La Cité des nuages et des oiseaux d'Anthony Doerr
Disons-le d'entrée, avant de (je l'espère) le montrer : ce roman (lu en service de presse) n'est pas seulement un des incontournables de la rentrée littéraire 2022, un des futurs fleurons de la "sublime collection Terres d'Amérique" (dixit Nicolas Winter), ou la preuve que "l'imaginaire se retrouve partout dans la littérature" (dixit le même), c'est clairement un de ces grands romans en prise sur leur époque qu'il faut au moins avoir lu une fois dans sa (courte) vie de bipède ("un chef d'oeuvre d'humanité et d'intelligence", pour citer encore Nicolas Winter).
En ces temps eschatologiques, marqués notamment par la sixième extinction de masse (pour ne mentionner qu'un seul phénomène, qui joue d'ailleurs son rôle dans le roman, voir plus bas), la littérature se retrouve tout naturellement à s'interroger sur la survie de l'espèce humaine, et plus particulièrement sur ce qu'elle a de plus noble – son imagination.
Cela se traduit par des romans (voire des bandes dessinées, comme Shangri-la et Carbone & Silicium de Mathieu Bablet) :
– qui s'étendent sur de longues périodes (1439 à 216 pour La Cité des nuages et des oiseaux) ;
– qui s'attachent aux destins de plusieurs personnages plutôt que d'un seul (5 pour La Cité des nuages et des oiseaux) ;
– et qui mettent en avant les productions imaginaires de l'humanité, qu'elles servent de défenses mentales (Gnomon de Nick Harkaway, Feyd Rautha ne me contredira pas), de médiatrices avec la nature (L'Enigmaire de Pierre Cendors) ou simplement de modèles narratifs (La Nuit du faune de Romain Lucazeau), voire des trois à la fois comme dans le roman d'Anthony Doerr.
A première vue, côté époque et personnages, La Cité des nuages et des oiseaux orchestre, sur chacune des 3 lignes temporelles (aux alentours de 2100 ; en 2020 ; en 1453) que comprend l'histoire, la confrontation entre 2 protagonistes (oui, ça fait 6, mais le point de vue d'un des protagonistes est omis pour une raison qui va vite apparaître) :
– Konstance, adolescente passagère de l'Argos, vaisseau spatial en quête de cette moderne toison d'or qu'est une exoplanète habitable (14 chapitres) ;
vs
– Sybil, l'intelligence artificielle pilotant ledit vaisseau, à la manière du HAL de 2001, donc avatar de "la Grande Méchante Machine" que décrit Catherine Dufour dans sa préface au Tango des Ombres, mais aussi minotaure moderne (0 chapitre, l'IA ne pouvant avoir de point de vue par nature) ;
– Zeno Ninis, vétéran de la guerre de Corée et homosexuel né dans un milieu provincial homophobe, ce qui le distingue d'emblée, par exemple, du personnage interprété par Clint Eastwood dans Gran Torino (21 chapitres) ;
vs
– Seymour Stuhlman, écoterroriste à qui une psychologue scolaire a diagnostiqué "un trouble de l'intégration sensorielle ou un problème d'hyperactivité" (page 105), mais qui est à l'évidence autiste, comme l'ont fort bien vu James Wood dans le New Yorker ou Brenna Goss dans le Michigan Daily (20 chapitres) ;
– Anna, orpheline grecque habitant Constantinople , où elle tente de survivre comme elle peut avec sa soeur (14 chapitres) ;
vs
– Omeir, bouvier bulgare affligé d'une bec-de-lièvre qui "coupe en deux sa lèvre supérieure" (page 53), dont les boeufs vont être réquisitionnés par l'armée du sultan, notamment pour acheminer le célèbre canon d'Orban vers Constantinople (13 chapitres).
"A première vue", ai-je dit, parce qu'à y regarder de plus près, et même si Anthony Doerr ne lésine ni sur le suspense ni sur les surprises, toutes ces confrontations se font avant tout avec soi-même, plus précisément avec les préjugés que la société fait peser sur ces personnages, en raison même de leur singularité – des préjugés qu'ils ont souvent incorporés malgré eux.
Pour le dire autrement, aucun d'entre eux n'est une marionnette au service de l'intrigue, et tous sont de vrais personnages, auxquels on s'attache ; aucun d'entre eux n'est un pur archétype narratif, ou le symbole de telle ou telle minorité, comme ma rapide présentation pourrait le laisser penser (ainsi, le personnage de Seymour ne peut être accusé de colporter l'hypothèse, notoirement erronée, du lien entre autisme et criminalité, parce qu'il n'est pas l'emblème du TSA, quoiqu'il soit décrit avec une justesse digne de L'Année suspendue).
Sans surprise donc, compte tenu de ce que je viens de dire, le motif de l'enfermement (réel ou symbolique) est omniprésent dans le livre, et il ne sert pas qu'à refléter le confinement qu'une pandémie peut nous imposer, loin de là (comme le dit fort bien Gromovar, chaque personnage cherche à "s'évader d'un déterminisme qui sonne trop comme un ananké") :
– Konstance dans son vaisseau, possible "cimetière volant" (page 376) ;
– Zeno Ninis dans son camp de prisonniers, mais aussi dans son milieu familial ("pourquoi est-il si difficile de s'affranchir des étiquettes qu'on nous a collées sur le front dans notre jeunesse ?", page 531) ;
– Seymour Stuhlman dans sa prison , mais aussi et avant tout dans un monde bruyant qui n'a aucun égard pour lui ("il a beau s'être éloigné de deux kilomètres, il a encore l'impression de les entendre, comme s'il s'agissait d'une prison érigée autour de lui", page 226) ;
– Anna dans sa ville, dont les hautes murailles la protègent tout autant qu'elles l'enferment, mais aussi dans l'état d'esprit qu'on lui a inculqué ("depuis sa naissance, on tâche de la persuader qu'elle a vu le jour dans un monde qui s'achève", page 201) ;
– Omeir dans l'armée qui l'a réquisitionné ("on dirait qu'Omeir est longtemps resté prisonnier du joug", comme ses boeufs, page 430).
