La Bibliothèque de Mount Char de Scott Hawkins
Pour Scott Hawkins comme pour moi, tout a commencé avec une bibliothécaire.
La mienne a éveillé mon intérêt pour La Bibliothèque de Mount Char en la comparant avec un autre roman atypique, La Nuit du faune – ce qui n'est pas sans fondement, nous le verrons, même si le côté étrange de l'oeuvre n'a pas tout à fait la même origine.
Comme il le raconte dans cet entretien (en anglais), celle de Scott Hawkins se plaignait, dans un atelier d'écriture, que "les bibliothécaires sont toujours dépeintes, dans la culture populaire, comme douces et aimant lire", mais jamais comme des folles homicides...
Ajoutez à cela l'influence du Sorcier de Terremer d'Ursula K. Le Guin (revendiquée par Scott Hawkins dans cet autre entretien), et vous obtenez la première scène du roman, où une bibliothécaire pas comme les autres, Carolyn, rentre chez elle avec le sang d'un homme sur sa robe – un homme qu'elle tue pour la première fois, mais il y en aura une deuxième quelques pages plus loin.
(Au passage, vous aurez donc remarqué que, un peu comme dans Dragon Ball, il existe, dans l'univers dépeint par La Bibliothèque de Mount Char, la possibilité de ressusciter – avec leur esprit intact – mais aussi de réanimer – en mode zombie – des personnages morts ; cela n'est bien sûr pas sans impact sur l'intrigue, qui assume pleinement son côté comics, comme l'ont remarqué aussi bien Gromovar que Thomas Day – j'ajouterai plus loin d'autres références graphiques, mais mentionnons d'ores et déjà celle d'Enki Bilal pour le design de la bibliothèque.)
Ce premier chapitre s'appelle "Aurore", une appellation qui prendra tout son sens dans l'interlude I, page 77 de l'édition poche : Carolyn y explique qu'on appelle "aurore" "la bataille qui avait marqué la fin de la troisième ère" ; nous sommes donc dans la quatrième, et peut-être en train de basculer dans la cinquième, puisque la figure divine régissant la quatrième, Père, semble avoir disparu, laissant derrière lui "une bibliothèque dont chaque livre ferait passer le Necronomicon pour Picsou Magazine" (d'après Apophis).
Evidemment, cette conception cyclique du monde, où les ères s'enchaînent périodiquement suivant un processus similaire, ça rappelle, dans un autre registre, plus mythologique que scientifique, La Nuit du faune ; une autre parenté évidente tient en l'usage de techniques ou de thématiques empruntées à l'univers du roman latin (si, si).
J'évoquerai rapidement les ekphrasis des pages 147-148 et 247-248 (les personnages d'Erwin puis de Steve s'y trouvent confrontés à des tableaux religieux, qui décrivent à l'évidence l'univers mythique où ils sont été immergés malgré eux) ou la tonalité spoudogeloion de l'ensemble (comme le dit fort bien Apophis, "certains éléments sont volontairement de nature décalée, non pas pour donner un côté loufoque (absent) mais pour créer un contraste violent entre l'apparence de certains personnages et leur nature destructrice").
Je me concentrerai plutôt sur un emprunt thématique qui me semble évident, mais qui a été peu mis en lumière, contrairement à la parenté avec Lovecraft (peut-être pas la plus flagrante pour moi, même si Apophis la justifie plutôt bien) ou avec le Gaiman d'American Gods (voir les chroniques d'Apophis, de Gromovar, d'Hugues Robert, de Nebal, d'Olivier Merly, de Soleil vert, de Sylvain Bonnet, de Victor Montag, de Yossarian ou de ZikSF) : le culte de Mithra (précurseur du christianisme, qui lui a emprunté beaucoup d'éléments).
Même si, comme le remarque fort bien Nebal, le barbecue de Père n'est autre que le taureau de Phalaris, comment ne pas penser aussi à la tauroctonie, d'autant que "Père" est précisément le nom du septième grade du mithraïsme, et que les douze bibliothécaires (apôtres ?), groupés par deux, figureraient assez bien les six autres ?
Cette interprétation est d'autant plus plausible que, sur les douze bibliothécaires, deux sont jumeaux (Peter et Richard), et que les catalogues d'Alicia et de Rachel sont similaires (ils portent tous deux sur l'avenir) ; par ailleurs, dans les six grades restant, il y a le Soldat (David à l'évidence) et le Lion (or Michael va en recruter deux pour protéger Steve).
