jeudi 20 avril 2023

A la recherche du ciel perdu

Une météorite nommée désir de Lucien Raphmaj


Le geste de Lucien Raphmaj écrivant, après son (excellent) premier roman, Capitale Songe, un deuxième roman intitulé Une météorite nommée désir (lu en service de presse), c'est peu ou prou celui de William Gibson écrivant, après deux trilogies cyberpunk, une trilogie commençant par Identification des schémas : pourquoi continuer à imaginer, sur un plan physique, de futures fusions hommes-machines, alors qu'elles existent déjà, sur le plan mental ?


Comme la Cayce d'Identification des schémas (et comme l'Oedipa de Vente à la criée du lot 49 de Pynchon, son inspiratrice directe d'après Susan Elisabeth Sweeney), la narratrice anonyme d'Une météorite nommée désir va donc se retrouver à courir d'un bout à l'autre, non du monde, mais d'une ville tout aussi anonyme qu'elle, à collecter les indices qui lui permettront (ou non, nous sommes, comme dans Capitale Songe, dans un polar métaphysique, donc décevant par nature) d'élucider le mystérieux SMS que lui a expédié... une météorite.


Si j'indique que la signature de la météorite (05.47.45.38.-09.40 10:58, première apparition page 19) va se retrouver dans le numéro de série d'une borne d'arcade (0547453809, page 98), puis sous une forme légèrement déformée dans le code promotionnel d'une nouvelle boisson gazeuse (0547459309 page 124), vous comprendrez instantanément que les indices en question relèvent, comme souvent dans le polar métaphysique (voir Le Pendule de Foucault d'Eco ou encore Vente à la criée du lot 49), de ce que Joel Black appelle le "texte-clé fallacieux" – ils n'existent que dans la tête de l'héroïne, et leur déchiffrement ne risque pas de conduire à la découverte d'un "texte-prix", objet de l'enquête.


Ceci dit, et c'est là l'originalité (et la subtilité) d'Une météorite nommée désir, le texte-clé, si fallacieux soit-il, va bel et bien déboucher, au terme d'une errance hallucinée digne autant du Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda que du Feu Follet de Louis Malle, sur la découverte d'un texte-prix inattendu – et l'enquête va virer à la quête existentielle (du ciel perdu), en recyclant, comme le Jean Krug de Cité d'ivoire, des motifs initiatiques (l'ingestion d'une substance toxique page 204, l'apposition d'une marque rituelle page 213, la reptation page 216, l'ascension page 220).


Plus précisément, "la maladie de l'interprétation" (page 76) qui pousse l'héroïne (et l'humanité en général) à voir partout des corrélations, donc des textes-clés ;

cette apophénie (ou paréidolie dans sa version visuelle) dont est aussi bien victime l'héroïne que notre monde hyper-connecté, ce "réel percé de part en part et dont les liaisons imaginaires font la réalité" (page 14) ;

cette faculté douteuse qui organise tout chaos est précisément, pour Lucien Raphmaj, la cause même de la disparition du texte-prix, ces "vertiges incroyables" (page 228) ressentis face à la voûte nocturne – autrement dit, le sentiment de sublime cher à Burke, l'"horreur cosmique" (page 123) chère à Lovecraft, et l'une des deux modalités du sense of wonder suivant Itsvan Csicsery-Ronay.


Dit autrement, et Lucien Raphmaj s'attache à le montrer au travers de saynètes autant désolantes que cocasses, le sacré (conçu comme terreur instinctive donc) a déserté le ciel (trop exploré) pour se réfugier, consumérisme oblige, dans les objets du quotidien (légère différence d'avec le Jean Krug de Cité d'ivoire, qui dénonce pareillement la sacralisation de la technologie, ou le Léo Henry de Tresses, nous sommes ici "dans une société animiste qui s'ignore", page 22).


Dans la lignée du Gaiman d'American Gods et, bien avant lui, des Maîtres fous de Jean Rouch, l'héroïne d'Une météorite nommé désir se perd dans "une hypnose au fréon" procurée par son frigidaire (page 17), révère "la sainte fraîcheur du supermarché" (page 49) ou évolue dans des rangées de "sodas-vaudous" (page 122), ; elle se comporte donc "comme une sainte possédée, possédée par son portable" (page 151), car comme le dit la page 77 :

"Bienheureuse celle qui communique avec les esprits du capitalisme."


