dimanche 7 janvier 2024

Funeral Blues

Préférence système d'Ugo Bienvenu


"Que les étoiles se retirent : qu'on les balaye.

Démontez la lune et le soleil.

Videz l'océan. Arrachez les forêts.

Car rien de bon ne peut advenir désormais."

En reprenant (notamment page 158) ces vers de Wystan Hugh Auden, Ugo Bienvenu affiche son ambition de nous offrir, avec Préférence système, un "Funeral Blues", un requiem pour notre culture menacée d'extinction (et pas seulement parce que nous sommes, nous aussi, "sous mortel coustel", pour reprendre une formule de François Villon).


Plus précisément, comme l'Accro des bulles ou Franck Guigue l'ont remarqué avant moi, Ugo Bienvenu réécrit le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, posant les mêmes questions relative à la transmission et à l'héritage culturel, mais compte tenu des derniers développements technologiques – sans parler des dernières tendance sociétales.


Dans l'oeuvre séminale de Ray Bradbury, la culture se conservait sous format papier, et il fallait donc des "pompiers" pyromanes pour l'éradiquer, au prétexte que les livres provoquent trop d'émotions chez leurs lecteurs et lectrices – la censure se faisait donc au nom d'un certain bien-être émotionnel des citoyens et citoyennes.


Chez Ugo Bienvenu, la culture est archivée sous format dématérialisé, si bien qu'un simple cliquer-glisser (voir pages 21-22) suffit pour détruire d'un seul coup 2001 : l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (voir page 18) ou l'oeuvre complète d'Auden, justement (voir page 30).


Le simple manque de place est à l'origine de ces mandats de destruction, exécutés par Yves Mathon, le Guy Montag d'Ugo Bienvenu (marié comme lui à une femme avant tout soucieuse de son petit confort) ; mais bien sûr, la raison pour laquelle il faut libérer de l'espace rejoint au final la dystopie de Ray Bradbury (page 30) :

"Que pensez-vous qu'il se passera si nous disons à K-rineOhMyGod qu'elle ne peut plus montrer son corps sur Instagram ? Ce sera l'Apocalypse, Yves ! la fin du monde occidental !"


Ici donc ce qui est en cause n'est pas le fait que les oeuvres soient trop pourvoyeuses d'émotion, mais qu'elles ne le soient plus assez, du moins si l'on se fie à leur "taux de consultation" (page 19) – autrement dit, comme le déclarera la femme de Mathon en retouchant "le film trop clivant" (page 28) sur lequel elle travaille (page 29) :

"Les histoires ne fédèrent plus."


Ce constat amer est également fait (pages 44-45) par le supérieur de Mathon, tout aussi ambigu que le chef de Montag chez Ray Bradbury :

"C'est avec les histoires que les hommes ont créé le monde. En adhérant à une histoire commune... Notre problème, aujourd'hui, c'est que nous n'adhérons plus aux histoires. Parce qu'elles n'ont plus le temps de s'ancrer, plus le temps de résonner. Nous nous sommes construits par les histoires, et nous serons effacés par les données."


Autant que l'exigence de pouvoir raconter son histoire à soi, plutôt que de chercher à se reconnaître dans une histoire partagée avec d'autres, c'est donc la vitesse (à laquelle l'humanité s'est elle-même condamnée) qui est ici considérée comme le plus grand obstacle au maintien d'un héritage culturel – significativement, le personnage (central) de Mikki enseigne d'ailleurs (page 121) le taiji quan à Isi (autrement dit un art martial qui se base sur le ralentissement des mouvements pour les optimiser quand ils seront pratiqués à vitesse réelle) :

"Ton corps est comme une grosse pile. Il consomme beaucoup trop de photons. Si tu fais du taï-chi tous les jours, ton corps les régulera mieux."


Les causes ne sont donc pas les mêmes que chez Ray Bradbury, mais les conséquence sont les mêmes : la survie des oeuvres dépend désormais de la désobéissance de quelques-uns – car bien sûr, dans le monde d'Ugo Bienvenu, "voler et sauvegarder des données est passible de trente ans de prison au bas mot", comme Mathon se le verra rappelé page 64.


Exactement comme dans Fahrenheit 451, une fois démasqué, Mathon devra fuir (avec sa femme et son robot Mikki), et même si les événements ne se dérouleront pas exactement comme chez Ray Bradbury (Préférence système étant bien plus qu'un simple remake, il y a une "prise de risques" comme le remarque Sylvain Laurent), on retrouve la même mise au vert, le même recours à la mémoire pour faire persister malgré tout certaines oeuvres (dont deux sonnets de Rimbaud et Musset), ainsi que la même espérance concernant les humains (page 136) : "ce qu'ils détruisaient hier ils en ont besoin aujourd'hui".


Autre confirmation de filiation, l'esthétique rétro adoptée par Ugo Bienvenu pour son monde futuriste, combinaisons moulantes et casques lisses (ce qu'une amie à moi appelle une esthétique de gant Mappa), renvoie à l'évidence à l'adaptation de Fahrenheit 451 par François Truffaut ; ce choix est conforté graphiquement par une ligne très claire, des couleurs tranchées et un découpage aéré découlant exclusivement de variations sur un gaufrier 2x3 (après tout, nous sommes dans un monde bien ordonné).


Se frotter à un monument de la SF comme Fahrenheit 451 n'est pas sans risques, mais il faut bien reconnaître qu'avec Préférence système Ugo Bienvenu s'en sort brillamment – au point d'avoir engendré, peut-être, un nouveau classique de la SF.




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