La Nuit du faune de Romain Lucazeau
Dès le début (page 12) de ce court roman (lu en service de presse), deux clins d'oeil (l'un au Maurice Sendak de Max et les Maximonstres, l'autre à un célèbre sonnet de Joachim Du Bellay) délimitent l'ambition de Romain Lucazeau (réaffirmée tout au long de l'oeuvre, par exemple avec ces autres clins d'oeil au Magicien d'Oz de Lyman Frank Baum, page 119, ou à un sonnet de Mallarmé, page 145) : livrer "une synthèse du cosmos lui-même, une histoire totale, un immense et épique récit de toutes choses" (page 167) – écrire, suivant la formule de Feyd Rautha, "le 'roman des romans' de science-fiction", quoi.
Cette volonté de rassembler en une même torsade les multiples fils qui trament l'histoire de la littérature (au sens large) amène Romain Lucazeau à revenir (comme Rabelais, Voltaire ou Dostoïevski avant lui) à une forme antique (illustrée notamment par Lucien de Samosate) que Mikhail Bakhtin (pages 112-119 de son ouvrage sur l'écrivain russe) voit comme l'origine de tout roman : la ménippée.
Pour décrire ce genre fondateur, Bakhtin établit un ensemble de quatorze caractéristiques, que je me propose de passer (très scolairement) en revue pour montrer comment elles s'appliquent à La Nuit du faune.
La première est l'élément comique, que la blogoSFère, hypnotisée par l'aspect "hard SF" du texte, ne me semble pas avoir relevé jusque-là ; certes, l'humour est discret dans La Nuit du faune, et souvent plus proche de l'ironie voltairienne, mais tout de même, dès le premier chapitre (page 27) le "rôle d'initiatrice" dévolu à Astrée vole en éclats à peine instaurée, je vous laisse voir comment – et je ne parle même pas des réflexions savoureuses, du type : "même après qu'ils eurent conquis l'espace, leurs organes génitaux leur semblaient le plus haut objet d'estime possible" (page 114).
La deuxième caractéristique est l'affranchissement de toutes contraintes liées à l'Histoire ou à la vraisemblance : évidemment, les puristes de la "hard SF" m'objecteront que, contrairement à Voltaire dans son Micromégas (une autre référence de Romain Lucazeau, fort bien vue par Feyd Rautha), l'auteur explique comment un corps biologique peut, en une nuit, sauter d'une planète à l'autre (une vague histoire de copie en neutrinos)… Certes, mais il traite (délibérément) avec légèreté, par exemple, la problématique de la communication inter-espèces (juste évoquée deux fois, pages 17 et 45).
C'est que le propos de Romain Lucazeau n'est pas là, mais bien dans ce qui constitue la troisième caractéristique de la ménippée : utiliser des situations extraordinaires pour mettre à l'épreuve des idées philosophiques, incarnées par des personnages (la croyance en la puissance du savoir, qui est celle du faune Polémas, ou la résignation d'Astrée). Il y a, du reste, de nombreuses allusions à des philosophes dans l'oeuvre, notammant à Nietzsche (comme l'a, là encore, très bien vu Feyd Rautha) : je pense par exemple à la page 248, qui utilise la même parabole (celle du chameau, du lion et de l'enfant) que La Horde du contrevent d'Alain Damasio.
Cette mise à l'épreuve recourt, et c'est la quatrième caractéristique, à un "naturalisme des bas-fonds" : en forgeant cette expression, Bakhtin pensait notamment aux tavernes et aux orgies de Pétrone (qui se retrouvent, fugitivement, page 171 de La Nuit du faune), mais elle s'applique tout aussi bien, selon moi, aux innombrables espaces en déshérence qu'Astrée, Polémas et (quand il les aura rejoints) Alexis vont visiter au cours de leur voyage (je pense notamment au chapitre 10). L'idée de base est de rendre concrètes les idées philosophiques manipulées, et ça, Romain Lucazeau le fait à merveille.
La cinquième caractéristique, très bien illustrée par le Micromégas de Voltaire, c'est la capacité à faire voir le monde à grande échelle, de quoi susciter, bien sûr, ce "choc esthétique devant la grandeur et la diversité du monde" (page 69), ce sublime qui est, suivant Istvan Csicsery-Ronay, une des modalités phares de la science-fiction (l'autre étant le grotesque, voir la précédente caractéristique). Ici, ce qui est mis en avant, c'est, notamment, l'inscription des vies individuelles dans des cycles plus vastes, du carbone (chapitres 1-5), du silicium (chapitres 6-9), de l'excitonium (chapitres 10-11), du non-baryonique (chapitre 12).
La sixième caractéristique, c'est la construction de l'histoire sur plusieurs niveaux, traditionnellement trois (le monde des morts, le monde des vivants, le monde des dieux), ce qui permet de voir le dessous des cartes. Malgré ses clins d'oeil à Dante (remarqués par Feyd Rautha ou Nicolas Winter), Romain Lucazeau ne décalque pas vraiment La Divine comédie ; en revanche, il imbrique bien les uns dans les autres les quatre cycles que je viens d'évoquer, et il démontre (grâce à son expérience avec la Red Team ?) qu'une guerre peut (hélas) en cacher une autre, à un niveau supérieur (entre partisans du big freeze et partisans du big crunch, par exemple).
Suite logique de la cinquième caractéristique, la septième est l'observation de la vie depuis un point de vue inhabituel, né notamment du changement d'échelle : c'est bien l'exercice auquel Astrée va astreindre Polémas – et avec lui le lecteur ou la lectrice. Là encore, ce qui n'a (apparemment) pas de sens au sein d'un cycle peut en avoir un dans le suivant...
La huitième caractéristique, c'est l'usage dans la narration d'états mentaux inhabituels, parfois proches du rêve ou de la folie : La Nuit du faune vérifie ce point par sa structure même (le voyage du faune s'effectue en une nuit, pendant que son corps physique est endormi, mais il ne s'agit pas vraiment, prétend Astrée, d'un rêve), mais aussi par sa galerie de personnages dont le statut d'ultime survivant joue sur leur mental (pensez à l'IA des pages 59-61, ou au "tautologique habitant" d'Encelade, page 94).
Ces états mentaux spécifiques peuvent conduire, bien sûr, aux comportements scandaleux ou excentriques qui font l'objet de la neuvième caractéristique : La Nuit du faune en comprend son lot, à commencer par la réaction d'Astrée page 27 (que j'évoquais plus haut), mais on peut aussi penser à toutes les fois où elle démonte avec impertinence la langue de bois maniée par ses interlocuteurs (par exemple la baleine du chapitre 8).
La dixième caractéristique, c'est l'usage de contrastes marqués (dans le destin des personnages) ou de transitions abruptes (dans le déroulement de la narration), autrement dit la polarisation de l'histoire. Là encore, La Nuit du faune en joue, et ce dès le début : la déesse que Polémas venait supplier dans le chapitre 1 se révèle être une fillette (en fait, une adulte ayant décidé de rajeunir). Plus loin, on verra les personnages passer de l'enfer de la guerre entre Guelfes et Gibelins (chapitre 8) au paradis virtuel de Galatée (chapitre 9).
Ce paradis, qui offre "la seule source de joie en ce monde et dans tous les autres : la possibilité de créer" (page 169), c'est à l'évidence, avec les Jupitériens du chapitre 4, la part d'utopie réclamée par la onzième caractéristique ; on peut également y rattacher, en négatif, les innombrables dystopies que contient le roman – après tout, elles sont, à leur manière, des réussites en matière de stabilité...
La douzième caractéristique, la plus formelle, se traduit par un recours à un style mixte, mêlant notamment la prose et la poésie pour mieux appréhender la diversité du monde décrit : là encore, autant le style de Romain Lucazeau (salué à juste titre par Apophis et Nicolas Winter) est d'une égale qualité d'un bout à l'autre de l'oeuvre, autant il n'hésite pas à incorporer (parfois en italique, comme dans la plainte non ponctuée de l'IA pages 60-61) de véritables petits poèmes, rimés (mais de façon fort peu classique, comme à la page 83) ou non (comme aux pages 159-160, la mise à la ligne étant le fruit de l'auteur lui-même) :
"Profonde et envoûtante dérive,
Promesse de lenteur et d'incessant repos,
Mouillage,
En des eaux lagunaires qu'aucune brise ne tend,
Submersion sans orage
Jamais ne s'achevant au large d'un îlot."
Ce style délibérément hybride conduit bel et bien à une approche différente du langage, qui constitue la treizième caractéristique de la ménippée ; comme Bakhtin l'a dit ailleurs, la ménippée, comme son descendant le roman, recourt à un vocabulaire en perpétuelle évolution, car en prise sur le monde… d'où l'usage par Romain Lucazeau de termes relevant du vocabulaire scientifique le plus pointu, comme "excitonium".
Enfin, la quatorzième et dernière caractéristique, c'est précisément cette prise sur le monde, cette façon de s'emparer des grandes problématiques de son temps (comme la sixième extinction de masse), et de prendre position dans les polémiques du moment, quoique pas forcément de façon frontale. Ici, je songe à ce passage du chapitre 12 (page 231) où Romain Lucazeau décrit, non sans ironie, une pandémie : "les gouvernements de ces tristes peuplades s'agitaient durant quelque temps, un clignement d'yeux, décrétaient des mesures d'isolement, des quarantaines."
Alors, Romain Lucazeau et Lucien de Samosate, même combat ? Bon, je fais sans doute partie de ces affreux lecteurs dont parle Apophis, ceux qui sont plus réceptifs au conte philosophique qu'à la hard SF, mais une chose me semble sûre : Romain Lucazeau n'utilise la hard SF que pour mieux la mettre en tension, tout comme, en son temps, Pétrone se démarquait de la romance grecque (d'après cet article de R. Bracht Branham qui repense la ménippée de Bakhtin).
Là où je rejoindrais la blogoSFère, c'est que La Nuit du faune me semble bel et bien être ce classique instantané, cet " événement littéraire de la rentrée, à tout le moins dans le microcosme de la science-fiction de langue française" décrit par Feyd Rautha (pour savoir si c'est le seul, il me faudra encore lire le dernier roman de Sabrina Calvo).
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