égale se répondant l'une l'autre), les voix qu'on entend par moments dans la nappe sonore ne parlent même plus français, mais pulaar, chinois ou yiddish ; la musique, elle, est plus post-exotique que jamais, sur fond de gongs (Marc Sarrazy) et d'instruments à vent (joués par Denis Frajerman lui-même ou par Laurent Rochelle).
Ces poètes qu'on entend déclamer leurs textes pourraient aussi bien être, suivant les mots d'Antoine Volodine lui-même, toujours dans Chaoïd, "des voix décalées, hors de tout territoire et de toute ethnie, des voix internationalistes d'hommes et de femmes en combat contre les réalités désagréables du monde" – autrement dit, les voix mêmes qui fondent le post-exotisme.
Ce parcours que je viens d'esquisser au travers du labyrinthe des Variations Volodine, en prenant le fil d'Ariane de la voix, est certainement des plus sommaires, mais il donnera, je l'espère, un bon aperçu de la richesse de ce coffret, qui ne devrait pas intéresser que les seuls amateurs et amatrices de post-exotisme (toute personne intéressée par le rapport texte / musique devrait y trouver son compte).
Les Variations Volodine, un futur classique de la musique, à l'instar des Variations Goldberg ? Sans doute que oui, surtout si l'humanité continue sa longue agonie...
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