Habilement, Lucien Raphmaj suggère que "cette religion absurde de notre temps, notre communauté formée autour d'un ciel détruit" (page 71) n'est que la résurgence d'un vieux culte chthonien, celui consacré à Glycon mettons :

– le jeu par lequel s'ouvre le roman met en scène un "Serpent géométrique traversant l'écran vert du téléphone à des vitesses qui ne se calculent pas" (page 11) ;

– le "boss" (page 97) du jeu d'arcade du chapitre 26 est un "reptilien" (page 96) ;

– la marque des boissons énergisantes du chapitre 22 est "NAJA" (page 123, notez au passage que Lucien Raphmaj poursuit ainsi son détournement du name-dropping, commencé avec la "bouteille de Britney Cola" de la page 18 et les "chewing-gums Hollywood Tcherno" de la page 51, deux marques fictives qu'on va retrouver tout au long du roman ; voir à ce sujet l'analyse de Viduité ou l'entretien que Lucien Raphmaj lui a accordé).


On l'aura compris, les occurrences du motif ophidien coïncident avec celles des indices fallacieux que j'évoquais plus haut ; on l'aura compris aussi, un peu comme dans le Scarlett & Novak de Damasio (en plus subtil ceci dit), l'héroïne devra se déprendre de son téléphone (et plus généralement de son techno-cocon) pour vivre "une très lente épiphanie" (page 219) "dans le bonheur du ciel retrouvé" (page 229) – et "accomplir ce destin de réinventer les étoiles" dont elle parlait dès la page 38.


Auparavant, au cours de son errance, elle aura tenté mille et un petits gestes futiles, afin de réenchanter son quotidien trop familier, d'y faire surgir ce sense of wonder manquant, par exemple en prenant un chien pour "Laïka revenante" (page 113) ou en tirant un feu d'artifice au pied d'une barre d'immeuble (page 72) :

"Sans le vouloir nous avons réussi à leur faire espérer et regretter ce big bang coloré, à espérer et regretter ce feu sonore, cet éclair pour toujours dans le coeur, zigzaguant à toute vitesse, toute couleur, à rebrousse-temps, soulignant le ciel de jour disparu et le ciel de nuit jamais là."


On le voit à travers cette brève citation, Lucien Raphmaj affectionne un phrasé souple, procédant par d'inattendus prolongements, qui viennent tempérer et, souvent, gauchir l'énoncé initial ; or comme le souligne Christelle Reggiani page 404 de La Langue littéraire : "ce type de discontinuité énonciative, où la phrase semble se construire par ajouts successifs, produit en tout cas l'effet d'une 'défamiliarisation' (pour reprendre le vocabulaire des formalistes russes)".


En un accord parfait entre forme et fond, cette "défamiliarisation" stylistique (cette "torsion du langage" dirait fort justement Viduité) renforce la "défamiliarisation" thématique (l'héroïne tentant de réenchanter sa vie, j'en ai parlé) et se conjugue également, de façon très contre-fictive, à une "défamiliarisation" purement narrative.


Ainsi, à la moitié exacte du livre, à savoir entre les chapitres 39-20 et 19-0 (oui, la numérotation est inversée, afin de signaler que quelque chose est en train d'advenir, mais pas forcément ce à quoi l'héroïne s'attendait), l'obsession de la narratrice pour la météorite se mue soudain (twist dérisoire ?) en une monomanie amoureuse centrée "autour de cette étoile aveugle" (page 147) qu'est son amante perdue, Saïph (oui, à part l'héroïne, anonyme, tous les personnages ou presque ont des noms d'étoile, justement).


Cette "poétique du décalage" héritée d'Antoine Volodine, Lucien Raphmaj la fait rayonner haut et fort dans Une météorite nommée désir, qui illustre brillamment (le rabat de la couverture de l'ouvrage le rappelle fort opportunément, même si Lucien Raphmaj lui-même n'aime pas cette vision du roman, voir cet entretien) les thèses du collectif Désidération (à commencer par la référence à Kircher, voir pages 35-37) – nous ne savons plus nous émerveiller face au ciel, et quoi de mieux pour le faire qu'un roman de science-fiction intimiste et hallucinée ?


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