samedi 26 février 2022

Cybération

2020 : L'Année où le cyberpunk a percé de Mathias Richard


Je l'écrivais à propos de Koma Kapital d'Anne-Claire Hello (avec qui l'ouvrage de Mathias Richard, lu en service de presse, n'est pas sans rapports, nous le verrons), mais aussi à propos des Variations Volodine : le redevenir-discours de la littérature la rapproche de la performance sonore (Mathias Richard interprète d'ailleurs dès qu'il le peut des extraits augmentés de son texte, par exemple ici).


Ce même redevenir-discours conduit aussi les écrivains à privilégier certaines formes non canoniques – ici, le journal de bord, mélange de tranches de vie et de réflexions de portée plus générale, un peu à la manière du Blessé grave de Pascal Bonafoux, mais aussi des envolées lyriques de Léo Ferré ("prépare chaque mutant comme on prépare un explosif", page 41, ou "instiller l'obéissance, six étapes", page 50).


Alors, pourquoi 2020, année du Covid-19, serait-elle aussi l'année du cyberpunk ?


Une première réponse, de surface, c'est (page 10) cette sensation d'avoir basculé dans un monde à la Private Eye (le génial comics de Brian K. Vaughan et Marcos Martin) : "tout le monde porte des masques maison ! (De toutes tailles, couleurs, matières, motifs). Des masques de protection respiratoire, et des lunettes noires réfléchissantes. Impression d'être en pleine soirée électrogothique."


Une deuxième réponse, plus profonde, c'est (page 15) que "chaque crise est l'occasion d'une accélération des formes les moins humanistes de la vie en commun", et qu'ainsi, par la grâce du principe de précaution, nous nous retrouvons enfermés dans des manières de caissons, reliés seulement les uns aux autres par notre présence au sein d'une même réalité virtuelle – oui, nous vivons Matrix, c'est une des idées sous-jacentes à ce petit livre (page 7, "la réalité ressemble à une mauvaise simulation").


Plus précisément (page 18), "nous allons vers un monde de cellules sans contact marketées, chacune profilée et ciblée commercialement de propositions de service à distance" ; cette isolation se double à la fois d'une production de bruit ("la prison de la musique" de la page 24) et d'un envahissement par un même flux dématérialisé vomi par les écrans (page 7) : "vous êtes juste un espace de consommation avec un ventre et des yeux. (Des tubes de dentifrice mais avec de la merde dedans.)"


Anne-Claire Hello faisait le même constat désabusé dans Koma Kapital : la perméabilité du moi au monde, loin d'être aussi positive que dans le carnaval bakhtinien ou le bouddhisme zen, n'est que l'instrument d'une déshumanisation, d'un évidement des personnalités (page 20, "ce vide, cette envie, cette envide"), d'une "cybération" (page 63).


Une fois cette prise de conscience enclenchée, les êtres humains peuvent-ils vraiment "échapper à leur destin de réplicant et à l'uniformisation de la masse", comme le rêvait Mathias Richard lui-même dans son Manifeste mutantiste ?


Pour le mutantiste qu'est Mathias Richard, une pareille émancipation passe par le fait de considérer "son esprit comme terrain de hacking et de remodelage (un body art mental)", et cela passe notamment, dans 2020 : L'Année où le cyberpunk a percé, par deux armes bien précises, l'humour et la poésie (dont les quelques citations que j'ai faites jusqu'à présent ont déjà pu donner un bon aperçu).


Comme l'écrit Patrick Cintas dans RAL-M, Mathias Richard "a le don de l'aphorisme, celui de la trouvaille poétique", et il ne se prive pas de l'exercer pour renforcer notre distance critique vis-à-vis du monde qui nous entoure : "qui n'a jamais eu sa bouteille à pisse ?" (page 30) ; "maintenant les bébés naissent avec des masques" (page 45) ; "des hordes de 4x4 chassent du PQ" (page 49).


Toutefois, si le savant dosage entre réflexions, saillies humoristiques et récits désespérés qui constitue 2020 : L'Année où le cyberpunk a percé fonctionne aussi bien, c'est sans doute en raison de son travail poétique sur la langue, et sa façon, héritée de William Burroughs, de déconstruire les associations d'idée convenues qui fondent notre société (voir aussi, dans un autre genre, le premier roman de Quentin Margne) – quoi de mieux qu'un virus, le langage, pour en combattre un autre, le Covid-19 (et l'aliénation qu'il véhicule) ?


Mathias Richard annonce la couleur dès la page 3 : "je fais apparaître un mot à l'intérieur d'un autre", via cette figure de style qu'est la paronomase, ceci afin de "chercher l'hors-des-mots" (page 22) – tout comme un certain André Breton, l'auteur de L'Amour fou, a passé sa vie à chercher l'or du temps.


Ce jeu de rapprochement de, par exemple, "écran" et "crâne", "soleil" et "sommeil" ou "danse" et "chance" peut aussi bien servir à souligner une réflexion (page 7, "Les écrans sont l'héroïne des années 2020. Toutes les pensées que nous avons... pour rien. Détraqués par trop de sauts d'un crâne à un autre.") qu'à exprimer une certaine lassitude existentielle (page 14, "Je veux dormir jusqu'à ce que le soleil n'en puisse plus. Je veux dormir jusqu'à ce que le sommeil s'emmerde.") ou à formuler un conseil de vie (page 65, "Chaque opportunité de danse est une chance").


Finalement, c'est ce type de mutations langagières qui fera retrouver à l'auteur une forme plus saine de rapport au monde, fait d'une ouverture non aliénante cette fois-ci (page 47) : "Ce n'est pas 'moi' qui exprime ces mots, c'est l'humanité. Ce sont les ondes... Le sol, le ciel. C'est le me-onde. / C'est le me-onde. qui produit cet écrit."


La description que je fais ici de 2020 : L'Année où le cyberpunk a percé peut donner l'impression d'un parcours linéaire, mais en réalité, il n'en est rien, bien sûr, tant Mathias Richard, au cours de cette année-charnière (mais aussi de celles qui l'ont précédée, lors du flash-back final) a été ballotté d'un état d'esprit à un autre – il nous ballotte d'ailleurs de même, ce qui fait partie du charme de l'ouvrage.


"Tant de livres sont juste un remplissage pour qu'un-e auteur-e puisse mettre son nom sur la couverture et en tirer un profit économico-social, indépendamment de tout contenu" (page 21) : ce n'est clairement pas le cas de cet ouvrage de Mathias Richard, "déjà un incontournable de l'écriture expérimentale actuelle" (dixit Jean-Paul Gavard-Perret dans le Littéraire).



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