samedi 26 février 2022

Clockwork orange

CE de José Roosevelt


"Pour quelle raison une oeuvre qu'on n'hésiterait pas à classer comme aussi originale qu'intelligente reste-t-elle aussi confidentielle ?" s'interroge (page 346 de CE) Alice à propos des bandes dessinées d'Ian – mais la question vaut aussi, bien sûr, pour celles de José Roosevelt, et particulièrement pour ce monument qu'est CE (788 pages répartis sur trois gros volumes, avec une numérotation continue d'un volume à l'autre).


Parce qu'elle est difficile à chroniquer, serait tenté de répondre le malheureux blogueur qui se hasarde à en rendre compte ; mais aussi, sans doute, parce qu'elle est d'une richesse telle que toute recension est, fatalement, une réduction (par exemple, ici, je n'évoquerai pas le dessin époustouflant de José Roosevelt, je me contenterai de renvoyer à l'admirable description qu'en fait Olivier Roche dans En attendant Nadeau).


Puisqu'il faut bien courir ce risque, j'essaierai d'examiner sommairement les grandes lignes de force qui structurent CE : ce sont, à première vue, des oppositions binaires, mais il convient de les interpréter comme incluses dans un même continuum plutôt que comme vraiment séparées – comme des pôles plus que des catégories tranchées.


En effet, quoique CE comprenne son lot d'affrontements (y compris un spectaculaire duel magique entre Johan et Gian dans le chapitre 8), José Roosevelt, comme le cinéaste Raoul Ruiz, ne croit visiblement pas en la théorie du conflit central comme seul moteur d'une oeuvre narrative (science-fictive ou non).


C'est que, comme Raoul Ruiz, comme Philip K. Dick, comme David Lynch, comme Satoshi Kon, comme l'Alain Robbe-Grillet de La Maison de rendez-vous et de Projet pour une révolution à New York ou comme le Nick Harkaway de Gnomon, José Roosevelt travaille sur "les niveaux de réalité" (pour reprendre l'expression que Pierre-Alexandre Nicaise emploie à propos de Raoul Ruiz) et leur brouillage plutôt que leur opposition.


CE commence ainsi par une séquence réellement expérimentée par l'auteur lui-même (et par quelques rêveurs chanceux, dont moi) : une première scène se révèle être un rêve quand elle est suivie par une scène de réveil, mais cette dernière se révèle tout aussi onirique quand elle est suivie d'une deuxième scène de réveil (dans un monde futuriste)...


Très vite, nous comprenons que le rêve dans le rêve est un vrai rêve, alors que le rêve tout court reprend en fait les vrais souvenirs du personnage éponyme de CE : à la distinction rêve / réalité s'ajoute ainsi la distinction réalité remémorée / réalité vécue, qui va structurer les six premiers chapitres de CE (1, 3, 5 pour le présent, et 2, 4, 6 pour le passé, pour simplifier), mais aussi, bien sûr, courir jusqu'au bout de l'oeuvre (voir par exemple le thème des "transferts de configuration cérébrale", page 658).


A cette séparation mentale et temporelle, disons, se superpose une séparation spatiale et sociale, héritée de celle qui voyait, dans le Time Machine de Wells (mais aussi dans le diptyque chinois de Catherine Dufour, Le Goût de l'immortalité et Outrage et rébellion), les classes inférieures (les Morlocks de Wells, devenus chez José Roosevelt des Mutants, "conséquences des radiations chimiques et nucléaires dues aux nombreux conflits armés encore récents", page 546), confinées dans les sous-sols, et les classes supérieures (les Elois de Wells, devenus chez José Roosevelt des Immortels, ou quasi-tels), régnant dans les hauteurs.


Comme "tout livre important commence par le récit d'une pénétration" (page 115), le premier chapitre de CE voit le personnage éponyme pénétrer, via le même genre de petite porte que l'Alice de Lewis Carroll utilise pour entrer dans le terrier du lapin, dans le Royaume des Mutants, guidé par un personnage, Johan, qui se révélera, au chapitre 12 (et dernier, le chapitre 6 1/2 étant à part), comme un avatar du lapin blanc.


(Au passage, notez que ce qu'Olivier Roche appelle, dans En attendant Nadeau, "un érotisme joyeux et discret" n'atteint jamais, heureusement, la pesanteur de certains scénarios de Jodorowsky ; notez aussi que comme le Dexter Palmer de Mary Toft, José Roosevelt sait que les termes "coney" / "conin" / "conejo" désignent tout à la fois le lapin, son terrier et le sexe féminin.)


Avec eux, nous pénétrons dans ce monde si éloigné du nôtre, et nous commençons, peu à peu, à nous faire à cette alternance passé / présent qui structure les six premiers chapitres de CE ; en fait, plus qu'un espace physique, nous explorons un espace mental, le passé du personnage éponyme et celui de sa dulcinée (je reviendrai plus tard sur le dramatis personae).


Au bout de six chapitres à ce rythme, nous sommes, en quelque sorte, prêts à passer au niveau supérieur, à intégrer une nouvelle ligne de force à l'ensemble, et José Roosevelt ne se prive pas de nous faire alors  basculer en plein "siècle 21", le nôtre donc, quitte à nous faire perdre un peu de notre assurance...


