L'Enigmaire de Pierre Cendors
Après Les Filles de Monroe, je poursuis mon rattrapage 2022 des romans de 2021 qui valaient le coup d'oeil, mais que je n'ai pas lu immédiatement après leur parution – honte à moi.
Comme Les Filles de Monroe, L'Enigmaire prend acte du tournant lexical de la littérature contemporaine, avec une multiplication de ce que Karen Cayrat appelle joliment des "mots mutants" (immédiatement compréhensibles pour la plupart, notons-le) : comme chez Antoine Volodine, il s'agit aussi, par ce biais, de rendre compte d'une société future en déliquescence, mais aussi de dessiner un "paysage mental" (page 75) – ici plus rural qu'urbain.
De même, comme chez Quentin Leclerc (Saccage), Catherine Dufour (Outrage et rébellion) ou Alain Damasio (La Zone du dehors, La Horde du contrevent, Les Furtifs), l'usage de la polyphonie est cohérent avec ce redevenir-discours de la littérature, mais il sert aussi et surtout à faire entendre des individualités maltraitées par cette même société moribonde.
Concrètement, L'Enigmaire se présente comme un "herbier de voix" (page 215), un ensembles de 41 "phonocopies" enregistrées par 5 usagers sur le même appareil futuriste, un "Dialogueur", autrement dit un "assistant virtuel intelligent" (page 161), "miracle de la neurotronique" (page 28) et de la "perceptronique" (page 161) :
– "11 fichiers" (page 189) dans lesquels l'usager numéro 0, à savoir le Dialogueur lui-même, récite les 40 fragments de la stèle de l'Enigmariste, écrits par Severnus, le gardien antique de L'Enigmaire, un mystérieux livre aussi indéchiffrable et magique que le Nécronomicon ("des hommes furent alors assaillis de visions infernales, des femmes accouchèrent d'enfants morts ou malformés", page 191) ;
– 6 fichiers dans lesquels l'usager numéro 1, le Centre Intermondes de la Divna, nous délivre, via "traductionneur automatique" (page 212), des communiqués afférents à son grand projet, la station spatiale et familiale Unarus ;
– "10 fichiers" (page 189) dans lesquels l'usager numéro 777, le "spacien" Laszlo Ascensio, surnommé "Little Nemo", décrit, 22 ans après sa naissance sur l'Unarus, son incursion archéologique dans la "zone rouge" où a été découverte la stèle de l'Enigmariste ;
– "11 fichiers" (page 189) dans lesquels l'usagère numéro 778, la musicienne terrienne Adna Szor, petite-fille de la Nada Leander de Silens Moon, décrit son immersion dans le même endroit et dans le même temps, sans que les deux personnages interagissent vraiment (on déduit des pages 33 et 64 qu'ils prennent le même bus, des pages 59 et 88 qu'ils s'évitent, et des pages 160 et 165 qu'ils se heurtent à la même patrouille d'"opposeurs", des manières de néo-nazis à en juger par la "croix solaire" sur leur uniforme) ;
– 3 fichiers dans lesquels l'usagère numéro 779, l'informaticienne "subterrienne" "Sylvia Pan", petite-fille d'un poète ayant pénétré dans la même zone, adopte le nom de l'héroïne d'un conte écrit par Nada Neander à Ravensbrück et refait, 52 ans après, le même voyage qu'Adna Szor.
On le voit, comme annoncé par l'épigraphe, L'Enigmaire est bien une relecture du Stalker d'Andreï Tarkovski (plus que celui des frères Strougatski) ; simplement, ici, s'il y a bien une figure de scientifique (Laszlo Ascensio) et une figure d'artiste (Adna Szor) il n'y a pas de stalker, et la Zone, loin d'être un endroit où les voeux se réalisent, nous redonnant de la foi, abrite, au contraire, comme le déclare page 36 l'usager numéro 2, Job Keeler, "une force qui m'a fait perdre toutes mes croyances religieuses".
On le devine aussi, les trois derniers usagers du Dialogueur représentent trois destins différents de l'humanité, suivant le lieu où elle est contrainte de vivre :
– dans l'espace, à la manière disons d'Interstellar de Christopher Nolan (le slogan "l'homme est né sur Terre, rien ne l'oblige à y mourir" résumerait bien le credo de la Divna, pour qui "la vie terrestre" n'est pas "la mieux appropriée" aux "besoins psychologiques et spirituels" de l'espèce humaine, voir page 214) ;
– sur Terre, aussi polluée soit-elle ;
– sous Terre.
A travers la triple expérience de "déchrysalidation" (page 85), plus matérielle que mystique, que vont éprouver, plus ou moins fortement, ces trois personnages en entrant dans la Zone, Pierre Cendors affiche clairement sa préférence pour la deuxième option : comme dans le Sturm und Drang allemand, ou dans la pensée d'Elisée Reclus (auteur d'ailleurs mentionné en quatrième de couverture de L'Enigmaire), l'homme ou la femme ne peut pleinement se réaliser que "dans ces moments de disponibilité où l'ordre social donné ne s'interpose plus entre l'individu et sa conscience de la vie et du monde", pour reprendre l'heureuse formule du Recours aux Forêts.
Du reste, L'Enigmaire cite explicitement (page 57) le terme allemand "Waldgänger" (qui signifie littéralement "celui qui a recours aux forêts" pour se ressourcer, justement) : ce terme, mis en avant d'abord par Ernst Jünger, aurait tout aussi bien pu être utilisé par Henry Thoreau que par Gary Snyder (l'autre nom mentionné en quatrième de couverture de L'Enigmaire, à juste titre là encore vu les liens indubitables qu'entretient Pierre Cendors avec l'écriture sauvage).
Cette même référence se rencontrait déjà (très fugitivement) dans Les Furtifs d'Alain Damasio, mais là où ce dernier mettait plutôt l'accent sur le collectif, et ne soulignait pas le paradoxe qu'il y a à retrouver de l'immanence dans la transcendance (les Furtifs ne sont ni plus moins que des anges, tout comme le vif dans La Horde du contrevent était l'âme), Pierre Cendors insiste sur l'expérience individuelle avec un "genius loci" (page 47 ou 58), et il semble plus conscient des dérives métaphysiques auquel une conception spinoziste de la Nature comme Dieu peut donner : Adna Szor se "méfie de tout ce qui groupaille ensemble" (page 120), et elle prend, comme "Sylvia Pan", les propos New Age de Nausikaa Khan avec des pincettes.
Comme l'a souligné Hugues de la librairie Charybde, à cette réflexion (salutaire à l'heure de la sixième extinction de masse) sur l'interdépendance entre l'espèce humaine et son milieu naturel vient se rajouter "l'interrogation fondamentale de Theodor W. Adorno sur la possibilité de la poésie (et de l'art) après Auschwitz (ici, en l'espèce, après Ravensbrück)".
Le tout est exprimé dans une langue aussi remarquable que celle de Minuit en mon silence, en raison de ces "mots mutants" déjà évoqués, mais aussi de ses nombreux jeux de sonorités, qui aident d'autant à se représenter les expériences évoquées : "le limon, soulevé en vagues par mes mouvements, s'animait autour de mes membres dans un enveloppement doux et lent, comme un essaim poissonneux de particules" (page 74, avec un travail sur les consonnes liquides, L, et les bilabiales, P, B, M).
Comme le dit si bien Viduité : "à lire avant qu'il ne soit trop tard".
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