La transition vers une nouvelle religion, moins patriarcale (le culte de Mithra était réservé aux hommes), va dès lors se traduire par une plus forte prégnance des figures maternelles : ce n'est pas un hasard si, après leur bannissement de la bibliothèque, les douze Pelapi se réfugient chez une veuve, Mrs McGillicutty – et si, bien sûr, celle qui semble le plus à l'aise dans la nouvelle situation est Carolyn.
Carolyn, justement, est l'un des trois personnages (avec Erwin et Steve) auxquels Scott Hawkins s'attache ; mais comme dans les romans et nouvelles de Dashiell Hammett mettant en scène (à la première personne, là où Scott Hawkins emploie la troisième) l'anonyme Agent de la Continentale, nous aurons très peu accès à ses pensées, notamment parce que la réussite de son plan implique qu'elle ne les fasse pas affleurer, voir page 42 (notez que la référence finale à Nerval prendra tout son sens page 464) :
"Quiconque se soucierait d'explorer ses pensées n'y trouverait que de l'inquiétude à propos de Père et un désir sincère – quoiqu'un tantinet nerveux – de complaire à David. Mais les extrémités de ses doigts tremblaient du souvenir des faibles vibrations mourantes de la hampe d'une lance de bronze, et dans son coeur la haine flamboyait tel un soleil noir."
A cette étrangeté narrative, qui s'ajoute donc à une étrangeté thématique (le mithraïsme), vient s'adjoindre une dernière étrangeté, structurelle elle, et qui va bien au-delà d'un recours massif aux flash-backs.
Comme dans le fameux montage des attractions d'Eisenstein ou le théâtre épique de Brecht, les épisodes semblent en effet avoir été choisis plus pour leur impact sur le lecteur ou la lectrice que pour leur intégration dans une trame d'ensemble (voir notamment le chapitre 5, le seul à ne pas adopter le point de vue d'un des trois protagonistes principaux) ; mais bien sûr, comme dans les meilleurs Harry Potter, ces éléments en apparence gratuits prendront tout leur sens ultérieurement...
Cette apparente disparité, qui contribue à l'aspect comics de l'oeuvre, trouve très certainement sa source dans la méthode d'écriture de Scott Hawkins, qui fait partie des "back-to-front and inside-out writers" (suivant la typologie de Diana Wynne Jones dans Reflections, page 136) : comme il l'explique rapidement dans cet entretien, et plus en détail dans cet autre, Scott Hawkins "passe basiquement les N premiers mois d'écriture à jeter au hasard des scènes sur une page", avant de "voir émerger une ligne directrice quelconque de la fange".
(Etant donné que Scott Hawkins est informaticien, je ne peux m'empêcher de voir dans cette méthode une transposition dans le domaine littéraire de la modularité propre à la programmation objet ou à la programmation fonctionnelle, par opposition à la rigidité hiérarchique de la programmation procédurale, mais j'ai peut-être tort ; quoiqu'il en soit, le résultat à un côté plus rhizomatique qu'arborescent, ce qui n'aurait pas déplu à Deleuze & Guattari.)
C'est à dessein que j'ai invoqué le nom de Diana Wynne Jones (la marraine littéraire de Neil Gaiman) ; il me semble, au final, que La Bibliothèque de Mount Char ressemble beaucoup à, par exemple, La Conspiration Merlin (en un peu plus extrême sans doute).
Comparez par exemple la lionne Nagasaki à l'éléphante Pudmini (et songez que Diana Wynne Jones, comme Scott Hawkins, a écrit un roman du point de vue d'un chien, qu'elle a publié, elle) ; songez aussi combien, sous un vernis en apparence humoristique, peut se dissimuler d'authentique tragédie, "quelque chose d'infiniment sombre" pour reprendre la formule de Nicolas Winter (Steve finit aussi brisé, d'une certaine façon, que Nick Mallory ; quant à Carolyn...)
Du reste, dans sa phase finale, qu'on peut juger trop longue ou pas assez (voir les chroniques de Boudicca, Gromovar ou Syfantasy), La Bibliothèque de Mount Char donne sens à tout son assemblage hétéroclite, en débouchant sur le même genre d'interrogation que le manga Lady Snowblood (de Kazuo Koike & Kazuo Kamimura) ou que le film Zero Dark Thirty (de Kathryn Bigelow) : que faire une fois atteint le but qui donnait un sens à sa vie ?
De ce point de vue-là, Hugues Robert a parfaitement raison d'écrire (et ce sera la conclusion de cette trop longue chronique) que La Bibliothèque de Mount Char est "une formidable fable morale, questionnant mine de rien en profondeur le rapport de l'humanité à la puissance, le rapport de la volonté à l'empathie, les notions d'importance relative des choses, ou d'ami et d'ennemi".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire