samedi 14 mai 2022

Comme des spores mortelles charriées par le vent

Les Agents de Dreamland de Caitlin R. Kiernan


Cette novella brillante pourrait être vue, sans trop forcer, comme une synthèse parfaite des tendances à l'oeuvre dans le versant anglophone de la célèbre collection Une Heure-Lumière du Bélial' :

– comme La Quête onirique de Vellitt Boe de Kij Johnson, Les Agents de Dreamland réécrit un texte de Lovecraft, ici Celui qui chuchotait dans les Ténèbres, à savoir "un de ses contes les plus accomplis, fusionnant sans effort l'effet et l'atmosphère de l'Horreur avec des idées et des tropes de Science-Fiction" comme le dit Jonathan Thornton sur Fantasy Hive ;

– comme Abimagique de Lucius Shepard, Les Agents de Dreamland met en scène un personnage féminin fort (ici Immacolata Sexton), face à qui le héros (ici, le Signaleur) a du mal à se positionner ;

– comme la trilogie Molly Southbourne de Tade Thompson, Les Agents de Dreamland recourt (de façon certes moins marquée, mais tout aussi impressionnante) à l'horreur corporelle à la Cronenberg (référence avancée, non sans raison, par Jonathan Thornton).


Cette présentation sommaire laisse déjà entrevoir combien Feyd Rautha a raison d'écrire : "le fond n'est donc pas extrêmement original, en mode Histoire Secrète (revendiqué par l'autrice elle-même au cours d'une très brève mise en abyme au beau milieu du récit), mais le traitement qui en est fait l'est." (Notez que la mise en abyme en question intervient page 93 de l'édition française.)


Ce traitement consiste en premier lieu à construire la novella en calquant cette disposition d'esprit chère aux complotistes, l'apophénie, à savoir l'association d'idées tout azimuth, sans se préoccuper de savoir si les idées ainsi reliées recouvrent une réalité – un mécanisme de rapprochement qui, sous sa forme poétique, due à Pierre Reverdy, a aussi fait le bonheur des surréalistes ou de Jean-Luc Godard.


Les "parasites" (page 68) que le "rayonnement de fond cosmologique" (page 32) crée sur les "tubes cathodiques" (page 31) sont baptisés semut bertengkar en Indonésie, "ce qui se traduit plus ou moins par la guerre des fourmis" (page 31-32) ? (Au passage, notez que, sauf erreur de ma part, le jeu de mots sur "parasite" n'existe qu'en français, comme quoi certains textes peuvent gagnés à être traduits, surtout avec Mélanie Fazi à la manoeuvre.)


Cet entrelacs de faits est la preuve (narrativement parlant, bien sûr) que, du fond de l'espace, les anciens dieux expédient, "comme des spores mortelles charriées par le vent" (page 49), des ondes capables de parasiter l'esprit humain, à la manière dont "le champignon zombificateur" (page 46) prend le contrôle des "fourmis charpentières" (page 46) – comme les scénaristes d'Alien, Caitlin Kiernan s'inspire d'une réalité biologique bien connue.


A cette logique complotiste, qui organise l'intrigue, vient se superposer (deuxième singularité de traitement) une structure chronologique lointainement inspiré d'Abattoir 5 de Kurt Vonnegut (Billy Pèlerin est mentionné page 91), qui va, elle, défaire l'intrigue, au risque de perturber la lecture – mais pour peu qu'on accepte de se laisser ainsi promener dans l'espace-temps, la novella se révèle parfaitement compréhensible.


Qu'on en juge : les chapitres impairs (1 à 11) déroulent le fil principal de la narration ; à l'exception du chapitre 7, narrant le pèlerinage temporel d'Immacolata Sexton, ils sont majoritairement écrits du point de vue (à la troisième personne) du Signaleur, un agent désabusé, bien loin d'avoir, sur les événements extraordinaires auxquels il est confronté, la même maîtrise que les super-héros de Planetary, le comics culte de Warren Ellis et John Cassaday.


Les chapitres pairs, eux, entremêlent à ce fil rouge central d'autres couleurs, qui ne font que la mettre en valeur, de deux façons différentes :

– en prenant de la hauteur, dans les chapitres 4 et 8, le premier éclairant, pour le dire vite, le passé du Signaleur, et le deuxième mettant en perspective l'histoire toute entière, non sans ironie narrative dans les deux cas (page 56, "le placement d'éléments annonciateurs n'est jamais meilleur que lorsqu'il n'y ressemble pas", ou page 91, "lorsqu'on impose un ordre, on manque facilement le plus évident") ;

– en s'incarnant, dans les chapitres 2, 6 et 10, dans l'esprit de Chloe Stringfellow, une des victimes, pour un fil "secondaire" de narration à la première personne, situé chronologiquement avant le fil principal (pourquoi ai-je mis des guillemets à secondaire ? la suite devrait le montrer, je l'espère).


Les Agents de Dreamland recourt donc, au final, à ce mélange de narration à la troisième et à la première personnes qui est utilisé, par exemple, par Frédéric Fajardie (La Théorie du 1%), Andrée Michaud (Bondrée) ou Tochi Onyebuchi (L'Architecte de la vengeance) ; mais chez Caitlin Kiernan, la narration à la troisième personne ne semble pas subordonnée à celle à la première, elle n'en est pas vraiment le verso imaginaire (ou potentiellement tel), c'est même l'inverse.


De fait, comme le remarque Barry Lee Dejasu dans le New York Journal of Books, "la narration de Chloé est souvent brumeuse et digressive, mais elle peint tout de même un tableau effrayant", notamment parce que le style de Caitlin Kiernan y libère tout son potentiel explosif – c'est là le troisième aspect du traitement singulier à l'oeuvre dans cette "lovecrafterie du XXIe siècle" (dixit Apophis) que sont Les Agents de Dreamland.


Citons encore Jonathan Thornton dans Fantasy Hive : "alors que le ton singulier de Lovecraft provient de ses faux archaïsmes, de la surcharge adjectivale qui caractérise ses descriptions et d'une approche distanciée, documentaire, de la narration, Kiernan réussit à évoquer à la fois la mélancolie conversationnelle de Kurt Vonnegut et le lyrisme surréaliste des poètes Beat" (non, ce n'est pas un hasard si ces deux références sont déjà apparues dans cette chronique).


A l'appui de cette analyse, voici un extrait du texte original, qui a curieusement disparu dans la version française, page 32 ligne 21 (je soupçonne qu'une ligne de la traduction de Mélanie Fazi a sauté à l'impression) : "and she tells me the others could learn from my example. Sweaty rivulets scald my eyes" ("et elle me dit que les autres pourraient s'inspirer de mon exemple. Des ruisseaux moites brûlent mes yeux", avec dans la version originale une allitération en consonnes sifflantes, S, Z, sur la deuxième phrase).


Je pourrais citer d'autres passages tout aussi réussis ("le bruit du fusil brise le jour comme un oeuf", page 116), mais vous avez saisi l'idée : comme le soulignent aussi bien Feyd Rautha que Gromovar, Les Agents de Dreamland sont, incontestablement, "une bien belle mise à jour de l'horreur lovecraftienne" – et un titre emblématique de la collection Une Heure-Lumière.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire