Léopard noir, loup rouge [Dark Star 1/3] de Marlon James
Le négatif de Tolkien
Dans un article recueilli à la fin de L'Architecte de la vengeance (voir pages 162-163), Tochi Onyebuchi (également auteur d'un entretien éclairant avec Marlon James, que je citerai sans vergogne ici) souligne combien l'oeuvre de Tolkien, quoi qu'il s'en défende, reflète tout de même une vision à la fois blanche et aristocratique de la société (il aurait sans doute pu ajouter l'hétérosexualité à la liste des filtres à travers lesquels Tolkien voit, inconsciemment, le monde).
Ce n'est pas (de mon point de vue) une accusation, juste un constat ; du reste, le monde littéraire a sans doute autant besoin de Tolkien que de son négatif (au sens photographique du terme), pour qu'aucune histoire n'en domine une autre...
Léopard noir, loup rouge de Marlon James (ouvrage lu en service de presse) est donc à tout le moins un roman nécessaire (pour servir de contrepoids à Tolkien dans la grande balance de la littérature) ; reste à savoir s'il est aussi juste que La Cité des nuages et des oiseaux, pour citer un ouvrage à l'ambition similaire, publié dans la même collection (Terres d'Amérique).
(Spoiler de chronique : oui, Léopard noir, loup rouge est d'une impeccable justesse ; contrairement à ce qu'écrit Sukhev Sandhu dans le Guardian, il évite magistralement l'écueil qui aurait consisté à "réécrire Tarzan en noircissant les visages", dixit Marlon James lui-même dans son entretien avec Tochi Onyebuchi).
Marlon James ne récuse d'ailleurs pas l'influence de Tolkien (voire de Howard, tous deux cités dans le même entretien), il l'assume au contraire, au travers de nombreux clins d'oeil, où perce cependant déjà toute son originalité :
– le pays où la quête prend place comprend des "terres du milieu" (pages 26, 148, 225, 446), coincées entre les Royaumes du Nord et du Sud ;
– le garçon qui est l'objet de la quête n'a pas de nom, "il est Garçon. Précieux pour beaucoup" (page 405, voir aussi page 668), manière évidente de marquer que ledit garçon est l'équivalent structurel de l'anneau de pouvoir cher à Gollum (d'où le titre, non exempt d'ironie, de cette chronique) ;
– "une vraie confrérie" (page 268, d'après une Sogolon moqueuse) se forme pour retrouver le garçon, même si elle est loin d'avoir la noblesse de celle de Tolkien (page 514, d'après Mossi, "Nous ne sommes pas des chevaliers. Nous ne sommes pas des ducs. Nous sommes des chasseurs, des tueurs et des mercenaires.")
– comme le fait remarquer fort justement Gromovar, "un épisode tel que celui de la dispute des trolls permettant à Pisteur de fuir rappelle fortement le maître oxonien" (voir le chapitre 10) ;
– le personnage de Kamikwayo (chapitre 25) est à l'évidence une version tragi-comique de celui d'Arachne (tout comme le personnage de Sogolon réécrit, me semble-t-il, celui de Gandalf, en beaucoup plus ambigu).
Tolkien lui-même proposait déjà une version inhabituelle de la classique quête (puisqu'il s'agissait de faire des kilomètres, non pour obtenir un objet de pouvoir, mais bien pour le détruire) ; Marlon James renchérit :
– en dupliquant la quête (et donc le duel final, voir chapitres 21 et 25) ; comme le résume l'Inquisiteur dès la page 120, "la quête du garçon a pris sept lunes. Un succès : ils ont trouvé l'enfant et l'ont ramené, mais quatre ans plus tard il a de nouveau été perdu, et la seconde quête, en groupe plus restreint, a pris un an et s'est soldée par la mort de l'enfant" ;
– en soulignant cette structure atypique par une partie entière de mise en place (partie 1, chapitres 1-5) et une partie entière de pause "poétique" (partie 5, chapitre 22) entre les deux quêtes (parties 2-4, chapitres 6-21, et partie 5, chapitres 23-25), sans jamais cesser une seconde de nous intéresser ;
– en rejetant tout héroïsme et tout manichéisme (j'y reviendrai), comme le révèle notamment le dialogue final entre les deux camps en présence, page 693 ("– Tu es le mal absolu. – Et tu es la naïveté incarnée") ;
– en ne fournissant pas une vision idyllique (et/ou caricaturale) de l'Afrique ; même si Marlon James bénit le Wakanda, parce qu'il lui a permis de vendre son roman à ses éditeurs, son univers n'a rien à voir avec ce que Mario Vargas Llosa baptisait l'utopie archaïque (regardez par exemple ce que cache la ville technologiquement avancée de Dolingo) ;
– en refusant d'adopter une narration omnisciente, dans laquelle tous les événements du roman pourraient être présentés sur un même pied d'égalité, donc inclus dans une totalité fermée et signifiante (plutôt que dans un tissu mouvant d'histoires plus ou moins contradictoires).
