vendredi 18 février 2022

Gare au Gorey

Amphigorey & Une anthologie d'Edward Gorey


Le meilleur moyen de (re)découvrir Edward Gorey, dont les personnages filiformes et les histoires bizarres ont, notamment, traumatisé un certain Tim Burton (voir La Triste fin du petit enfant huître ou Vincent, mais aussi Edward aux mains d'argent) est sans doute de se plonger dans des anthologies de ses oeuvres (quoique des albums isolés comme L'Invité douteux, traduction de The Doubtful Guest, fassent aussi bien l'affaire).


Les lecteurs et lectrices francophones n'ont guère qu'Une anthologie à se mettre sous les yeux, mais elle regroupe cinq textes parfaitement emblématiques de l'oeuvre (géniale) d'Edward Gorey, trois extraits d'Amphigorey (voir paragraphe suivant), à savoir L'Enfant guigne (The Hapless Child) et deux des "oeuvres au vinaigre" (Vinegar Works), Les Enfants fichus (The Gashlycrumbs Tinies) et L'Aile Ouest (The West Wing), complétés par deux textes ultérieurs, Total Zoo (the Utter Zoo) et Le Couple détestable (The Loathsome Couple).


Les lecteurs et lectrices anglophones ont plus de choix, mais Amphigorey me semble le passage obligé, et pas seulement parce que c'est un des livres préférés de Stephen King : les quinze textes qu'il contient (dont les déjà cités The Doubtful Guest, The Hapless Child, The Gaslycrumbs Tinies, The West Wing, mais aussi un des titres qu'Edward Gorey préférait dans son oeuvre, The Object-Lesson) sont parfaitement révélateurs de l'étendue du talent d'Edward Gorey, aussi bien sur le plan verbal (voir paragraphe suivant) que graphique (son habituel style de graveur en noir et blanc s'éclaircissant parfois, comme dans The Curious Sofa, ou se simplifiant et se colorant dans des textes comme Bug Book ou The Wuggly Ump).


A première vue, quand ils ne sont pas absents comme dans L'Aile Ouest / The West Wing (qui entrera pourtant dans ma classification, nous le verrons), les textes d'Edward Grey revêtent différentes formes, de la prose narrative pure et simple au chapelet de poèmes :

– la comptine faussement enfantine pour The Wuggly Ump, mais aussi The Gashlycrumb Tinies / Les Enfants fichus ;

– le recueil de limericks, ces poèmes impertinents de cinq vers si prisés par Lewis Caroll (autre virtuose du nonsense) ou Edward Lear (que Gorey a d'ailleurs illustré), pour The Listing Attic, dont voici un extrait pour le plaisir(en français dans le texte) :

Un moine au milieu de la messe

S'éleva et cria en détresse

'La vie religieuse,

C'est sale et affreuse'

Et se poignarda dans les fesses.

– l'abécédaire, souvent rimé, et parfois composé de mots inventés, pour The Fatal Lozenge, The Gashlycrumb Tinies / Les Enfants fichus, Total Zoo ;

– le pastiche, pour The Doubtful Guest (disponible en français sous le titre l'Invité douteux), qui parodie Le Corbeau d'Edgar Allan Poe, pour The Hapless Child / L'Enfant guigne, version sombre de La Petite princesse de Frances Hodgson Burnett, mais aussi pour The Curious Sofa, qui démarque les codes du "récit pornographique" soft, ou The Unstrung Harp, qui décrit les affres d'un écrivain ;

– le récit de voyage (souvent fort peu épique) pour The Willowdale Handcar, mais aussi, d'une certaine manière, The West Wing / L'Aile ouest, qui cantonne la déambulation à l'intérieur d'un manoir (ce genre culminera plus tard avec The Epipleptic Bicycle, album jadis traduit sous le titre La Bicyclette épileptique par le Promeneur, le premier éditeur à avoir tenté de publier Edward Gorey de façon continue en France, avant le Tripode) ;

– le fantastique, traité sur le mode ironique: l'apparition d'un phénomène étranger à la raison ne semble pas beaucoup perturber le milieu bourgeois où il se produit, précisément parce que ses membres peinent à l'appréhender comme anomalie, pour The Doubtful Guest (alias L'Invité douteux, encore lui), The Insect God, The Sinking Spell, trois textes versifiés (et géniaux), notons-le.


Derrière cette apparente diversité se cache une unité, dont la manifestation la plus visible, outre le ton ironique, est sans doute cette succession ininterrompue de cadavres enfantins, qui court d'un bout à l'autre de l'oeuvre d'Edward Gorey : The Listing Attic, The Hapless Child / L'Enfant guigne, The Gashlycrumb Tinies / Les Enfants fichus, The Insect God, The Wuggly Ump, Le Couple détestable.


Ce dernier titre semble précisément avoir été conçu pour répondre aux accusations de cruauté gratuite qui n'ont pas manqué de pleuvoir sur Edward Gorey : s'inspirant d'un fait divers, l'auteur remet les pendules à l'heure, et quoique sa narration reste toujours dépassionnée, il nous laisse parfaitement entrevoir en quel mépris il tient les tueurs d'enfants et, plus généralement, tous ceux qui font bon marché de la vie de leur progéniture.


Cela s'entrevoyait déjà dans The Insect God, la troisième des Vinegar Works : certes, les Frastley, effrayés, se résignent à contacter la police, mais tout de même (je traduis) "ils sentent que ce n'est pas distingué de mentionner la perte de leur fille" ; de même, dans The Hapless Child / L'Enfant guigne, un père se montre incapable de reconnaître sa propre fille (notons aussi que dans Le Rapetissement de Treehorn / The Shrinking of Treehorn, un texte de Florence Parry Heide qu'Edward Gorey a illustré, personne ne prend au sérieux Treehorn quand il rapetisse).


Cette sous-évaluation des liens de parenté, ou plus généralement cet affaiblissement de la bienveillance que les adultes devraient avoir envers les enfants, c'est, comme je l'ai exposé à propos de CourtneyCrumrin, une forme d'hubris, contre laquelle Edward Gorey nous met en garde ; et d'une certaine manière, le propos d'Edward Gorey est bien le même que celui de Ted Naifeh : dénoncer la vacuité des conventions sociales, et les faire voler en éclats au profit d'une certaine forme d'imagination (magique chez Ted Naifeh, absurde chez Edward Gorey, voir The Object-Lesson).


Plus qu'un moraliste ou un maître de l'humour noir (titres que lui décerne, non sans raison, l'introduction à Une anthologie), je verrais donc pour ma part dans Edward Gorey un iconoclaste, pour ne pas dire un esprit libre ; mais quel que soit les vertus qu'on lui prête, son oeuvre mérite incontestablement d'être (re) découverte.


Un dernier limerick en français, pour la route ?

Ce livre est dédié à Chagrin,

Qui fit un petit mannequin :

Sans bras et tout noir,

Il était affreux à voir ;

En effet, absolument la fin.



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