vendredi 28 octobre 2022

Cosmos-Fiction

Un an dans la Ville-rue de Paul Di Filippo


La première chose qui frappe en ouvrant cette novella (en VO comme en VF), c'est son style, ou plutôt ce que la quatrième de couverture appelle, d'après Claude Lalumière dans Locus, "son énergie créative idiosyncrasique" : une phrase aussi sinueuse qu'un serpent, et aussi sonore que des écailles s'entrechoquant (non, je n'emploie pas ces images par hasard, voir plus bas).


"February, and his father could talk only of his own impending death, swearing wildly that he saw coveys of Yardbulls massing specifically for him, ragged-winged specks afloat like flakes of ash in the warped fulgurant smokes of the northern rim of the world" (l'incipit en version originale).


"On était en février, et son père, qui ne parlait plus que de sa mort prochaine, jurait à tort et travers qu'il voyait des volées de Bouledogues se masser pour lui régler son compte, petites taches aux ailes loqueteuses flottant tel des flocons de cendre dans les fumées fulgurantes des confins septentrionaux du monde" (sa traduction, réussie, par Pierre-Paul Durastanti, qui a dû, on l'imagine sans peine, remplir des bocaux avec les suées qu'a dû lui valoir ce travail).


Alors même qu'il est proche des recherches formelles d'Alain Damasio (que Pierre-Paul Durastanti, contrairement à moi, n'apprécie guère, si je ne m'abuse), un tel style n'a rien, pour prendre une métaphore cinématographique, de la caméra portée en vigueur dans, par exemple, La Horde du Contrevent ("à la cinquième salve, l'onde de choc fractura le fémur d'enceinte, et le vent sabla cru le village à travers les jointures béantes du granit").


Plus qu'une proximité physique immédiate, Paul Di Filippo semble plutôt vouloir calquer les mouvements d'appareil et les plans large du Wes Anderson de Moonrise Kingdom, retrouvant ainsi une certaine narration distanciée en vogue au XVIIIe (chez Sterne ou Diderot) ; mais comme chez la Claire North du Serpent ou le Dexter Palmer de Mary Toft,cette distance légèrement ironique n'empêche pas, loin s'en faut, l'émotion de survenir (en raison même de cette distance, aussi paradoxal que cela paraisse, voir ci-dessous).


En fait, d'une certaine manière, cette distance, qui est aussi celle entre notre monde et celui de la Ville-rue, mais aussi celle entre littérature dite générale et science-fiction, ou entre "fiction quotidienne" et "Cosmos-Fiction" (j'y reviendrai), voire entre Diego Patchen et son père, cette distance donc est au coeur de l'ouvrage.


Commençons par le plus évident, car le plus saillant : le décor – comme le signale Feyd Rautha, le world-building est exceptionnel (tout autant que ce que j'appelle le word-building donc, les deux n'étant pas sans lien, voir plus bas encore une fois).


La Ville-rue (the Linear City en VO) est un monde urbain, probablement bâti sur le dos d'un serpent gigantesque, un "Animalville" (pages 60, 66, 90, 114) qui est fait d'une interminable Avenue et de ses immeubles, bordée d'un côté par les Voies (et le Mauvais Côté des Voies, l'au-delà où les Bouledogues emmènent les méchants) et de l'autre par le Fleuve (et l'Autre Rivage, l'au-delà où les Femmes de pêcheur emmènent les gentils) – l'illustration de couverture d'Aurélien Police résume à merveille cet entre-deux.


Ce concept de monde linéaire, coincé entre deux bandes inaccessibles, n'est certes pas neuf, on le retrouve aussi bien dans One Piece de Eiichirô Oda que dans (justement) La Horde du contrevent d'Alain Damasio (je me suis toujours demandé dans quelle mesure le manga avait influencé le roman) ; 

en revanche, il ne sera pas ici question pour le protagoniste, Diego Patchen, d'atteindre l'hypothétique "Bloc Zéro" qui serait "l'ultime frontière" de la Ville (page 104) – l'équivalent de la dernière île d'Oda, Laugh Tale, ou de l'Extrême-Amont de Damasio.


