mercredi 23 mars 2022

HusH, HusH, sweet Sauda

TysT de luvan


L'éditeur comme la postfacière présentent TysT, le nouveau texte de luvan, en cours de financement participatif, comme un roman de fantasy, mais ceux qui ont eu, comme moi, la chance de le découvrir en avant-première savent que ce récit brillant est bien plus que cela – ne serait-ce qu'en raison des motifs purement science-fictifs qu'il convoque (j'y reviendrai, mais mentionnons d'ores et déjà la "singularité gravitationnelle" de la page 198).


Dans sa postface à l'un des recueils de nouvelles de l'autrice, Cru, Léo Henry (dont le roman Thecel est l'une des innombrables sources d'inspiration de TysT) soulignait combien l'art de luvan, ce "sautillement narratif" d'un point à un autre, comme il le disait (page 182 du recueil), avait à voir avec la maîtrise de l'ellipse, les textes de l'autrice se révélant, au final, plus étendus que leur taille apparente ne le laissait supposer.


C'est tout aussi vrai de TysT, dont les pousses émergentes cachent un riche mycélium : à l'image des histoires contées en pays vif, cet envers du pays dormant (peu ou prou le nôtre), le roman "ne vise pas tant à raconter qu'à faire imaginer l'avant, l'après, le pendant, et le sans, l'alternative, ce qui se passerait sinon" (page 36), sans jamais renoncer un seul instant à la clarté narrative propre au conte merveilleux – ainsi, même si luvan n'explicite jamais dans un lexique final les termes en gras dans son texte, nous comprenons très vite ce qu'ils désignent.


Concrètement, qu'y a-t-il en arrière-plan du récit de luvan ? Un monde futuriste, tel que pourrait devenir le nôtre après une "troisième guerre mondiale" (page 51) marquée par "l'occupation anglaise" (page 95) et l'usage d'une arme (visiblement analogue au nucléaire), "la matière verte" (page 75) ; un monde où "les gouvernements patriarcaux" (page 44) ont cédé la place à une "junte variable" (page 44), qui a instauré "la fermeture des frontières" (page 11) ; un monde où est apparu une nouvelle religion, en l'honneur des "Matrones" (page 15, clin d'oeil à Monique Wittig ?).


Dans TysT, la stabilité de ce monde réel, le pays dormant, n'est garantie que par les histoires qui se déroulent dans le monde imaginaire, le pays vif, composé d'un bas lieu et d'un haut lieu : en effet, "les quêtes du pays vif sont le mycélium du pays dormant" (page 17), et une même menace (la mort, symbolisée par l'hiver, pour le dire vite) pourra prendre trois formes différentes, "la malebrume, le geist majeur et la matière verte" (page 78), selon qu'elle se déploie en haut lieu, en bas lieu ou en pays dormant (NB : en allemand, un "geist" est un esprit ou un fantôme, mais chez luvan cette entité est plus collective qu'individuelle).


C'est donc sur ces trois niveaux de réalité que devra opérer la narratrice de TysT (la musicienne Sauda Le Du, éveillée après la parution de ses albums HusH et TysT, que nous pouvons nous imaginer, d'après la "playlyst" de la page 217, comme un mélange de Rokia Traore et Loreena McKennitt) afin d'éviter l'anéantissement du monde – on retrouve la typique quête de fantasy, compliquée d'un jeu très science-fictif sur les strates de réalité et d'une réflexion sur le pouvoir des histoires (un peu comme dans Ce de José Roosevelt ou comme dans Gnomon de Nick Harkaway).


Certes, la malebrume évoquée plus haut (métaphore évidente de l'hiver nucléaire) fait irrésistiblement penser à une histoire de fantasy comme L'Histoire sans fin de Michael Ende (dont l'adaptation filmique a omis la deuxième partie, et sa critique des vertiges du pouvoir) ; mais comment ne pas également songer, par exemple, à un film de science-fiction onirique comme Inception (de Christopher Nolan) quand Sauda évoque, page 17, ce "sog très puissant" qui lui a permis de revenir, comme la voiture d'Inception, à notre niveau de la réalité ?


Le fait que (du moins au début) lors de son passage en pays vif Sauda existe simultanément dans les deux mondes rapproche d'ailleurs son aventure d'un rêve lucide ; cela permet aussi de donner une couleur neuve au motif usé du portail entre deux mondes – et c'est emblématique de l'art de luvan dans TysT, qui consiste précisément à colorier de façon surprenante un dessin bien connu, par exemple en instillant du réel ou de la science-fiction dans la fantasy (la science friction de Catherine Dufour n'est pas loin).


Ce mélange, toujours homogène, à la manière de l'Andreas de Rork (auquel la "créature marine – éveillée ? vive ? – dotée du pouvoir de faire traverser autrui" fait peut-être allusion, page 147) se double d'un jeu sur nos attentes narratives qui achève définitivement de faire déborder TysT de la case fantasy, telle une vague déferlant à travers les écluses d'Ys.


Ainsi, les intrigues parallèles à celles de Sauda Le Du n'existeront que par le récit (toujours fragmentaire) que ses compagnes lui en feront ; l'intrigue centrale se compliquera (page 135) d'une "quête dans la quête", qui se révélera bien sûr liée à la quête principale ; l'intrigue semblera même parfois revenir au début, quand le troisième chapitre réécrira le premier ; enfin, à la manière du scénario composée par Neil Gaiman pour Black Orchid, le dénouement ne sera pas une grande bataille à la Tolkien, tout simplement parce qu'en pays vif, "on ne se bat pas. La guerre a toujours été l'apanage du pays dormant, que seule la politesse nous retient d'appeler 'le pays de la mort'" (page 196).


Tout ceci permet à TysT, sans manichéisme aucun, de réfléchir à merveille, tel un miroir, la pulsion suicidaire qui structure notre société moderne (et l'espoir qui la combat), tout en nous enchantant par un style riche en jeux de sonorités : "derrière elle, vipère sans peau, baleine sans bouche, un geist majeur furieux et ventripotent dévore le paysage, le broute, le bouffe comme un lombric démesuré" (page 128, avec notamment des allitérations en consonnes bilabiales, P, B, M).


Là encore, les sept strates de Tyst, une fois parcourues, se comportent avec nous comme les histoires du pays vif (et pas seulement parce qu'elles se prolongent en un jeu d'écriture conçu par Melville ou en divers artefacts, offerts en contrepartie du financement participatif) : nous résonnons, longtemps encore, "de l'interminable vibration qu'elles laissent traîner derrière, comme un cri dans une caverne" (page 37).


Nous sommes la table d'harmonie ; luvan est la musicienne – et le silence qui se fait après elle est encore du luvan.



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