Un dispositif de récit
C'est sans doute ce dernier point le plus remarquable, et le plus central dans le projet de Marlon James, qui consiste, rappelons-le, à raconter la même histoire dans chacun des tomes de sa trilogie (qui peuvent donc se lire indépendamment les uns des autres), mais de trois points de vue différents, donc avec trois tonalités distinctes.
Comme l'explique Marlon James lui-même dans l'entretien avec Tochi Onyebuchi : "ce tome-ci est plus un récit picaresque, d'aventures, une odyssée. Le deuxième est probablement plus historique, réaliste magique. Et le troisième sera principalement de l'horreur" (au passage, notez deux mots importants, sur lesquels je reviendrai, "picaresque" et "horreur").
Ce dispositif inter-textuel en disait déjà long (d'autant qu'il n'aura pas "de tome 4 secret à venir. Pas de version 'authentique'"), mais Marlon James le double, me semble-t-il, d'un dispositif intra-textuel sans doute difficile à définir précisément, mais bien présent selon moi (ça correspond peu ou prou à ce que Nicolas Winter appelle joliment "la prodigieuse mise à l'écrit d'un tissage ahurissant de densité de légendes orales").
Essayons tout de même : beaucoup de commentateurs ont souligné l'aspect théâtral de certains passages de Léopard noir, loup rouge (Amal El-Mohtar sur NPR, Jaki McCarrick dans The Irish Times) ; mais pour moi, si enlevés qu'ils soient, ces dialogues, y compris quand ils se font aussi narratifs que le célèbre récit de Théramène chez Racine, manifestent au contraire un refus affirmé de ce que Stéphane Lojkine appelle le dispositif de scène.
Paradoxal ? Pas tant que ça. Comme Alain Robbe-Grillet (dans un tout autre registre) ou comme Léo Kennel (Wohlzarénine), Marlon James ne croit pas en la transparence totale de la représentation, il ne croit pas qu'il soit possible de directement mettre en scène le sujet de son histoire, il ne croit pas non plus qu'il soit possible d'atteindre la vérité profonde de ses personnages (tous sont autant de boîtes noires, sans mauvais jeu de mots, dans lesquels la lumière du jour entre difficilement, et toujours par le prisme d'une histoire, voir ci-dessous).
Tout ce qui est possible, c'est seulement de circonscrire sujet de l'histoire et intériorité des personnages via un dispositif de récit, et c'est pour ça qu'il y tant d'histoires (et de griots) dans l'histoire de Léopard noir, loup rouge : ces mini-récits sont le seul moyen, pour les personnages, d'entrer un tant soit peu dans l'intimité d'autrui (ce n'est pas un hasard si, pour se présenter, pour présenter le Léopard, pour présenter Sadogo, Pisteur recourt, à chaque fois, à un triolet d'histoires, dans les chapitres 1, 4 et 14, en précisant, la première fois, page 30, "toutes les histoires sont vraies").
Tout imparfait qu'il soit, le langage pourrait donc, comme dans un dialogue socratique, avoir une fonction maïeutique (sinon accoucher de la vérité, du moins "extraire les ténèbres de mon propre coeur", page 340) ; est-ce vraiment un hasard si Pisteur s'agace de la discussion stérile entre Sogolon et Kafuta, page 316 ("les deux disaient des choses que l'autre savait déjà") ?
Autre point significatif : toute l'histoire de Léopard noir, loup rouge est avant tout un long monologue adressé à un Inquisiteur du Sud, qui est à la fois une figure dévoyée du lecteur (ou de la lectrice), et un personnage intimement persuadé qu'il peut accéder, de façon univoque, à la vérité, au risque de se leurrer lui-même ("ce que tu disais vouloir, c'était un témoignage, mais ce que tu voulais vraiment, c'était une histoire, n'est-ce pas ?" lui demandera Pisteur page 589).
