Les Chefs d'oeuvre 2 de Junji Ito
Après notamment la réédition de Tomie, sa série-phare, Mangetsu poursuit la (re)mise à disposition de l'oeuvre ébouriffante de Junji Ito (sous d'impeccables volumes cartonnés) avec ses recueils d'histoires courtes (genre où le mangaka excelle), et notamment le volume 2 de la série des Chefs d'oeuvre (lu en service de presse).
Même quand il part d'un concept formulable en mots ("les sépultures s'érigent à l'endroit où l'on rend son dernier soupir", page 69), Junji Ito, et c'est là sa force, finit toujours par l'incarner dans une image-choc, souvent en demi-page ou en pleine page (par exemple, 10, 70, 102, 116, 123, 124, 130, 131, 193, 211, 231, 238, 285, 286, 322, 338, 339, 340, 379, 380) – une image difficile à décrire, "le langage s'arrêtant là où mes frissons commencent" (dixit Maghla dans la préface, page 3).
Ce surgissement de l'indicible ne frapperait pas autant s'il n'était pas, bien sûr, préparé par le déroulement implacable de la narration, qui se déploie, telle une fleur vénéneuse, suivant une logique monstrueuse mais réelle – l'art de Junji Ito n'étant jamais gratuit, d'où sa force intrinsèque.
De fait, le mangaka respecte les grandes lois du fantastique telles que les a dégagées Joël Malrieu dans son petit (mais brillant) livre sur le sujet (page 104) : "quel que soit son cheminement personnel et son degré de prise de conscience, le personnage se voit renvoyer par le phénomène sa propre image", tel un miroir reflétant l'intérieur (sinistre) de son âme (ce n'est pas un hasard si Morolian note dans sa préface, page 385, que ce volume 2 des Chefs d'oeuvre présente bon nombre "de héros et héroïnes explicitement méchants").
Ainsi :
– Tôru Ochikiri, complexé par sa petite taille, est confronté à des manières de girafes humaines ("Les Cous hallucinés") ;
– Kaoru et Tsuyoshi, qui se sont contentés de jeter dans leur coffre la passante qu'ils ont écrasée, se retrouvent dans une ville où des tombes poussent de partout ("La Ville funéraire") ;
– Reina et Mari, à qui leur mère, lady Macbeth des temps modernes, a insufflé son obsession de la propreté, vont se retrouver confrontées à la crasse remontant des égoûts, en mode Psychose ou Carrie ("Tuyaux hurlants") ;
– l'indécise Mayumi va voir ses incessantes prises de décision s'incarner en Mitsu Uchida ("La Chuchoteuse") ;
– la phobie des limaces de Yûko la pipelette va la réduire au silence en s'appropriant littéralement son corps ("La Femme-limace") ;
– l'obsession de la beauté de madame Kawabe, héritée de son défunt mari, la pousse à défigurer son fils Chikara ("Horreur charnelle", titre qui conviendrait à beaucoup d'histoires de Juni Itô)
On le voit à travers cette brève présentation des histoires emblématiques de ce recueil, le recours de Junji Ito aux ressorts fondamentaux du fantastique l'amène tout naturellement à retrouver certaines de ses thèmes vitaux, comme la métamorphose ("Les Cous hallucinés", "La Sadique", "La Ville funéraire", "La Femme-limace", "Horreur charnelle") ou les légendes urbaines (le glue man dans "Horreur charnelle", la femme à la bouche fendue dans "Les Rumeurs"), ou de ses figures tutélaires, comme le revenant vindicatif ("Les Cous hallucinés", "La Ville funéraire", "Tuyaux hurlants", "La Chuchoteuse") ou le savant fou ("Horreur charnelle", mais aussi "La Femme-limace", pour les expérimentations des parents sur leur progéniture).
Junji Ito convoque également ses propres archétypes (Fuchi dans "Les Rumeurs", Soïchi dans "Les Rumeurs" et "Soïchi le possédé", Tomie dans "Soïchi le possédé") pour des crossovers, mais aussi ses propres obsessions, et notamment (comme le note fort justement Morolian dans sa postface, page 392) "la peur des belles femmes, voire de la beauté tout court et du pouvoir qu'elle permet d'exercer sur autrui" – la peur aussi de ce qui peut se dissimuler sous une apparence aussi parfaite ("La Sadique", "Tuyaux hurlants", "Horreur charnelle", "Les Rumeurs").
L'effroi n'est pourtant pas le seul sentiment que Junji Ito sait instiller chez son lecteur ou sa lectrice, loin de là : peut-être parce que que ce volume présente (dixit Morolian page 384) "une facette plus psychologique et discrète de l'auteur", une mélancolie (digne du fantastique intimiste à la Mélanie Fazi) flotte souvent dans ces histoires, le plus souvent autour d'un personnage secondaire (le jeune Naoya persécuté dans "La Sadique", le Numei repoussé dans "Tuyaux hurlants", la dévouée Mitsu Uchida de "La Chuchoteuse", "La Femme-limace", le Chikara maltraité de "Horreur charnelle", la Riko apeurée de "Doux adieux", sans doute le texte le plus poignant du volume).
C'est que, comme tout créateur fantastique qui se respecte, Junji Ito a, comme le prouve d'ailleurs son personnage fétiche de Soïchi, une véritable tendresse pour les marginaux, ceux que la société écarte en raison de leur apparence ou de leurs préoccupations "monstrueuses" ; ces personnages se conduiront souvent, d'ailleurs, de manière bien moins immorale que d'autres qui brillent pourtant par leur beauté – Junji Ito n'étant pas adepte du kalos kagathos.
Tous ces thèmes sont présentés dans un écrin à même de les mettre en valeur : le découpage aéré et le dessin en apparence lisse et classique de Junji Ito, qui permettent à l'horreur d'avoir plus d'impact à son surgissement – et qui soulignent aussi d'autant le questionnement sur les apparences (et les normes sociales) qui est au coeur de la plupart des récits.
On le voit, le titre de Chefs d'oeuvre est loin d'être usurpé pour ce volume d'histoires horrifiques...
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