vendredi 3 mars 2023

Dans le chrone véramorphe

L'Etoffe dont sont tissés les vents d'Antoine St. Epondyle


Prolongement


"A la cinquième salve, l'onde de choc fractura le fémur d'enceinte..." cet incipit (rappelé page 73) sera-t-il, un jour, aussi célèbre que le "Longtemps je me suis couché de bonne heure" de Marcel Proust, avec qui Alain Damasio partage la même quête "d'un style, d'une langue minoritaire dans la langue" afin de "répondre au plus haut désir du sujet sensible" (dixit Stéphane Chaudier page 438 de La Langue littéraire) ?


En tout cas, l'un comme l'autre écrivain ont cette particularité d'avoir écrit des livres dont même leurs détracteurs ne sauraient méconnaître l'importance ; peu d'entre eux oseraient, je pense, dénier à La Horde du contrevent le qualificatif que lui accole Antoine St. Epondyle dans son court essai (page 57) : "l'un des chefs d'oeuvre de la littérature de science-fiction contemporaine" (de la littérature tout court, ai-je envie d'ajouter).


Après, comme tout chef d'oeuvre, La Horde du contrevent peut être difficile d'accès, comme le rappelle Antoine de St. Epondyle page 53 (indice : il faut lire à haute voix), et surtout susciter, en fin de lecture, une myriade de questions qui appellent (ou non, suivant son humeur) un prolongement.


Ce prolongement, c'est précisément ce qu'Antoine St. Epondyle ambitionne d'offrir dans L'Etoffe dont sont tissés les vents (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), en présentant des textes de trois natures différentes (chacun comportant son lot de spoilers, ce que cette chronique s'efforcera d'éviter) :

– un ensemble de trois textes fictionnels, dus à Alain Damasio lui-même et à Mélanie Fievet, (j'en dirai brièvement un mot juste après cette première présentation de l'ouvrage) ;

– un essai, ou plutôt, comme le dit modestement Antoine St. Epondyle page 54, "une proposition d'analyse", qui prend la suite de l'ouvrage de Stéphane Martin & Colin Pahlish (j'y consacrerai les deux parties suivantes de cette chronique, comme je l'explique un peu plus bas) ;

– un ensemble de trois entretiens avec, pour le dire vite, des auteurs et autrices de "produits dérivés" de La Horde du contrevent (Isis Fahmy & Benoît Renaudin, Eric Henninot, Camille Archambeaud), qui offrent "un aperçu des différences d'approche de chacun.e dans la compréhension du roman" (page 71), et incitent ainsi le critique qu'est Antoine St. Epondyle (ou le blogueur que je suis) à la modestie (non, Alain Damasio ne passera pas "dans le chrone véramorphe", page 40).


Avant d'expliquer l'approche "en creux" adoptée pour cette chronique, un petit mot des trois textes de fiction placés en tête du livre :

– "Exhorde" est une introduction à La Horde du contrevent, qu'Alain Damasio a choisi de ne pas faire figurer dans l'ouvrage final, sans doute parce qu'elle était trop explicite ; son intérêt principal est de montrer que l'auteur était parfaitement conscient de l'ambiguïté constitutive de toute polyphonie littéraire (écrite par un, mais prétendant représenter plusieurs), puisqu'il faisait explicitement de Sov le filtre des autres voix, un peu comme dans le Saccage de Quentin Leclerc ;

– "Le Conte du ventemps" est la première version d'une scène du chapitre VII de La Horde du contrevent ; Caracole y décrit le voyage vers l'Aval, dans le sens du vent, comme un rajeunissement, et présente ainsi implicitement le voyage vers l'Amont, contre le vent donc, comme une maturation (pour ne pas dire une quête initiatique) ;

– "Steppe Back", enfin, est une nouvelle (très réussie) de Mélanie Fievet ; l'autrice s'y coule avec bonheur à la fois dans l'univers et le style d'Alain Damasio, pour nous conter le devenir d'un groupe de personnages que La Horde du contrevent occultait (peut-être délibérément ; en effet, le roman est censé être "le premier tome d'un diptyque dont le deuxième volet est à paraître", voir page 180).


