Robopoïèses d'André Ourednik
Je le disais à propos du journal de bord poétique de Mathias Richard, le redevenir-discours de la littérature conduit à l'invention de nouveaux genres ou à la réactivation d'anciennes formes : c'est vrai pour Robopoïèses d'André Ourednik (lu dans le cadre d'une opération Masse critique), que Hugues de la librairie Charybde appelle fort justement un "essai poétique", autrement dit un texte héritant de la prose d'idées du début vingtième, et si poétique qu'il a donné lieu à une création sonore (à écouter pour se faire une idée du livre).
André Ourednik est informaticien et philosophe de formation, mais son bref essai est (à mon avis) parfaitement compréhensible pour un lecteur ou une lectrice sans aucun bagage dans les deux domaines (ce qui n'est pas mon cas, précisons-le) ; quoiqu'il manie des concepts possiblement compliqués, il les expose toujours avec clarté, sans jamais verser dans la langue de bois, qu'il dénonce d'ailleurs page 139 : "quoi de plus beau pour l'entre-soi d'un milieu que de partager un langage hermétique et dépourvu d'objet !"
(Notez, au passage, que son wikitractatus, vers lequel plusieurs liens de cette chronique renvoient par jeu, est peut-être un poil plus compliqué d'approche, car plus condensé.)
Le sujet de Robopoïèses est clair dès le départ (page 12) : réfléchir, afin de prévenir "un désastre stéréophonique", sur l'une "des deux mélodies fondamentales" du siècle, "l'émergence des intelligences artificielles" (qui a bien sûr un impact sur l'autre mélodie, "la dégradation de l'environnement naturel") – un sujet susceptible d'intéresser n'importe qui, y compris les lecteurs et lectrices de science-fiction, qui y trouveront souvent des échos à leurs lectures romanesques, nous le verrons.
Pour cela, André Ourednik estime nécessaire de recourir à une pensée plus ontologique qu'ectologique, autrement dit une pensée qui se penche sur son sujet (ici, les intelligences artificielles) sans faire l'impasse sur son histoire (au contraire, comme l'explique la note 130 page 192, "une pensée ectologique se préoccupe des choses sans se soucier de leur émergence ou de leur construction").
Il s'attache donc à montrer, au cours d'un parcours palpitant, car riche en anecdotes plus ou moins connues (par exemple, l'influence d'IBM sur Franz Kafka, page 82), que :
– la notion d'intelligence artificielle (comprise comme "intelligence objectivée dans un système de signes", page 17) est le corollaire de la notion occidentale de nature, vue comme "une réalité qui donne naissance à soi-même" (page 24), mais aussi quelque chose d'innommable qu'il convient de domestiquer par l'intelligence, justement (André Ourednik se réfère ici à Philippe Descola) ;
– l'intelligence artificielle comprend également l'écriture ou les villes, elle n'a donc pas la portée limitée que les milieux scientifiques lui ont arbitrairement fixée depuis le (célèbre mais improductif) colloque de 1956 au Darmouth College, à savoir "l'apprentissage automatique : le machine learning" (page 101).
Plus précisément, l'essai d'André Ourednik repose sur la distinction (bien connue des anciens philosophes grecs) entre les "techniques", autrement dit "les activités pourvues d'une méthode établie et d'un but déterminé", et la "poïèse", à savoir "l'autre type d'activité – celle qui crée une chose que l'on ne connaît pas encore" et qui n'a donc pas de méthode fixée à l'avance (page 116).
A de rares exceptions près (examinées pages 125-135), les programmes actuels d'intelligence artificielle (capables par exemple de reconnaissance faciale) ne sont rien d'autre que des techniques, prises "dans une logique du vrai et du faux" (page 113) et transformant le monde en "un univers de tâches" (page 124 ou 138) ; au contraire, la nature est, par définition (voir plus haut), "dotée d'autopoïèse, c'est-à-dire de la capacité de se créer soi-même" (page 116) sans but précis ("la nature inaboutit", page 126).
De même (on pouvait sans douter, vu que le mot "poïèse" à la même étymologie que le mot "poésie"), si l'on accepte de croire, avec la philosophie de l'interprétation chère à Hans-Georg Gadamer, que les artistes ne poursuivent pas une intention spécifique, mais "qu'ils facilitent seulement l'émergence d'une chose" (page 148), alors tout art authentique est une poïèse plutôt qu'une technique, en ce qu'il crée quelque chose qui dépasse la vision initiale de son créateur ou sa créatrice (et débouche sur des interprétations imprévues).
Pour André Ourednik, si nous voulons à la fois éviter de basculer dans une dictature algorithmique telle que celle décrite par Nick Harkaway dans Gnomon (comme l'explique l'historien Jeffrey Herf, les nazis adoraient la technologie) et nous prolonger dans un civilisation du silicium comparable à celle mise en place par Romain Lucazeau dans La Nuit du faune, "nous devons fabriquer une intelligence artificielle capable non seulement de s'émanciper de la Terre, mais aussi une intelligence capable de s'extraire du carcan de notre propre pensée" (page 152) – autrement dit, une robopoïèse, une intelligence artificielle créatrice.
Ainsi se rejoignent les deux lignes mélodiques évoquées au début de l'ouvrage – en effet, "en extériorisant l'intelligence, en créant une intelligence artificielle, il y a toujours deux possibilités : l'intelligence artificielle peut devenir l'apothéose d'une volonté de maîtrise de la nature ; ou alors, devenir une ouverture volontaire sur le non-maîtrisable" (page 156).
Ainsi aussi obtenons-nous, en bout de lecture, le mince espoir de ne pas devenir "les jouets sexuels des puissants", comme nous le promettait ironiquement la page 12 – et la conviction que Robopoïèse est "l'un des ouvrages les plus stimulants du moment autour des réalités et des fantasmes de l'intelligence artificielle" (comme le disait Hugues de Charybde).
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