jeudi 10 mars 2022

Con alma y huevos

Le Tango des ombres de Jean-François Seignol


Un weirdaholique comme moi ne peut que regarder avec sympathie un "tangoolique" (page 99 ou 236) comme Jean-François Seignol, surtout quand sa passion s'unit avec celle des littératures de l'imaginaire pour engendrer Le Tango des ombres (recueil lu en service de presse).


Plus précisément, comme le pressent Catherine Dufour dans sa préface à l'ouvrage, Jean-François Seignol utilise la même technique qu'elle dans son diptyque chinois : importer dans un cadre aseptisé (celui de notre monde moderne, ou de ses évolutions futures) un élément qui va y détoner aussi bien par sa vitalité que par son anachronisme.


Dans Le Goût de l'immortalité comme dans Outrage et rébellion, cette "science-friction" confrontait les archétypes (fantastiques) du vampire et de la sorcière ou les mythes de la musique punk au monde bétonné d'après la sixième extinction de masse ; dans les cinq textes qui composent Le Tango des ombres, la tension naît du rapprochement entre "la science-fiction, souvent braquée sur la technologie et la politique" et "une dimension affective, esthétique, musicale et érotique" portée par le tango (page 9).


Pour être plus précis, des éléments futuristes (respectivement l'intelligence artificielle, dans une version qui intéresserait fort l'essayiste André Ourednik ; l'exobiologie ; la relativité générale) sont présents dans les première, troisième et cinquième textes du recueil ; les deuxième et quatrième textes, eux, semblent plutôt recycler (fort adroitement d'ailleurs) des motifs fantastiques classiques, le sortilège et le double (notez que Gromovar est d'accord avec moi pour "La Nuit où tu m'aimeras", qu'il estime fait pour "le lecteur fan de House of Secrets ou House of Mystery, entre autres".)


Cette alternance entre textes pairs et impairs semble confortée par d'autres similarités thématiques : là où les personnages centraux des textes impairs (Emilio, Garyl, Martha) vont se confronter à des avatars, plus ou moins sagaces, de savant fou (le professeur Belinski et son déambulateur, le professeur Yuchi et son fauteuil roulant, le professor Gauthier et ses escarpins), ceux des textes pairs (le narrateur anonyme de "La Nuit où tu m'aimeras" et Stéphane) vont chercher à prendre la place d'un rival (Rodolpho Sanchez, Esteban) auprès d'une femme, amante ou amie (Minna ou Fiona, voire Lauryne), quitte à mettre en jeu leur identité.


Comme le prouve la présence d'un triangle amoureux (Emilio, Malena, El Flaco) dans le premier texte (celui qui donne son titre au recueil), ces oppositions apparentes sont en fait moins tranchées qu'elles n'en ont l'air : dans tous les textes, les personnages, confrontés à un phénomène qu'ils peinent à appréhender (le mystérieux chef de la résistance, El Mapuche ; le charme de Carlos Gardel ; les lianes capi ; le doppelgänger ; le temps), vont se retrouver à enquêter sur lui, et ainsi dévier du chemin tout tracé qu'ils suivaient primitivement (le terme "enquête" apparaît d'ailleurs pages 43, 83 et 155).


Ce phénomène, qu'il soit surnaturel ou scientifique, est toujours intimement lié au tango (y compris sous une forme "affaiblie", celle de la "Candombe" du texte central, ou métaphorique, dans le texte final, "Le Flot") : en dernier ressort, comme le faisait le Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, chaque texte du Tango des ombres rappelle la nécessité, pour l'humain, de prendre en compte sa corporéité intrinsèque dans son évolution future – de toujours vivre, comme le dit brutalement la page 219, "con alma y huevos" (notez au passage que Jean-François Seignol considère l'hypersexuation du tango comme un simple jeu de rôles, possiblement transposable en mode queer).


Rien d'étonnant dès lors à ce que le rapport au corps propre au tango (danse emblématique d'un pays également tristement célèbre pour ses années de dictature) soit présenté, au moins dans "Le Tango des ombres" et "Candombe" comme une "forme de résistance à l'oppression" (dixit Catherine Dufour page 8 de sa préface), une manière de lutter soit contre une dictature digne de 1984 ou de Brazil (ah, "le Bureau spécial d'hygiène mentale" de la page 64 !) dans une ville, Ciudad, qui fut jadis Buenos Aires, soit contre une Compagnie capitaliste préférant son profit à la perspective d'un premier contact (et n'ayant donc rien à envier aux nazis : ce n'est pas un hasard si ce texte se termine par un clin d'oeil à Casablanca).


Comme on pouvait s'y attendre, le style se fait le miroir de ces oppositions :

– d'un côté, un phrasé classique, "posé, mais aussi rythmé, sec et sans déchet", comme dans les "meilleurs polars" (toujours Catherine Dufour, page 8 de sa préface), qui ne s'interdit cependant pas les allitérations expressives, par exemple en bilabiales ("beaucoup arrivèrent au contact des agents, bousculant les barrières, s'écrasant contre les boucliers", page 176) ;

– de l'autre, une phrase qui "s'assouplit et s'enroule" (encore Catherine Dufour, page 9) afin de suivre les pas mêmes du tango, de façon tout aussi expressive ("entraînée par le rythme de l'orchestre, la milonga s'écoulait comme un fleuve, parfois ralentie par l'embâcle d'un danseur engagé dans une figure complexe ; devant lui se créait un vide que le flot, un temps interrompu, venait ensuite combler", page 60).


Alors, Le Tango des ombres, "une oeuvre indispensable", comme l'affirme Catherine Dufour (page 9) ? L'avenir le dira, mais en tout cas, ce recueil solide est clairement, comme elle le dit aussi (page 8), "un travail d'orfèvre", de ceux qui réjouissent les yeux du lecteur ou de la lectrice (par exemple Gromovar).



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