Venons-en maintenant au coeur de l'ouvrage proprement dit, l'essai d'Antoine St. Epondyle, qui est de bonne tenue, disons-le d'entrée : bon nombre de concepts sous-tendant l'univers de La Horde du contrevent y sont pleinement exposés, et certains angles d'analyse choisis renouvellent notre vision de l'oeuvre (par exemple, l'angle alpha des pages 204-205, outil critique emprunté à Frédéric Lordon).


Néanmoins, son analyse comporte (pour moi) des omissions dommageables, dans au moins deux domaines (qui formeront donc les deux parties suivantes de cette chronique) : les influences littéraires d'Alain Damasio, mais aussi ses ambiguïtés philosophiques (peut-être tout autant assumées que celle relative à la polyphonie, que j'évoquais plus haut).


En décrivant ces deux montagnes qui bordent la bande de contre critique où évolue Antoine St. Epondyle, face au furvent Alain Damasio, cela me permettra, je pense, de faire apparaître, en creux, tout l'intérêt de son essai – rien que cette façon d'ouvrir le débat est déjà beaucoup, de mon point de vue, surtout devant un sujet aussi imposant.


Influences


Antoine St. Epondyle cerne à peu près correctement le périmètre théorique et philosophique où évolue Alain Damasio, (Spinoza, Nietszche, Deleuze, j'aurai l'occasion d'y revenir), même s'il oublie une référence à mon sens capitale (j'y reviendrai là aussi), celle du Valère Novarina de Devant la parole (pourtant invoquée par Alain Damasio dans nombre d'entretiens, mais aussi en épigraphe des Furtifs).


En revanche, à part Mallarmé (qui n'est guère évoqué que pour ses théories, voir page 93), Antoine St. Epondyle fait totalement l'impasse sur les influences littéraires d'Alain Damasio, alors même qu'elles pourraient enrichir son analyse ("Puissance de la parole" de Poe aurait pu être convoqué page 141) ou, pire qu'elles donnent son nom à son essai ! (Rappelons-le, la phrase en question d'Alain Damasio, évoquée notamment pages 120 ou 139 et de l'essai, vient tout droit de La Tempête de Shakespeare, avec juste "vents" au lieu de "songes".)


Au vu de la page 55, Antoine St. Epondyle a visiblement pris pour argent comptant les déclarations d'Alain Damasio, suivant lesquelles il "ne lit aucun roman, surtout pas de SF et jamais de fantasy" – des déclarations qui me semblent plus relever d'une stratégie de légitimation de son oeuvre auprès du grand public que d'une réalité avérée.


Une preuve de ce que j'avance (fort respectueusement, je le précise), outre cet entretien, où il reconnaît l'influence d'Antoine Volodine ? Alain Damasio a préfacé l'intégrale du cycle F.A.U.S.T. de Serge Lehman, préface dans laquelle il loue la construction des personnages (tiens, tiens, c'est aussi un de ses points forts), mais aussi dans laquelle il avoue avoir, jadis, réclamé une préface au romancier...


Cette influence (parmi d'autres à mettre au jour) est d'autant plus intéressante que Serge Lehman, comme Alain Damasio, invoque lui aussi le concept de surhumain de Nietzsche (voir La Brigade chimérique), qu'il n'interprète pas du tout de la même façon.


Chez Serge Lehman, pour qui l'humain existe autant sur un plan immanent, animal, que transcendant, symbolique (voir Véga), le surhumain est peu ou prou l'équivalent du super-héros, muni de super-pouvoirs (une lecture courante, mais quelque peu incorrecte, de Nietzsche).