Au lieu de ça, comme l'indique d'ailleurs le titre, Paul Di Filippo nous propose de passer un an avec Diego Patchen, ou plus précisément quatre moments de l'année (février dans la première partie ; mai dans la deuxième ; août dans la troisième ; septembre-octobre dans la quatrième et dernière), correspondant aux quatre saisons (hiver, printemps, été, automne) de ce monde éclairé par "deux soleils, le Soldi et le Solcycle" (page 95) – chronologie matérialisée notamment par l'arbre devant l'appartement du père de Diego (voir pages 28, 33, 51, 99, 120).


Autrement dit, Paul Di Filippo nous offre une histoire qui, dans le monde de Diego, serait considérée comme de la "fiction quotidienne" (page 84), mais qui, dans notre monde, relève des littératures de l'imaginaire – des "récits d'autres mondes" (pages 81-82) chers à Diego, autrement baptisés "Cosmos-Fiction" ou "CF" en abrégé : pour Diego, l'originalité consiste à imaginer un monde sans Psychopompes ("ni Bouledogues ni Femmes de pêcheur", page 34), autrement dit un monde similaire au nôtre...


Sans avoir l'air d'y toucher (comme le remarque aussi Gromovar), Paul Di Filippo mène ainsi une réflexion sur la relativité des appellations génériques (comme dans la célèbre pensée de Pascal : "vérité au-deça des Pyrénées, erreur au-delà"), non seulement d'un univers à l'autre, mais aussi d'un Bloc à l'autre, donc au sein d'un même monde (voir la quatrième partie) ;

il en profite aussi, au passage, pour souligner que seule la CF (aka SF) est capable de se renouveler, là où la fiction dite réaliste est vouée, par la force des choses, à traiter toujours les mêmes "clichés habituels" (page 91) ;

il suggère également que le vieux débat entre "dépaysement et style, idées et poésie" (page 79) se résout en changeant cet apparent "tore" en "bande de Mobius" (page 77) – donc que world-building et word-building ne font qu'un.


J'ai dit "sans avoir l'air d'y toucher", car le vrai objectif de la novella, c'est sans doute, comme dans La Solitude est un cercueil de verre de Ray Bradbury (dans quelle mesure le personnage de Constance Rattigan a influencé celui de Volusia Bittern ?), voire comme dans le Pulp de Brubaker & Phillips, de rendre hommage à ces créateurs fauchés qui, dans les années 30, ont construits la science-fiction moderne (et le polar) – ni Ted ni Célindanaé ne me contrediront je pense.


Ainsi s'expliquent les nombreuses similitudes que la Ville-rue, si l'on met de côté ses Psychopompes, ses écailles, sa "planchette à poinçonner" (pages 25, 42, 70, 81, 99) ou son absence de "système de communication hypothétique par câble" (page 67), aka de téléphone, entretient avec la New York des années 20 – "propriétaire fermé et radin" (page 15), "musicien noir" (page 17), "machine à écrire" (page 33), "cocktail à la mode" (page 36) ou "héroïne" (page 47), voire bouche d'incendie" (page 84).


Diego a froid, il a aussi un père malade, un ami dans le pétrin, et un éditeur méprisant, mais rien de tout cela ne l'empêche d'écrire, bien au contraire : "solide, pratique, la Brachir Vestale, sa vieille machine à écrire, offrait la douceur ivoirine de ses touches comme la caresse sensible d'une amante, avide de boire au bout de ses doigts le chagrin et la confusion résultant de la visite à son père, et de transmuer sa peine en beauté" (page 33).


Récit d'atmosphère stylé, émouvant, auto-réflexif et inclassable (enfin si, il relève du New Weird, comme le Chroniqueur l'explique fort bien), Un an dans la Ville-rue mérite amplement sa place dans la non moins stylée collection Une Heure-lumière – à quand la traduction de sa suite, A Princess of the Linear Jungle ?



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire