jeudi 22 septembre 2022

In a Yellow Submarine

Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert


A première vue, Marguerite Imbert a l'air mal barrée : son "roman Monty Python" (dixit Gromovar, j'y reviendrai) sort un mois à peine après la parution, dans la même (indispensable) collection (Albin Michel Imaginaire, pour ne pas la nommer), des Chants de Nüying – un roman qui, sur un thème similaire (la fin des illusions anthropocentriques, pour le dire vite), adoptait une approche beaucoup plus mélancolique, donc plus immédiatement émouvante (du moins pour moi).


A y regarder de plus près, toutefois, Les Flibustiers de la mer chimique (ouvrage lu en service de presse) se défendent mieux que leur armement (forcément léger, vu la fin du monde) ne le laisserait supposer – notamment parce l'aspect "débridé, original, effervescent et totalement barré" du roman (d'après Feyd Rautha) est à l'image même de son thème principal, la folie des hommes.


A première vue en effet, le Player Killer où Marguerite Imbert nous embarque (du moins pour sa première ligne narrative, celle qui couvre les chapitres 1-2, 4, 6, 8, 10, 12) est l'héritier tout à la fois :

– du Thalamège de Rabelais, voguant vers cet oracle de la Dive Bouteille qu'est la Compagnie des Limbes Orientales ou CLO, laquelle est également un avatar assumé du Magicien d'Oz ;

– du Péquod d'Hermann Melville (le narrateur de cette première ligne narrative s'appelle Ismaël, et la démesure de Jonathan vaut bien celle d'Achab, en beaucoup moins tragique certes) ;

– du Nautilus de Jules Verne (une des pieuvres apprivoisées de Jonathan s'appelle Aronnax, voir page 371, et Jonathan lui-même est à l'évidence un avatar de Nemo, dont le caractère inquiétant se serait reporté sur le plan sexuel ; par ailleurs, page 254, le personnage central de la deuxième ligne narrative, Alba, rêve, avec l'approximation qui la caractérise parfois, d'un "merveilleux roman d'aventures façon Jules Verve", sic) ;

– sans doute aussi du sous-marin jaune des Beatles, naviguant sur une mer verdie par la pollution (dans un monde où pour jurer on dit "mer" et non "merde", soit dit en passant).


Néanmoins, sous ces couches de références maritimes, empilées "avec la casualness de celui qui tire des Scuds sans même y penser ni viser" (dixit Gromovar) se cache une autre référence, bien plus pertinente selon moi : la Nef des Fous (telle qu'a pu, par exemple, l'illustrer Jérôme Bosch).


Clairement (enfin, pour qui carbure à la même came critique que moi), le Player Killer s'inscrit dans la droite lignée de "ces Nefs dont l'équipage de héros imaginaires, de modèles éthiques, ou de types sociaux, s'embarque pour un grand voyage symbolique qui leur apporte, sinon la fortune, du moins la figure de leur destin ou de leur vérité" (Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique).


Dans la peinture médiévale comme dans Les Flibustiers de la mer chimique, les Fous sont non seulement l'indication que l'apocalypse est proche (puisque la folie se généralise), mais aussi la preuve même que le sérieux est vain, qu'il est bien plus dans la démesure (l'hubris grecque) que l'excentricité (je suis toujours l'analyse de Michel Foucault, que je résume outrageusement).


(Notez au passage que cette conception de la folie est aussi, d'après Masters of the Grotesque de Schuy R. Weishaar, au coeur même du cinéma de Terry Gilliam, ancien Monty Python ; or Brazil est justement une des nombreuses références convoquées par Les Flibustiers de la mer chimique, dans un de ses passages les plus drôles, page 393 : "je ne rejoindrais pas la liste des victimes de l'Histoire aux côtés de Dreyfus, Snowden et Archibald Buttle", déclare Alba juste après avoir "cité" Arnold Schwarzenegger.)


Si dans Les Flibustiers de la mer chimique "on passe d'une folie à une autre, d'une exubérance à une autre" (comme le dit fort bien le Nocher des Livres) ; 

si l'on ne quitte (dans la première ligne narrative) Jonathan et "son goût pour les excentricités vestimentaires" (page 109) ou la musique d'autrefois que pour tomber (dans la deuxième ligne narrative, chapitres 3, 5, 7, 9, 11) sur Alba et sa volonté de transmettre à tout crin ses connaissances (parfois embrouillées) ; 

en bref, si l'on tombe ainsi de Charybde en Scylla, c'est pour mieux, par contraste, dénoncer l'aspect monolithique des bâtisseurs du monde d'après l'apocalypse, à commencer par Jéricho et la Métareine – voire la CLO.