Chez Alain Damasio, en revanche, et Antoine St. Epondyle met parfaitement en lumière cette articulation avec la pensée de Spinoza, le surhumain le devient en gagnant en puissance d'action et, accessoirement, en privilégiant le low tech (pour plus de précisions, voir page 193 de l'essai, mais aussi ce que je disais de Scarlett & Novak).


Les emprunts d'Alain Damasio aux écrits de Nietzsche et de Spinoza ne s'arrêtent pas là (l'Eternel retour, les trois métamorphoses de l'esprit, l'immanence pour le premier ; la nature, les passions, l'immanence encore pour le second), et Antoine St. Epondyle les décrit parfaitement, comme les références à Deleuze (la ritournelle, le nomadisme, l'immanence aussi).


Par contre, comme je le disais en ouverture de cette section, Antoine St. Epondyle ne cite pas une seule fois Valère Novarina, or la conception du langage exposé par ce dernier dans Devant la parole est, pour moi, à l'origine même de La Horde du contrevent. – roman où , rappelons-le, "la voix des personnages est un flux intérieur, un vent qui vient littéralement d'eux" (page 89).


Pour Valère Novarina en effet, le langage est quelque chose d'éminemment physique, un souffle qui nous traverse ou, plus précisément, se loge dans ce trou en nous, ce "passage parlé" qui est notre bien commun – difficile de ne pas remarquer la parenté avec La Horde du contrevent (où le langage peut, parfois, agir sur le réel, voir page 135 de l'essai).


Ambiguïtés


Cette conception du langage, qu'Alain Damasio me semble bel et bien relayer dans La Horde du contrevent, débouche sur une première ambiguïté (mineure) de son projet de "novellisation philosophique" (page 64) : alors même qu'il promeut une vision avant tout physique, donc orale, du langage, il joue également sur son aspect visuel (Antoine St. Epondyle parle fort bien, d'ailleurs, de ces jeux typographiques, à l'évidence hérités de Mallarmé).


Cela peut se concevoir, compte tenu de la volonté (mallarméenne) d'art total qui est celle d'Alain Damasio (voir notamment page 81) ; mais que dire des jeux oulipiens (palindrome, monovoyelle, escalettre) auxquels Caracole doit se soumettre à Alticcio (jeux dont Antoine de St. Epondyle ne parle pas, ce coup-ci) ?


Certes, il y a là une part de moquerie envers les érudits qui s'adonnent à ces jeux stériles (voir aussi l'épisode du déchiffrement dans Les Furtifs), mais il y a aussi une jubilation (bien compréhensible) de l'auteur à les mettre en scène, alors même qu'ils contredisent, par leur côté élitiste et plus graphique qu'oral, la conception physique du langage comme dénominateur commun de l'humanité, promue par Valère Novarina et relayée par Alain Damasio.


Sans doute n'y a-t-il là qu'une de ces infimes ambiguïtés qui enrichissent une oeuvre, en la mettant en tension ; l'ambiguïté suivante est plus gênante, du moins pour le projet de "novellisation philosophique" (page 64) qui était, semble-t-il, celui d'Alain Damasio (mais tout comme le voyage de la 34e Horde vaut mieux que sa destination, La Horde du contrevent vaut clairement plus qu'une simple illustration pédagogique des concepts deleuziens).


Si le langage est conçu de façon aussi physique (d'une façon rappelant le skaz russe), c'est bien pour ancrer le lecteur ou la lectrice, et bien sûr les personnages, dans la matérialité même du monde évoqué (Antoine St. Epondyle le dit très bien page 92), et donc pour faire sentir, à même les gorges articulant les sons, que seul "l'ici et maintenant" (page 121) compte : comme chez Spinoza, Nietsche ou Deleuze, il n'y a pas la moindre transcendance, seul existe le plan d'immanence.


