lundi 19 juin 2023

Sur la plus haute branche Audrey Pleynet chantait

Rossignol d'Audrey Pleynet


Le talent de certaines autrice (ou de certains auteurs) est parfois plus éclatant quand il utilise la narration à la première personne : 

c'est le cas notamment de Mélanie Fazi (ou de Jean-Pierre Andrevon, dont un florilège vient justement de paraître chez Flatland) ; 

c'est aussi celui d'Audrey Pleynet (ceci dit, ses plus ardents défenseurs, comme Apophis, vous diront que ledit talent était déjà perceptible dès ses nouvelles à la troisième personne, dont Encore cinq ans, un récit dans lequel pour ma part je n'arrive pas à rentrer).


Contrairement à la narration à la troisième personne (bien utile, et très réussie, dans certains cas, je ne le nie pas), la narration à la première personne permet souvent de s'affranchir des palanquées de lieux communs que la littérature traîne dans ses bagages (ou alors de les détourner, comme Audrey Pleynet le fait précisément dans Rossignol, par exemple avec le haussement d'épaules, voir la façon dont la page 79 reprend la page 11 et la commente).


Surtout, la narration à la première personne permet (quand elle est réussie, comme chez Mélanie Fazi et donc chez l'Audrey Pleynet de Rossignol) de poser d'entrée une voix (et la petite musique qui va avec), donc d'entraîner la lectrice ou le lecteur dans un "maelstrom émotionnel" (l'expression, fort juste, est de Feyd Rautha), tout en posant sans en avoir l'air le thème central du récit.


"Je n'ai jamais apprécié la solitude" déclare en ouverture (page 11) la narratrice de Rossignol – elle demeurera anonyme jusqu'à la page 121, qui révèle son nom de déesse guerrière (mais pas que) à un endroit stratégique du texte, même si le nom du MacGuffin de l'histoire, le Brisingamen de la page 86, le laissait déjà deviner (ne cliquez pas sur les liens que je donne si vous préférez en savoir le moins possible avant de commencer votre lecture).


Le thème majeur de l'ouvrage est précisément l'envers de la solitude, à savoir ce "sentiment infiniment plus complexe et irrationnel : le désir de vivre ici, ensemble", comme le dit sans ambages la page 56 – un thème incarnée, dans ces premières pages, par la luminosité que nous confèrent les autres, luminosité qui est aussi celle de l'enfance, comme le remarque non sans raison Terence Blake.


"Ici", c'est une station spatiale fondée, "à la fin des guerres ayant inexorablement suivi la Rencontre" (page 35), par des "déserteurs", d'anciens soldats génétiquement modifiés pour égaler leurs adversaires :

"A quoi bon se débarrasser d'un prisonnier alors qu'il pouvait fournir les gènes nécessaires pour améliorer les forces armées ?" (page 101)


(Notez au passage que cet usage militaire de l'hybridation, doublé d'une réflexion sur le spécisme, rappelle fortement Les Furtifs d'Alain Damasio, mais les espèces extraterrestres sont loin d'avoir, chez Audrey Pleynet, le caractère angélique, donc quelque peu métaphysique, qu'ont les créatures éponymes de Damasio selon moi.)


Fatalement, on pense aux célèbres travaux de Franz Boas :

en mettant en lumière la non-persistance des traits physiques chez les générations d'émigrants arrivés à New York, il prouva, dès 1911, que les races humaines n'existaient pas, donc que l'humanité ne formait qu'une seule espèce – baptisée Humania chez Audrey Pleynet.


En rapportant (page 101) les propos d'une généticienne consultée lors de sa grossesse ("les gènes humanias ont merveilleux, si accommodants, si avides d'accueillir d'autres gènes"), la narratrice de Rossignol semble bel et bien aller plus loin, et suggérer que la frontière entre espèces est moins étanche que ne le dit la biologie – donc que la "question innocente ici, presque systématique" (page 44) de connaître les "pourcentages" génétiques d'autrui n'a aucun sens (comme le suggère Gromovar, sur cette station fort sartrienne, l'existence précède l'essence).


Evidemment, le capital génétique fonctionne tout autant comme une métaphore (une incarnation) de l'altérité constitutive de tout individu (voire de toute culture) ;

et la vie dans la station n'est possible que parce qu'une "intelligence informatique" (page 78) totalement indépendante ajuste les "Paramètrages" des lieux en fonction des spécificités de chaque individu – la société n'existe donc que parce qu'elle prend en compte les besoins de chacun.


Dit autrement, la vie commune dans la station est basée sur "la confiance" (page 118) que "les stationniens" ont envers ce mécanisme de régulation ;

et briser cette confiance, simplement pour montrer "à tous qui avait le pouvoir" (page 117), comme le fera, avec sa "suffisance" (page 71) d'Humania, Victor Hondaya, c'est aussi signer la mort de la société elle-même – une leçon que feraient bien de méditer certains politiciens adeptes des articles les moins démocratiques de notre chère constitution...


