mardi 6 septembre 2022

Un art consommé de l’illusion

Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec


Un manifeste pour l'asiofuturisme


Parfois, sans avoir l'air d'y toucher, rien qu'en combinant différemment des motifs connus, une autrice produit pourtant une oeuvre si originale qu'on a envie d'inventer, rien que pour elle, un nouveau courant de la science-fiction, dont elle serait l'ultime représentante (mais non la première, nous le verrons).


Vous connaissiez l'afrofuturisme, illustré récemment par le magistral Tè Mawon de Michael Roch ? voici maintenant l'asiofuturisme, dont Les Chants de Nüying (lu en service de presse) pourrait être le manifeste (soyons fous).


De mon point de vue de maniaque de l'étiquetage, l'asiofuturisme se définit par deux critères cumulatifs, le premier n'étant que la partie immergée du deuxième, mais permettant de distinguer le courant d'autres entreprises similaires, comme celle d'André Dhôtel (que j'évoquerai brièvement plus bas) :

1) un monde futuriste, uchronique ou non, marqué par l'hégémonie de la culture orientale plutôt que de l'occidentale ;

2) un récit qui prend ses distances avec les conceptions occidentales de la narration, comme l'unité d'action aristotélicienne, l'action conflictuelle au centre de l'intrigue ou les personnages héroïques à la volonté d'acier (je simplifie outrageusement, mais je suis sûr que vous voyez très bien de quoi je parle).


(Notez au passage que cette définition englobe Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, Le Goût de l'immortalité et Outrage et rébellion de Catherine Dufour, mais aussi, bien sûr, Quitter les monts d'Automne et Les Chants de Nüying ; notez aussi que ces trois derniers ouvrages ont été édités par Gilles Dumay, fin connaisseur des cultures asiatiques, comme son oeuvre littéraire le montre.)


A l'évidence, Les Chants de Nüying remplit parfaitement le premier critère (et son titre même le prouve) : Emilie Querbalec nous plonge dans un monde (uchronique, comme celui de Dick) où l'on voyage en Changpeng plutôt qu'en Concorde (page 13), où c'est Chen Guo plutôt que Neil Armstrong qui a mis le premier un pied sur la Lune (page 51), où c'est Fanxu plutôt que Copernic qui a promu l'héliocentrisme (page 53), où l'on nomme un soleil (Shun) et sa planète (Nüying) d'après un célèbre couple de la mythologie chinoise (page 65), etc.


Le deuxième critère va nous occuper plus longtemps, parce que c'est l'aspect immergé de l'oeuvre, celui dont on ressent intensément la présence sans pouvoir, au départ, le qualifier autrement que par le mot vague d'atmosphère (employé, par exemple, par Vive la SFFF, et non sans raison, Les Chants de Nüying ayant une ambiance tout aussi prenante que Quitter les monts d'Automne).


Un poème à double facette


A première vue, la division en 3 actes de l'oeuvre est des plus classiques et des plus linéaires (les préparatifs de voyage ; le voyage lui-même, ou plutôt sa fin ; l'arrivée), et l'exposition se fait par une scène de retrouvailles (du personnage de Brume avec son père) typique d'une tragédie racinienne (voir Andromaque).


A y regarder de plus près toutefois (comme le fait par exemple le Nocher des livres), cette linéarité est une illusion (mot-clé de l'oeuvre, j'y reviendrai), et pas seulement en raison des ellipses entre les 3 parties, ou parce que l'histoire adopte alternativement (à la troisième personne et au passé simple) le point de vue de 4 personnages différents (Brume, William, Dana, Jonathan le Sixième) – si l'on omet les séquences de souvenirs au présent, autre intéressante perturbation de la narration.


Cette répartition des points de vue des 4 personnages sur les 3 parties, à savoir 3 par partie, Brume cédant la place à Jonathan le Sixième le temps de la deuxième partie, c'est justement l'inscription, dans la structure même de l'oeuvre, de sa singularité narrative – la duplication, pour ne pas dire la multiplicité.