Le problème, c'est que même si Alain Damasio s'arrange pour tout faire découler "de la même matière originelle" (page 119), il introduit tout de même, dans ce monde ouvertement moniste, une réalité, le vif, qui ressemble furieusement à l'âme (Mélanie Fievet emploie d'ailleurs le mot dans sa nouvelle, page 39) ; de même, Les Furtifs évoquent des anges, et le personnage de Captp, dans La Zone du dehors, peut se voir comme une figure christique.


Antoine St. Epondyle a beau jeu de soutenir, par exemple page 133, que "le vif n'est pas à confondre avec une 'âme' au sens des traditions judéo-chrétiennes", la lecture new age du concept vient très vite à l'esprit de, par exemple, Camille Archambeaud, qui va même jusqu'à parler, page 279, de "vies antérieures" !


Voir le vif comme une (émouvante et réussie) métaphore du "souvenir des morts rendu tangible et palpable" (page 149) n'aide pas plus à écarter le spectre de la "réincarnation" (page 151) : comme Alain Robbe-Grillet le montrait en son temps dans un article ("Nature, humanisme et tragédie", recueilli dans Pour un nouveau roman), l'usage de la métaphore pousse fatalement le lecteur ou la lectrice à sortir "de l'univers des formes pour se trouver plonger dans un univers de signification" – aka le monde des idées transcendantales cher à Serge Lehmann.


Dit autrement, Alain Damasio prétend, dans La Horde du contrevent, comme dans le reste de son oeuvre d'ailleurs, mettre à la porte la transcendance, mais il la fait revenir par la fenêtre... Ca n'enlève rien à la force épique du roman, mais ça amoindrit un peu, tout de même, sa portée philosophique – à croire qu'imaginer une alternative aux histoires canoniques n'est pas si facile que ça ! (Voir L'Enigmaire de Pierre Cendors.)


De façon similaire, des traits de la "vraie vie" menée par la Horde peuvent questionner, par exemple "les rôles masculins / féminins" (page 245) et "la limite stricte de l'hétérosexualité" (page 159), sans parler de la fascination qu'Alain Damasio, comme Frank Miller, éprouve visiblement pour les mâles alpha (Slift dans La Zone du dehors, Golgoth dans La Horde du contrevent, Hernan Aguero dans Les Furtifs).


Cet ensemble de traits relevant, pour le dire vite, du patriarcat bien compris pourrait être anecdotique, mais ça ne l'est pas dans la mesure où Alain Damasio s'inspire ouvertement de Deleuze, or chez Deleuze & Guattari, le devenir-femme est tout aussi important, sinon plus, que le devenir-animal (un concept qu'Antoine St. Epondyle oublie d'ailleurs de convoquer, alors même qu'il explique fort bien la Horde).


Posent également question aussi bien l'utilitarisme en vigueur au sein de la Horde (page 143, "chaque hordier a une utilité bien particulière pour le groupe", comme un organe, donc on est loin de l'idéal du Corps sans Organes promu par Deleuze & Guattari) que son nomadisme même (surtout si l'on se rappelle que, chez Aristote, l'esclave est associé à la mobilité, et l'homme libre, à la sédentarité).


Toutes ces ambiguïtés, qui ne sont vraiment gênantes que si l'on considère avant tout La Horde du contrevent comme une "novellisation philosophique" (page 64), Antoine St. Epondyle les perçoit, on l'a vu, mais il les évacue, parfois dans des notes en bas de page, au lieu de s'en servir pour montrer que le roman d'Alain Damasio est une réussite, non parce qu'il remplit à merveille le projet de son auteur, mais précisément parce qu'il s'en affranchit...


Ceci dit, toutes ces omissions, sur lesquelles je me suis sans doute plus étendu que nécessaire, n'enlèvent rien à la pertinence et à la clarté (soulignons-le) manifestées par Antoine St. Epondyle tout au long de son essai – où les lecteurs et lectrices de La Horde du contrevent devrait donc trouver de quoi prolonger, avec bonheur, leur expérience de lecture.




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