Cette fin annoncée de l'"utopie" stationnienne (page 62), qui ressemble du reste fort à la Grenade de 1492 telle que la décrit Aragon dans Le Fou d'Elsa (un lieu de cohabitation entre "groupes hétéro-gènes", voir page 46 de Rossignol), c'est la première façon qu'a Audrey Pleynet de mettre à distance l'inévitable angélisme propre à toute description de société idéale (ou quasi, j'y reviens tout de suite).


Cette première mise à distance passe notamment par ce qu'Apophis appelle une "structure entrelacée", et CélineDanaé, un "éclatement chronologique", autrement dit (par le Syndrome Quickson) des "allers et retours temporels",  entre le passé (l'âge d'or de la station) et le présent (sa fin), un peu comme dans le méconnu Armageddon Rag de George R. R. Martin (il en résulte en tout cas le même mélange entre nostalgie et suspense).


La deuxième façon de tempérer l'"utopie", c'est bien sûr d'en exhiber ses parts d'ombres ;

si la vie de la narratrice comprend (voir page 19) son lot de danses festives en état second (exactement comme dans la trilogie Matrix des Wachowki, la série Saga de Brian Vaughan & Fiona Staples, le roman Outrage et rébellion de Catherine Dufour ou la novella Maraude(s) de Sabrina Calvo), elle comprend aussi le travail dans "les cités minières éphémères" (page 35) ou, pire, "dans un bordel à pensées" (page 67), autrement dit des moments où le corps souffre, et seul :

"Mon corps se cambrait dans une danse solitaire au gré des pulsations. Poupée de chiffon suspendue en apesanteur." (page 66)


Toutes ces tensions qui tiraillent le texte (entre passé et présent, entre bonheur et malheur, pour le dire vite), la narratrice les fait tenir ensemble par cette petite musique que j'évoquais plus haut, une petite musique aussi limpide qu'une chanson d'un autre âge (du reste, c'est la "comptine" "A la claire fontaine" qui donne son titre à Rossignol, voir page 39, et qui mènera la novella vers sa bouleversante conclusion – d'où le titre idiot de cette chronique).


Comme de juste pour une novella traitant d'hybridation, le "word-building" (ou travail des mots pour construire le monde) va passer par des noms propres d'espèces extraterrestres, qui sont un peu, au début, comme ces noms de politiciens que Victor Hugo employait dans ses vers anti-Napoléon :

des berlingots qui collent aux doigts (suivant la comparaison amusante d'Aragon), mais dont on finit par distinguer les couleurs (même si ainsi "répertorier les individus" est fondamentalement douteux, voir page 47).


Par ailleurs, Audrey Pleynet suggère discrètement que le langage humain a évolué depuis notre époque :

par exemple en nous faisant comprendre, page 75, qu'on dit désormais Lysse et Jaz pour Ulysse et Jason, ces "vieux mythes humanias" ;

mais aussi en faisant dire à la narratrice, page 82, que telle "expression" qu'elle emploie vient de sa mère, autrement dit qu'elle est vieillotte, voire possiblement incompréhensible.


Le langage a changé, mais pas les sentiments ;

sans surprise, comme chez l'Emilie Querbalec des Chants de Nüying ou l'Alastair Reynolds de la Millième nuit (auquel Stéphanie Chaptal compare d'ailleurs Audrey Pleynet, non sans raison donc), Rossignol va mobiliser le sense of wonder, version sublime, non seulement comme un effet recherché par le texte (voir ce qu'en dit le Syndrome Quickson), mais aussi comme un objet de réflexion : 

rempart contre l'hubris de Victor Hondaya, et surtout condition même du vivre-ensemble.


La page 120 l'affirme :

"malgré nos différences génétiques, ou de psychés, nous partageons tous ce même sentiment, celui qui nous fait frisonner quand nous nous tenons face aux étoiles, qui nous rapproche de l'individu à nos côtés dans le lit. Cette angoisse ancestrale et éternelle d'être seul, seul et insignifiant."


Au cours de cette (trop) longue chronique, j'ai comparé Rossignol à beaucoup d'autres oeuvres, afin de mieux faire ressortir son originalité (voir Hugues Robert pour d'autres références, tout autant pertinentes) ;

mais si je ne devais en retenir qu'une seule, je choisirai sans doute Les Portes du paradis de Michael Cimino, qui use pareillement de la fiction (historique plutôt que futuriste) pour mieux faire ressentir, à hauteur d'homme et de femme, ce que signifie une expression aussi galvaudée que "vivre-ensemble".


"Nous passons tous nos vie en prison" constate page 73 l'héroïne d'Audrey Pleynet ;

mais parfois, certains textes nous en libèrent – Rossignol est incontestablement de ceux-ci.




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