En effet, au mépris même de l'unité d'action réclamée, d'après Aristote, par les formes épiques et dramatiques (mais aussi par le roman, d'après les manuels d'écriture), Les Chants de Nüying, véritable poème à actions multiples (comme le romanzo italien du XVIe), entremêle deux lignes narratives bien distinctes en tonalité (quoique unifiées sur un plan métaphorique, j'y reviendrai) :

– l'une, entamée dans la première partie et conclue dans la troisième, relevant du space-opera (ou plutôt du glace-opéra, Nüying étant une planète de type arctique) et questionnant l'existence d'un être conscient derrière les chants éponymes (dignes de ceux des sirènes, comme le notent aussi bien Meriem, page 203, ou Brume, page 392, que Feyd Rautha) ;

– l'autre, entamée dans la première partie et conclue dans la deuxième, relevant plutôt du cyberpunk (l'emploi du terme "matrice" ou la phrase "Il ne revit jamais Mila", page 236, clin d'oeil évident à la fin du Neuromancien de William Gibson), car questionnant la faisabilité d'un protocole de réincarnation numériquement assisté via clonage et transfert de mémoire.


Tout se passe comme si Emilie Querbalec avait décidé de réécrire Solaris (version Stanislas Lem ou Andreï Tarkovski) en plaçant les phénomènes étranges signalant la présence d'un être conscient avant même l'arrivée sur la planète à explorer – d'ailleurs, Brume s'interroge, page 339, sur l'éventuel rôle joué par "une influence extérieure" dans les événements de la deuxième partie, une hypothèse que la coda du livre semble tardivement confirmer.


Paradoxalement, malgré ces deux lignes narratives plus ou moins parallèles, Les Chants de Nüying ne sont jamais disparates, pour au moins deux raisons :

– ces deux ambitions a priori différentes, la recherche d'une communion avec une autre espèce intelligente et le "fantasme d'immortalité" (page 58) à la Catherine Dufour, sans parler de la famille, de la religion ou du "rêve d'une seconde patrie" des sélènes (page 36), sont au fond autant de manifestations de la démesure humaine (l'hubris grecque), du même "vieux rêve" de "transcender notre condition" (page 104), comme William l'explique d'ailleurs page 417 ("dans les deux cas, il s'agit de dépasser les limites imposées par la biologie") ;

– cette parenté est soulignée par l'usage d'un même vocabulaire aquatique (notamment "plongée" et "ligne de vie") pour désigner le travail de Brume avec les dauphins (sur le plan physique) ou celui de William avec la mémoire de Jonathan (sur le plan mental), Emilie Querbalec recyclant intelligemment l'imaginaire liquide en vogue actuellement pour parler du numérique (suivant Marc Bernardot), mais aussi, sans doute, le sentiment océanique de Romain Rolland .


Ce n'est pas non plus un hasard si William a "souffert dans sa jeunesse de méthodes brutales d'enseignement de la natation" (page 107), ou si le premier souvenir déposé par Jonathan dans sa matrice (chapitre 12 de la première partie) et revécu à son réveil, puis lors d'une plongée avec William (chapitre 1 et 18) de la deuxième partie), est une scène de surf : des 4 personnages centraux, seule Dana semble ne pas avoir de rapport particulier avec l'eau.


A l'aide de cet imaginaire du liquide ("amniotique" page 301), qui culmine dans l'habile comparaison entre "houle" et "foule" de la page 305, Emilie Querbalec questionne, de façon plus approfondie que le Lovecraft du Cauchemar d'Innsmouth, la possibilité pour l'individualité humaine de parvenir à se fondre dans une collectivité qui la transcenderait plutôt que de l'abolir – questionne, et récuse, mais je surinterprète peut-être.


Comme l'Alain Damasio des Furtifs, mais beaucoup plus discrètement, et sans jamais réintroduire de transcendance alternative, Emiie Querbalec en vient ainsi à produire une manière de bilan doux-amer des illusions qui accablent notre humanité agonisante – à commencer par l'anthropocentrisme ("nous ne sommes pas le centre du monde", page 78) ou l'imprévoyance ("nous n'avons qu'une seule Terre", page 131).


(NB : pour faire le deuil de ces illusions toxiques, il faut être capable d'éprouver, face à l'immensité de l'univers, ce "sentiment de n'être qu'une petite chose insignifiante" que décrit Brume page 79 – autrement dit, le sentiment de sublime, qui est, selon Istvan Csicsery-Ronay, une des deux modalités du sense of wonder, avec le grotesque, auquel Emilie Querbalec recourt peu ou pas du tout, contrairement à Catherine Dufour.)


