samedi 11 février 2023

Le cortège omniprésent des cruautés urbaines

Harlem Shuffle de Colson Whitehead


Parmi les différentes formes de narrativité distinguées, d'après le Living Handbook of Narratology, par Marie-Laure-Ryan, figure en bonne place "la 'narrativité proliférante' (n'ayant pas de narration principale, mais une série de petites narrations impliquant la même galerie de personnages, comme dans les romans picaresques ou relevant du réalisme magique)".


C'est assurément de cette narrativité-là que relève Harlem Shuffle, qui nous présente (je ne suis pas le premier à le remarquer), trois étés (1959, 1961,1964) dans la vie d'un marchand de meubles de Harlem (Ray Carney), chacun centré autour d'une problématique différente (les suites d'un casse, la vengeance contre un escroc, les suites d'un autre casse, pour le dire vite), mais mobilisant plus ou moins les mêmes acteurs (notamment Pepper, un des personnages les plus réussis du livres, avec Miss Laura) et dessinant, au final, la trajectoire d'un homme "un peu filou" (page 51) à travers différentes couches de la société.


Même s'il n'est pas raconté à la première personne (mais tout de même, le roman "suit de très près Carney", dixit Daniel Lewis sur The Arts Desk), et même si son personnage principal ne voyage pas vraiment (c'est plutôt les événements qui viennent à lui, comme attirés par l'enseigne, voyante, de son magasin), Harlem Shuffle lorgne donc clairement du côté du roman picaresque, voire de son ancêtre latin (le Satyricon de Pétrone) – autrement dit, du "naturalisme des bas-fonds" cher à Bakhtine (voire à Steinbeck, auquel on pense parfois).


Je l'ai dit, Ray Carney n'est pas vraiment en transit (quoique il fasse beaucoup de voyages entre les quartiers noirs d'uptown et les quartiers blancs de downtown, et qu'il déménage une fois au cours du roman), mais il a tout de même une place particulière, dans "l'entre deux : entre le jour et la nuit, le travail et le repos, les bons à rien et les prodiges" (page 188).


C'est précisément cette position intermédiaire qui lui permet d'avoir un aperçu (critique) des différentes classes sociales composant la société new-yorkaise des années 60, des classes d'ailleurs pas si différentes que ça au fond :

"Après avoir suivi coup sur coup le banquier et le dealer, Pepper fut forcé de constater que les deux exerçaient le même métier" (page 247).


Qu'il se frotte à des gangsters (suite aux bêtises de son cousin Freddie), à un escroc qui représente "le système blanc dissimulé derrière un masque noir" (pages 266-267) ou, enfin, comme chez James Ellroy, à "des riches en colère, tout aussi vicieux que les gangsters, sauf qu'ils n'avaient pas à se cacher" (page 377), Ray Carney mettra à chaque fois à nu, parfois malgré lui, les lignes de force qui structurent la ville – "le cortège omniprésent des cruautés urbaines" (page 139) ou, pour le dire comme Oriane Jeancourt Galignani dans Transfuge, "la sauvagerie des rapports sociaux".


Sans surprise, parce que Harlem Shuffle est aussi un grand roman noir, et que le roman noir est avant tout un "romanville", suivant la jolie formule de Robert Deleuse (qui déteste Ellroy, personne n'est parfait), ces structures de pouvoir sont inscrites dans le corps urbain (autant sinon plus que dans les esprits des personnages), voyez par exemple :

– la division évidente, déjà mentionnée, entre l'uptown pauvre et le downtown riche, qui inverse, petite particularité de New York, la classique métaphore qui place les riches en haut et les pauvres en bas (voir le diptyque chinois de Catherine Dufour) ;

– le côté écrasant des immeubles de la (richissime) Park Avenue, qui ont "une posture, une assurance, une confiance en leur force" dignes d'un "canyon" (page 356) ;

– "ces marquises immenses et ces panneaux publicitaires géants", dont le texte change peut-être pendant la nuit, pour composer "un message de haine pure, inscrit sur la ville même" (page 201) ;

– "ce smog jaune, comme si les mauvaises pensées de tous les habitants flottaient dans les airs" (page 167, en VO "the yellow smog – it was like you saw everybody's bad thoughts lurking in the air").


Dit autrement, en constatant ainsi l'interaction réciproque, quasi fantastique, entre une ville et ses habitants, Colson Whitehead retrouve les thèses psychogéographiques de Guy Debord (dont je parlais récemment à propos de Maraude(s)) – et c'est loin d'être la première fois, voir la chronique qu'Hugues Robert consacrait au Colosse de New York.


Colson Whitehead retrouve également une mélancolie digne de Baudelaire, à évoquer cette ville qui change plus vite "que le coeur d'un mortel", notamment dans le chapitre final (l'allusion évidente à Ground Zero, tout comme le sort de James Powell préfigure celui de George Floyd, ou le "traitement" de la page 178, les thérapies de conversion), mais pas seulement :

"T'es allé sur la 1re avenue récemment ?

Je pousserais peut-être jusque-là si on me filait un tank, répondit Pepper" (page 247).


On l'aura deviné au travers des citations dont j'émaille cette chronique, l'autre tonalité du roman, c'est "la dérision", conçue comme "un moyen de relâcher la pression" (page 311) et donc de survivre au désenchantement, pour ne pas dire au désespoir existentiel : après tout, "la vie ne vaut pas grand-chose" (page 326), et surtout elle n'a guère plus de sens que cette pièce (imaginaire, si je ne m'abuse) dont les spectateurs et spectatrices ne savent pas si elle est "une tragédie ou une farce" (page 384).


Cette tonalité douce-amère, ce passage d'un sentiment à un autre (à la même vitesse que Ray Carner passe d'un quartier à un autre) convient à merveille à la prolifération narrative que j'évoquais en entamant cette chronique, et aux innombrables personnages qu'elle brasse (shuffle), comme des cartes dans "une partie de bonneteau" (page 178).


Pareille diversité à tous les niveaux d'un texte (ton, narration, dramatis personae), c'est certes le gage d'une lecture plaisante (pour ne pas dire jouissive), mais c'est aussi, comme le rappelle Pascale Mounier, le concept qu'ont mis en avant les premiers théoriciens du roman pour le distinguer de l'épopée (et de son principe d'unité promu par Aristote).


Avec Harlem Shuffle, Colson Whitehead se range donc bel et bien du côté des ces romanciers (le Romain Lucazeau de La Nuit du faune, le Marlon James de Léopard noir, loup rouge, l'Anthony Doerr de La Cité des nuages et des oiseaux) qui entendent retourner, chacun à leur manière, aux sources du roman, afin de revivifier le genre – et qui y réussissent brillamment.



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