Ainsi, la première explication de ce basculement (les six premiers chapitres sont un jeu vidéo créé par un de nos contemporains, Ian Agrippa) cède peu à peu la place à une autre (ce nouvel univers est un jeu vidéo, le "paradis perdu", créé par un des personnages des six premiers chapitres, Johan, un peu sur le modèle de la maison du soldat T-333).


Notez que cette apparente rupture est annoncée par un mystérieux dessin (page 209), qui voit six portions de cercle séparées de six autres par une treizième portion qui tente de "se faufiler" (page 212) entre eux (cette portion correspond au fameux chapitre 6 1/2 final, qui en sus de prolonger les chapitres 5 et 6 constitue un acrostiche en bande dessinée, un tour de force que ne renierait pas l'Oubapo).


Cette structure en 2x6=12 chapitres (plus 1) rappelle bien évidemment L'Horloge du même Roosevelt, mais aussi Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, dont CE démarque plus ou moins le déroulé (le premier chapitre a vu une entrée dans un terrier, le douzième verra une manière de déposition, faite par Alice pour réinventer l'histoire que nous venons de lire) et les personnages, j'y reviendrai.


La façon dont le chapitre surnuméraire (le 6 1/2 donc) sépare les chapitres 1 à 6, majoritairement situés dans le futur, des chapitres 7 à 12, majoritairement situés dans le "siècle 21" mime aussi la manière dont les deux univers sont chronologiquement séparés par une "Grande Guerre Informatique" ; c'est aussi, en dernier ressort, l'image même du cerveau de Ian, "une clockwork orange qui crée des labyrinthes et des énigmes" (page 728).


Cette structure bipartite débouche de fait sur une comparaison entre deux civilisations, l'une virtuelle, l'autre (encore) "littéraire" (la nôtre, page 416), José Roosevelt ne manquant pas de tendre un miroir à "une époque dominée par la schizophrénie inhérente aux sociétés en mutation, menacée d'auto-destruction par l'excès et le gaspillage" (page 436), mais tout de même capable (pour combien de temps ?) de créativité – peut-être mérite-t-elle, finalement, son appellation de "paradis perdu" ?


Jusqu'à présent, j'ai l'air d'insister sur la cérébralité ludique de CE plus que sur son humour (page 633 : "Je m'oppose à consommer toute drogue qui peut nuire à l'exercice de ma lucidité. Cela comprend aussi la télévision et le rock métal, bien entendu.") ou son potentiel émotif ; mais ce qui fait la force de l'oeuvre, c'est aussi, clairement, ses quatre personnages principaux, qui ne sont pas que des guides sûrs dans les dédales de CE, mais aussi des êtres mus par leurs passions, et au passé souvent douloureux (d'innombrables flash-backs nous permettent de reconstituer peu à peu leur histoire) :

– Johan / Merlin / Ian Agrippa / Ian Parpagi / N. L. Rime / Champ-de-Roses, déjà présent dans L'Horloge, qui se retrouve ici dans un rôle de démiurge dépassé par sa création (et sa passion à sens unique pour Victoria) ;

– Victoria / la reine Diabloc / S-29 / Eve / Isabelle Dolbiac / Blanche, elle aussi présente dans L'Horloge, ici pourvue d'un passé de souffrances et en quête du paradis perdu qu'est l'homme de sa vie ;

– C 434571 / CE / T-333 / Carl / Adam / Célestin Eldorado / Elric Corelli, le personnage éponyme, lui aussi hanté par un passé trouble et lui aussi en quête de sa moitié ;

– Alyss / Alice Mannorwitch / Alice Corelli / Ruisseau-Vivant, personnage espiègle et intelligent qui débrouillera la plupart des fils de l'intrigue (et que José Roosevelt considère comme un de ses plus beaux personnages).


On le devine à travers cette rapide présentation des personnages, José Roosevelt convoque, en plus de toutes les lignes de force déjà évoquées, deux archétypes féminins fort différents, celui d'Eve, chassée hors du jardin d'Eden, du "paradis perdu" (dont elle conserve la nostalgie), et celui d'Alice, qui y entre au contraire : comme l'explique Alice page 343, "Le nom d'Eve est lié à la source de la vie, au début de l'histoire. Alice est le produit d'une civilisation vieillissante."


Paradoxalement (ou pas), pour vivre finalement leur amour, qui avec Adam, qui avec Ian, Eve et Alice choisiront les mondes avec lesquels elles ont, au bout du compte, le moins d'affinité (mais qui confirment leur destin archétypique) : le futur pour l'une, le "siècle 21" (alias le "paradis perdu") pour l'autre – mais l'important, plus que la destination finale, n'est-il pas le voyage ?


Ceci vaut également pour le lecteur ou la lectrice qui prend place à bord des 788 pages de CE, véritable vaisseau-amiral conçu pour voguer sur la mer en furie qu'est notre époque numérique – car comme le proclame Eve page 755, dans le chapitre 6 1/2 : "Nous sommes à l'intérieur d'un livre. Son auteur l'a écrit pour se donner du courage. Il l'a écrit, refusant la fuite. Refusant de tourner la tête."



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