(NB : même si une explication chimique est fournie à l'état d'Alba, certains de ses traits – autostimulation, hypersensibilité, problèmes avec l'implicite – évoquent fortement la neurodivergence : "je me balançais comme un vieux fauteuil à bascule pour endormir mon angoisse", page 148 ; "les reflets du soleil me cramaient la rétine", page 168, "il faudrait tout deviner", page 221. 

Bon, c'est sans doute moins frontal que dans La Cité des nuages et des oiseaux, mais tout de même, comme Anthony Doerr, Marguerite Imbert semble aussi s'interroger sur la place restreinte que notre société accorde aux neuroatypiques, au risque de se priver d'une certaine lucidité.)


Pour ne donner qu'un seul exemple de cette sagesse du fou, opposée à la folie du sage (un exemple volontairement mineur, pour ne pas trop déflorer l'intrigue) : 

les premiers mots d'Alba en tant que narratrice sont (page 64) "je crois que je suis une déesse", mais elle bat elle-même en brèche sa croyance deux pages plus loin, en déclarant "non, je ne suis pas une déesse, je suis une sombre merde" (elle adopte donc une certaine distance humoristique vis-à-vis de ses prétentions) ; 

au contraire, Jéricho, lui, est mortellement sérieux quand il affirme, page 342 "c'est la part de divinité qui me revient de droit" (non, ce n'est absolument pas quelqu'un avec qui l'on aurait envie de passer une soirée).


Dit autrement, en essayant de s'élever au-dessus de leur condition humaine, les Sages comme Jéricho, la Métareine ("elle n'avait pas de réponse face à la chair", page 382) ou la CLO ne font que reproduire les comportements mégalomaniaques qui ont conduit à la catastrophe... alors même que "la fin du monde aurait dû nous apprendre l'humilité" (page 54).


A contrario, la faculté de "se réinventer" (page 62), donc de survivre, réside bel et bien chez les Fous, qui sous leurs dehors outranciers acceptent au fond l'imperfection du monde : 

– Jonathan et son indifférence pour le grand secret (page 400, "j'ai déjà lu ça dans un manga", plus précisément dans une bande dessinée de Zep), liée à sa volonté de vivre dans le présent ;

– Alba et sa mémoire imparfaite, preuve vivante que la transmission culturelle est fondamentalement imparfaite, car adaptative (le cerveau plastique d'Alba renvoie évidemment aux travaux d'Elizabeth Loftus, qu'elle évoque d'ailleurs page 223 ; comparez aussi son usage du mot "marsouin" entre les pages 249 et 450 ; notez enfin qu'Alba contamine sa créatrice, qui appelle un même personnage Clarence, pages 98 à 204, puis Clarisse, pages 263 à 290).


Au bout du compte, comme le suggère l'épigraphe du roman, tout se résume au fait de savoir si nous sommes ou non capable de ressentir, face à l'hostilité du monde ("les chiens sur la terre, les Mâts dans la mer", page 453), ce sentiment de petitesse seul capable de nous enseigner l'humilité, mais aussi, paradoxalement, de nous procurer "une incomparable jubilation" (page 7 ; notez que Marguerite Imbert insiste ici sur le sentiment de sublime, alors qu'elle manie tout autant, folie oblige, le grotesque, l'autre composante du sense of wonder selon Istvan Csicsery-Ronay, déjà maintes fois cité ici).


Tout ceci était déjà dit dès les premières ruminations d'Ismaël, dans un passage qui réécrit, de façon fort convaincante, une scène emblématique de Vingt mille lieues sous les mers, elle-même empruntée aux Travailleurs de la mer de Victor Hugo :

"L'octopode délictueux se préparait à me bouffer. Je ressentis une bouffée d'exaltation fort mal placée. Que d'études et de traques pour en arriver là ! Malgré tout ce que l'humanité avait pris dans la trogne, elle n'en démordait pas. Elle envoyait le premier clampin habillé comme un pneu observer un prédateur de quarante fois sa taille. Tout n'était peut-être pas perdu."


Même si "nous avons bien mérité de nous éteindre" (page 321), il y a donc un chouïa d'espoir dans ce chant du cygne qu'est au fond, sous son vernis comique, Les Flibustiers de la mer chimique – un chouïa seulement, parce que sans cette manière de Deux ex machina qu'est l'Azote bleu...


Finalement, ce "dernier plaisir de lecture avant la fin du monde" (dixit Feyd Rautha) parvient donc à se tailler (à grands coups de sabre) sa place dans la collection Albin Michel Imaginaire, en mettant cul par dessus tête sa ligne éditoriale (ou du moins l'image étriquée que je m'en étais faite) – une place comparable à celle qu'occupe Atomic Bomb chez le Bélial'.




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