dimanche 30 avril 2023

Yog-Sothoth me vienne en aide !

Celui qui hantait les ténèbres (& Dagon) de Gou Tanabe d'après Lovecraft


Je l'écrivais à propos de son adaptation du Cauchemar d'Innsmouth, Gou Tanabe ne fait pas que transcrire (brillamment, si l'adverbe peut s'employer à propos de planches aussi sombres, autant graphiquement que thématiquement) en images les récits de Lovecraft, il en souligne habilement les détails les plus saillants, nous aidant ainsi à mieux appréhender l'oeuvre de l'écrivain.


Dans ce volume, cela passe par la réunion, donc la confrontation, entre deux textes situés à des périodes fort éloignées dans la vie de Lovecraft :

– la nouvelle "Dagon", publiée en 1919, alors que le mythe de Cthulhu était loin d'être constitué, présente pourtant déjà des thèmes chers à l'auteur (j'y reviendrai), tout en affichant sa parenté (comme plus tard, en 1928, "L'Appel de Cthulhu", tout à la fois réécriture et développement de "Dagon") avec les récits d'aventures maritimes, tendance fantastique (William Hope Hodgson bien sûr, mais sans doute aussi, lointainement, Stevenson ou le Melville de Moby Dick) ;

– la nouvelle "Celui qui hantait les ténèbres", publiée en 1936, 27 ans après donc, quand le mythe de Cthulhu avait attiré l'attention de jeunes auteurs (dont Robert Bloch, devenu dans le texte Robert Blake), reconduit les obsessions de Lovecraft en inversant, plutôt qu'en reprenant, des motifs d'oeuvres antérieures ("La Véranda" de Melville et L'Ange à la fenêtre d'occident de Meyrink, sans parler bien sûr de "L'OEuf de cristal" de Wells).


Le lien entre ces deux récits est bien sûr "la fenêtre.. la fenêtre !" (page 43) par laquelle l'horreur en vient finalement à s'immiscer, et cela ne peut que rappeler l'interprétation que Gou Tanabe fait (me semble-t-il) du Cauchemar d'Innsmouth : la maison où le narrateur (ici, le subrécargue anonyme de "Dagon" ou l'écrivain Robert Blake) finit par s'enfermer pour échapper (en vain) à l'horreur n'est, au fond, qu'une métaphore de son esprit assailli par des pulsions macabres (ce n'est pas pour rien que Lovecraft travaille "la relation du personnage au lieu", dixit Feyd Rautha).


Si la fenêtre permet en effet de regarder dehors (dans l'abîme des autres ?), elle permet tout autant d'être vu (dialectique empruntée à Nietszche ?), donc d'être envahi par celui qu'on regardait (d'une certaine manière, Lovecraft est aussi l'ancêtre des films de home invasion, et de leur sous-texte potentiellement raciste – parfois ouvertement questionné, voir le premier American Nightmare, où le SDF noir est loin d'être le pire danger du film).


Le cristal que découvre Robert Blake dans "Celui qui hantait les ténèbres" n'est bien sûr qu'une exacerbation de ce motif de l'esprit-fenêtre ; il est d'ailleurs ouvertement présenté (page 94) comme "une fenêtre ouverte sur l'espace et le temps", par où peut s'immiscer la créature éponyme, pour peu qu'on y ait plongé le regard.


Dans "Celui qui hantait les ténèbres" (comme plus tôt dans "L'Appel de Cthulhu"), cette perméabilité perdu de l'esprit se traduit aussi par de véritables "crises de somnambulisme" (page 139), pour ne pas dire de possession démoniaque, au cours desquelles le personnage n'est plus lui-même : on retrouve la même peur de perdre son identité que dans Le Cauchemar d'Innsmouth (ou dans "L'Appel de Cthulhu"), mais sans horde ou meute antagoniste (ce qui tendrait à prouver que la haine de la foule n'est que secondaire chez Lovecraft).


Même avant le déclenchement de ces crises, Robert Blake avait commencé à ne plus savoir différencier le rêve de la réalité ("je commençais à me dire que je m'étais peut-être égaré dans un rêve", page 58), un motif qui se retrouve également dans "Dagon" : "le changement" dans la routine du naufragé se produit pendant son "sommeil" (page 17), et la "portion de plancher océanique" ((page 21) où il se retrouve alors disparaît quand il plonge dans le "coma" (page 40).


Comme dans Le Cauchemar d'Innsmouth, l'émergence de ces thématiques se fait notamment au travers d'un travail soigneux de Gou Tanabe sur les pleines pages, et pas seulement pour y inscrire les obsessions du narrateur (l'église qui intrigue Robert Blake, page 49 ou 60) : de façon subtile, Gou Tanabe va souvent montrer en pleine page une chose vue, juste avant que le narrateur ne verbalise cette vision (dans L'Appel de Cthulhu, cette technique se fait plus discrète, car le thème de l'esprit-fenêtre cède le pas à celui de la meute).


Cette primauté de la vision (envahissante) sur sa rationalisation verbale se retrouve notamment dans les pleines pages 20 (suivie page 21 d'une description de la "fange gluante"), 27 (suivie page 28 d'une interrogation sur le "monolithe"), 60 (suivie page 61 de considérations sur "l'imposante masse sinistre"), 82 (suivie page 83 d'une interrogation sur les "images"), 100-101 (suivies page 102 des commentaires des passants), 128-129 (suivie page 130 d'une mention des "mondes"), 142-143 (suivie d'une description page 144) ou 152-153 (suivie page 154 d'un commentaire de Robert Blake).


Autrement dit, en plaçant ses personnages en position de commenter après coup ce qu'ils ont d'abord vu, plutôt qu'en illustrant simplement ce qu'ils disent percevoir, Gou Tanabe non seulement revendique une place de co-créateur, à égalité avec le texte de Lovecraft, de la stupéfaction induite chez le lecteur ou la lectrice, mais aussi souligne l'importance, dans ces deux nouvelles, de ce thème de l'esprit-fenêtre, matérialisé par les bords de la planche.


Là encore, comme dans Le Cauchemar d'Innsmouth, cet envahissement de l'esprit semble irrémédiable, vouant le personnage lovecraftien à ce que j'appelais une apothéose misérable, qu'illustre parfaitement la supplique désespérée de Robert Blake page 154 (comme le fait fort justement remarquer Gromovar, "dans le récit de Lovecraft, le progrès technique n'est pas assez fiable pour protéger les humains du mal antédiluvien") :

"Yog-Sothoth me vienne en aide !"




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