Une fiction-panier


Clairement, Les Chants de Nüying n'ont donc rien à voir avec cette épopée de la technologie triomphante qu'est trop souvent la science-fiction, pour Ursula K. Le Guin (dont le nom n'est donc pas invoqué en vain par la quatrième de couverture du roman ou par Feyd Rautha).


Comme l'autrice américaine, Emile Querbalec semble bien persuadée que "le roman est fondamentalement un genre non-héroïque" ; en tout cas, elle se présente devant nous avec un panier "plein de vaisseaux spatiaux qui dysfonctionnent, de missions qui échouent, et de personnes qui ne comprennent pas" (oui, je traduis ici des phrases du célèbre article "The Carrier Bag Theory of Fiction").


Ce refus de l'héroïsme survitaminé était déjà visible dans Quitter les monts d'Automne : rappelez-vous Kaori, à qui la blogosphère habituée aux lois hollywoodiennes de la narration reprochait sa passivité, là où moi, je n'y voyais qu'un avatar d'enquêtrice.


La tendance se confirme dans Les Chants de Nüying et ses 4 personnages "avec des problèmes d'homme, simplement, des problèmes de mélancolie" (dixit Léo Ferré, spéciale dédicace au Chien critique) : des problèmes de couple ou de famille, voire simplement d'identité ; des problèmes si prégnants que le Nocher des livres n'hésite pas à y voir, non sans raison, la troisième facette de l'oeuvre (à ajouter aux deux dont j'ai parlé plus haut).


Ce travail de "banalisation" des personnages, si je puis dire, s'accomplit aussi grâce aux situations où Emilie Querbalec choisit de les placer – ben oui, la situation héroïque fait souvent le héros, donc si on les évite...


J'ai déjà évoqué les ellipses à l'oeuvre entre les parties, mais il y a aussi des ellipses entre les chapitres (c'est logique pour un récit courant de 2563 à 2594, avec des incursions en 2520, 2522 ou 2523), et elles ne sont pas forcément là où on les attendrait, Emilie Querbalec choisissant de repousser dans les coulisses des scènes qu'un scénario hollywoodien aurait, lui, décrit par le menu.


Par exemple, des discussions capitales entre Dana et Jonathan, puis entre Jonathan et William ont lieu quelque part entre les chapitres 16 et 18 de la première partie, mais nous n'en verrons que leur préparation ou leurs conséquences ; de même, entre les chapitres 11 et 12 de la troisième partie, il y a visiblement eu de l'agitation, mais Emilie Querbalec ne nous la dépeint pas, etc.


Dit autrement, Emilie Querbalec choisit de nous offrir qu'une vision parcellaire des événements, au travers les points de vue, forcément limités, de ses personnages ; mieux, comme André Dhôtel, d'après Marie-Hélène Boblet, elle préfère décrire, en accord avec "la philosophie chinoise du processus, du passage", des épiphanies plutôt que des événements – c'est-à-dire des moments où les personnages retrouvent, fugitivement, une manière d'être harmonieuse au monde, grâce notamment au "contact avec la nature" (page 255).


Voici un exemple d'une de ces épiphanies, pris page 209, qui permet aussi, accessoirement, d'apprécier le travail stylistique d'Emilie Querbalec : "le jardin embaumait après la pluie, une symphonie de verts d'où s'élevait la note suave, évanescente, de ces petites grappes de fleurs blanches."


Ces petits moments contemplatifs n'ont l'air de rien, mais ce sont eux qui suturent le roman, nous donnant envie d'en tourner les pages, alors même qu'ils n'ont fondamentalement rien de spectaculaire ; mieux, ils sont aussi la réponse, immanente, à ces vaines illusions de transcendance que j'évoquais plus haut (et la seule consolation qu'on puisse trouver à leur perte, donc le nécessaire complément au sentiment de sublime – le sublime écrase, l'épiphanie allège).


On l'aura compris (je l'espère) à travers cette (trop longue) chronique, Les Chants de Nüying, comme les hologrammes ornant le cargo-monde, manifestent "un art consommé de l'illusion, porté jusqu'à la perfection" (page 150) ; ils font aussi la preuve, après Quitter les monts d'Automne, de la place majeure qu'occupe Emilie Querbalec dans la science-fiction francophone – en tous points comparable à celle d'Ursula K. Le Guin dans la science-fiction anglophone.




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