Cette adresse de Pisteur à l'Inquisiteur n'est pas perceptible partout dans l'ouvrage (on la trouve directement dans les chapitres 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 22, 23, 25 et indirectement dans les chapitres 14 et 17 ; autrement dit, elle s'estompe dans le milieu du roman) ; mais c'est tout de même elle, plus que la structure dupliquée évoquée plus haut, qui organise l'oeuvre, tel un fil tendu entre deux consciences – celle de Pisteur et celle de l'Inquisiteur, pour ne pas dire la nôtre.
Un naturalisme des bas-fonds
A travers ce fil imaginaire que je viens d'évoquer se transmet une vibration, bien réelle elle : tel que je viens de le décrire, le projet de Marlon James pourrait paraître cérébral, mais il parvient, au contraire, à nous faire ressentir avec intensité l'humanité de Pisteur, même si l'on ne partage ni sa couleur de peau, ni son orientation sexuelle, ni son sens (bien caché, mais réel) de la famille.
Cela tient, sans doute, à la "grande gueule" du personnage (page 195 ou 335, voir aussi pages 188, 316 ou 549), à sa truculence (le juron "nique les dieux"), son autodérision (à l'insulte "va te faire enculer mille fois" de la page 606, il répond "ça fait largement plus de mille fois que je me fais enculer") et surtout sa morale de voyou au grand coeur (pour ne pas dire de picaro mettant le doigt là où ça fait mal), qui place au-dessus de tout le respect des enfants, y compris "disgraciés" (page 538).
C'est présent dès le premier chapitre (comme le remarque fort justement Nicolas Winter, "un seul chapitre, et toute l'essence du roman capturé d'un seul trait") : Pisteur y décrit l'Inquisiteur comme "un homme possédant deux cent vaches, qui se repaît d'un carré de peau de garçonnet et de la cramouille d'une fillette qui ne devrait pas être la femme d'un homme".
Comme Tiger d'Eric Richer ou Dragon de Thomas Day, voire Monstrueuse féerie de Laurent Pépin, Léopard noir, loup rouge est donc aussi un roman sur l'enfance meurtrie (d'où l'importance accordée à celle de Pisteur dans la première partie), dans laquelle absolument tous les méchants de l'histoire, d'Adze à Sasabonsam, s'en prendront un jour ou l'autre à un gosse.
Même si la difformité physique est souvent de mise (aussi bien pour les bourreaux que les victimes, d'ailleurs), produisant des visions horrifiques que ne renierait pas un Clive Barker, les monstres sont parfois humains, trop humains : comme le dit amèrement Pisteur page 491, "on s'imagine encore que les monstres, ce sont ceux qui ont des griffes et une peau à écailles".
Tout ceci contribue à faire émerger, dans Léopard noir, loup rouge, ce "naturalisme des bas-fonds" que Bakhtine pensait à l'origine même du roman (j'en ai déjà parlé à propos de La Nuit du faune de Romain Lucazeau), un naturalisme qui nous rend étrangement familier son univers pourtant imaginaire, tout en servant de contrepoint à la fatalité tragique dont le roman n'est pas totalement exempt (Pisteur fait tout pour échapper à la spirale de la vengeance, mais elle finira quand même par lui faire tourner la tête).
Ce naturalisme à hauteur d'homme va de pair avec le dispositif de récit que je décrivais plus haut, et tous deux culminent dans une langue magistrale, pensée pour la restitution orale (une langue de griot donc).
Comme Marlon James l'explique à Tochi Onyebuchi, toujours dans le même entretien, il vaut mieux, quand on traduit un récit épique comme la Bible, dire "from the humus came the human" ("de l'humus naquit l'humain", avec une paronomase, une figure de style chère aux poètes de la performance, voir A travers tout de Mathias Richard) plutôt que "from the dust came Adam" ("de la poussière naquit Adam").
Application dans un passage, pris au hasard dans l'oeuvre (je cite en VO et en VF, pour mieux faire percevoir le travail sonore et rythmique originel) :
– "The thin tower tilted, tipped, and event bent a little until it ran into the fat tower, like lovers rushing to a hard kiss" (avec notamment un travail sur les consonnes dentales, T, D, N en début de phrase) ;
– "La mince tour s'est inclinée, renversée, et même tordue un peu jusqu'à heurter la tour épaisse, tels deux amants se hâtant vers un baiser" (traduction d'Héloïse Esquié).
Je laisserai le mot de la conclusion à Feyd Rautha : Léopard noir, loup rouge est bel et bien "un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. C'est un geste littéraire radical, et en cela un livre indispensable" – un livre auquel Albin Michel, ai-je envie d'ajouter, pourrait aisément apposer le même bandeau promotionnel qu'à La Cité des nuages et des oiseaux...
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