samedi 11 février 2023

La place de la pluie

Zoc de Jade Khoo


"Zoc ! Bon sang ! Me fais pas cette tête, regarde derrière toi plutôt ! Tu trimbales un fleuve avec tes cheveux..." (pages 9-10)


Dès la première scène de cette bande dessinée à la "narration lumineuse et contemplative, proche du cinéma" (dixit Benjamin Roure dans Bodoï, et il y a certainement, comme le remarque Manon de Miranda sur Lireka du Hayao Miyazaki dans ces images, mais pas que, j'y reviendrai), le personnage de Zoc est campé, autant (sinon plus) par le dessin que par ces quelques mots (qui sont impuissants, comme chez Junji Ito, mais dans un tout autre registre, à rendre compte du concept visuel qui fonde l'histoire).


A Zoc s'adjoindra (à la moitié de l'histoire, page 77 très exactement) le personnage de Kael, qui prend feu quand son entourage souffre : à l'évidence, ce duo d'ados atypiques ne déparerait pas dans la galerie de personnages pourvus de compétences dérisoires qu'a érigé Tim Burton (voir La Triste fin du petit Enfant Huître).


Tout comme les héros burtoniens, Zoc et Kael peuvent être vus sans trop forcer comme une "métaphore poétique de l'autisme" (ou de la neurodivergence au sens large), pour reprendre une expression de Mélanie Fazi commentant Edward aux mains d'argent (le meltdown autistique a d'ailleurs été décrit comme un incendie).


Comme chez Tim Burton, mais aussi, pour le personnage de Kael, comme chez Stephen King (la fillette éponyme de Charlie) ou chez Ransom Riggs (Emma dans la trilogie Miss Peregrine et les enfants particuliers), Jade Khoo s'attache aux conséquences pratiques que peuvent avoir ces "pouvoirs", incluant (sans surprise) les brimades (voir page 21, mais aussi page 124 : "peut-être que plus personne aura l'idée de me jeter de l'eau glacée sur la tête ou de me mettre le nez dans l'assiette voir si la sa sauce à l'ail colle à mes cheveux").


Sans surprise donc, la deuxième scène de la bande dessinée dépeint "une heure de néant intersidéral" (page 20), celle que Zoc passe chez son COP – à l'évidence, l'acronyme de Conseiller d'Orientation Professionnelle, mais comment oublier que "cop" signifie "flic" en argot américain ?


Dans la continuité de la voisine (page 12, "la place de la pluie c'est dans les égouts, pas sur ta tête"), ou de Yane, la soeur de Zoc (page 27, "les gens galèrent déjà à survivre en faisant des métiers utiles"), le COP se fait l'étendard d'une société utilitariste qui voit mal quoi faire de gens différents comme Zoc ; son discours préfabriqué évoque parfois le nonsense à la Fabcaro, voire celui, teinté d'onirisme, de Winsor McCay – suis-je le seul à trouver que le noeud papillon de Zoc rappelle Flip, et le teint sombre de Kael, Imp ?


On ne s'étonnera donc pas que Zoc parte en "quête d'une place à elle dans un monde trop compliqué" (dixit Benjamin Roure dans Bodoï), sur le modèle des chatelets, ces "sortes de troubadours" itinérants (page 11) qui sont à l'évidence aussi "inutiles" que Zoc (ce n'est pas un hasard si elle les admire, bien sûr).


Comme le Tim Burton de Beetlejuice, Jade Khoo offre finalement un sort heureux à ses protagonistes torturés, et une morale à son histoire ; mais l'essentiel n'est pas là, comme le remarquent aussi bien Manon de Miranda sur Lireka ou Benjamin Roure (encore lui) dans Télérama.


De fait, les questions que Jade Khoo a soulevées au passage sans en avoir l'air (y compris des problématiques écologiques, comme Hayao Miyazaki) sont suffisamment intéressantes, et son dessin, suffisamment maîtrisé, pour emporter l'adhésion (oui, exactement comme Zoc parvient à réunir, page 110, "les agris, les écolos et les chasseurs l'espace d'un mois").


Le dessin, justement, avec sa ligne claire et ses "teintes tranchées et inattendues" (dixit Benjamin Roure dans Bodoï), sans parler de son découpage très aéré (il y a en moyenne 1,77 case prenant la largeur d'une page par planche), c'est sans doute l'atout maître de Zoc (beaucoup de nuances transitent par lui, comme chez tout vrai bédéiste).


On l'aura deviné, cette bande dessinée (d'autant plus impressionnante si l'on songe que c'est une première oeuvre) mérite d'être lu au-delà du public jeunesse auquel elle semble à première vue destinée.



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