Pour tous ces personnages, la libération (la "rédemption" même, pour Feyd Rautha) viendra de ce qu'ils se font, à un moment ou un autre, les passeurs d'un même texte, qu'ils le traduisent, l'impriment, le conservent ou le racontent à leurs enfants – et ce texte fictif, tirant son titre d'une réplique des Oiseaux d'Aristophane, adoptant la structure en 24 chants (étiquetés d'alpha à oméga) de L'Odyssée d'Homère, et reproduisant les péripéties de L'Âne de Lucien de Samosate, le premier roman de métamorphose de notre histoire littéraire, c'est précisément La Cité des nuages et des oiseau.
Le grand sujet du roman d'Anthony Doerr, c'est en effet la transmission, et les technologies qui la permettent (comme le fait remarquer Louisa Ermelino dans le Publishers Weekly, traduit par Patricia Barbe-Girault dans le dossier de presse, ce thème de la technologie "revient dans toute l'oeuvre de Doerr") : si l'objet-livre est le vecteur privilégié de la connaissance, plutôt que les données numériques (au point que Konstance en viendra à se fabriquer, page 17, un "stylo de fortune" et "une encre de fortune"), c'est précisément parce qu'il est manipulable, qu'il peut passer de mains en mains.
Certes, c'est une technologie fragile (et Anthony Doerr nous le fait sentir en altérant de plus en plus les 24 fragments de La Cité des nuages et des oiseaux qui introduisent chaque partie) ; mais comme le montre Anthony Doerr dans deux de ses trois lignes narratives, toute muraille rencontre un jour le canon qui l'abat, et toute intelligence artificielle a son angle mort – le bon vieux livre est tout aussi efficace, à condition qu'il tombe entre les mains d'individus susceptibles d'en prendre soin comme un être vivant.
Le coeur de La Cité des nuages et des oiseaux (et accessoirement, la preuve que rien n'y est gratuit, que tout s'y raccorde à tout), c'est précisément ce passage (page 453) où un personnage apparemment secondaire compare un "livre perdu" à "un des vingt derniers rhinocéros blanc de la planète", faisant sans le savoir écho à "l'arche aux livres" évoquée par un scribe italien page 198 – l'extinction de masse touche aussi les livres.
Ce n'est pas un hasard si chacun des 5 personnages (Noé des livres) est, à sa façon, attaché à un animal, qui jouera un rôle important dans son histoire, et qui pourrait donc presque être considéré comme son totem :
– Konstance a, plus jeune, aperçu une fourmi dans le vaisseau spatial, un incident plus lourd de sens qu'il n'y paraît à première vue ;
– Zeno vit avec plusieurs chiens au cours de son existence, Athéna (qui le maintient d'ailleurs du bon côté de la vie, page 112), Luther et Nestor roi de Pylos ;
– Seymour s'attache à une chouette, qu'il baptise Ami-Fidèle comme l'assistante de Starboy, son personnage de fiction préféré (NB : Anthony Doerr a bien sûr inventé cette série télé, en hommage aux Oiseaux d'Aristophane, voir page 302) ;
– Anna n'a pas vraiment d'animal familier, comme les personnages masculins, mais c'est une voleuse de poules, et son rapport particulier avec les oiseaux comestibles finira par éclater au grand jour page 594 ;
– Omeir manifeste envers ses boeufs Arbre et Clair-de-Lune plus de bonté qu'il n'en éprouve sans doute pour ses semblables (voir page 361).
Ce n'est pas un hasard non plus si Anthony Doerr privilégie, au cours de son récit, les comparaisons et métaphores animales, appliquées aux humains, avec l'idée sans doute d'éviter l'anthropocentrisme dénoncé par Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, et de replacer l'homme au coeur de ce vivant dont il croit pouvoir s'affranchir en toute impunité.
En voici un petit exemple, qui montrera en prime que Marcel Theroux du New York Times (traduit là encore par Patricia Barbe-Girault dans le dossier de presse) a raison de parler, à propos d'Anthony Doerr, de "style singulier fait de prose incantatoire, qui happe le lecteur en usant brillamment de verbes percutants et de détails frappants" : "elle a les cheveux jaunes et les yeux bleus, et les grains de beauté sur son cou ressemblent à des cafards pétrifiés en plein mouvement" (page 93).
La façon qu'a Anthony Doerr d'allonger fréquemment sa phrase, sans jamais perdre en lisibilité, en accumulant les notations de ce style, fait parfois penser au style d'Akiyuki Nosaka, en moins tourmenté ; quant à l'usage du présent de narration (le passé simple étant réservé aux fragments de La Cité des nuages et des oiseaux), il contribue, sans aucun doute, à ce ton de fausse simplicité qui rend le roman aussi plaisant à lire, alors même qu'il brasse un matériau narratif des plus complexes.
J'ai sans doute insisté beaucoup trop sur la profondeur de l'oeuvre, et pas assez sur sa surface, aussi efficace qu'un page-turner ; mais pour se convaincre que La Cité des nuages et des oiseaux est aussi bien "un chant pour les générations futures" (page 492) qu'un régal pour le lecteur ou la lectrice d'aujourd'hui, il suffit de l'ouvrir à la première page et de se laisser porter (sachant que la traduction de Marina Boraso rend bien justice me semble-t-il au texte original).
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