L'Oratorio furtif de Xavier Charles, Laëtitia Pitz & Benoit Di Marco d'après Alain Damasio
Avec Christian Prigent, adepte comme lui de Valère Novarina, Alain Damasio est incontestablement un des écrivains contemporains dont la prose est des plus sonores, donc porteuse d'un "potentiel oratoire et musical", comme le dit la metteuse en scène Laëtitia Pitz en postface du livret de L'Oratorio furtif (oeuvre lue et écoutée en service de presse).
Rien d'étonnant donc à ce que l'oeuvre du romancier volté ait engendré des bandes originales de livre (d'Arno Alyvan pour La Horde du contrevent ou de Yann Péchin pour Les Furtifs), un monologue théâtral (Le Dehors de toute chose de Benjamin Mayet d'après La Zone du dehors) et deux adaptations musicales, L'Oratorio furtif donc et la récente Zone du dehors du groupe Kafka (bientôt en concert au Ground Control).
Ce qui fait la spécificité de cet Oratorio furtif (et sans doute aussi de La Zone du dehors version Kafka, que je ne connais pas), c'est bien, plutôt que de simplement chercher à accompagner l'oeuvre ou d'en saisir des ambiances, cette volonté "de préserver la continuité du récit et d'oser d'elliptiques articulaires entre les chapitres et séquences choisis" (dixit Laëtitia Pitz en postface du livret, je reviendrai bien sûr sur ces choix opérés dans l'oeuvre de Damasio).
Quoique le compositeur Xavier Charles s'en défende en postface du livret, il y a donc bien, du fait de cette volonté narrative, une parenté fondamentale du genre de l'oratorio (primitivement religieux et chanté, sauf pour la narration) avec l'opéra (majoritairement chanté), ou plutôt avec le mimodrame tel que le concevait Stravinsky (sans chants, mais avec des récitants) – L'Oratorio furtif est une sorte d'Histoire du soldat qui aurait incorporé la viscéralité du Sacre du printemps, pour oser un raccourci audacieux (et sans doute discutable).
Le modèle avoué n'est pas toutefois celui de la narrativité musicale pure (toute l'histoire racontée par la musique, comme la Symphonie fantastique de Berlioz) ni de la narrativité textuelle accompagnée de musique (comme chez Stravinsky ou ses épigones, par exemple le Bernard Herrmann des films d'Hitchcock), c'est, un peu comme dans les Variations Volodine de Denis Frajerman, mais sur le plan du narratif donc plus que du descriptif, une manière de course de relais où musique et voix se repassent sans cesse le bâton du sens (et de l'expressivité) – quitte à ce que l'une fasse silence pour laisser toute sa place à l'autre.
C'est flagrant par exemple dans les passages suivants (mais beaucoup plus subtil bien sûr dans d'autres ; notez au passage que je parlerai de "piste" pour les divisions de l'oratorio, réservant le terme de "chapitre" à celles du roman) :
– dans la piste 4, "Le C3", inspirée des chapitres 4 et 5 du roman, le "Et là" de Saskia reste en suspens, développé par les cuivres, là où le roman recourait, page 127, à une onomatopée ;
– dans la piste 8, "Philosophie du vivant", inspirée par le chapitre 15 du roman, l'invitation de Varech ("Observez la surface de l'eau") est suivie d'une "description" en musique, là où le roman, page 418, alternait les points de vue de Saskia et Lorca pour mieux parvenir à cerner le phénomène à l'oeuvre ;
– dans la piste 14, le retour au C3, inspirée du chapitre 21 du roman, le "Et puis soudain" de Saskia reste là encore en suspens, relayé par les cuivres, là où la page 633 du roman recourait à une description virtuose (on remarquera au passage l'effet de miroir, fréquent dans l'oratorio, voir par exemple la répétition de la même phrase par Lorca et Sahar dans les pistes 5 et 7).
Autrement dit, la musique vient se substituer à des pans entiers du roman de Damasio, le texte de l'oratorio se concentrant sur les parties récapitulatives (par exemple, le bilan de l'initiation de Lorca dans la piste 1, ou celui de l'action du Récif dans la piste 6) ou réflexives (par exemple, la piste 10, qui reprend un épisode mineur mais significatif du chapitre 10 des Furtifs), pour mieux laisser la musique poser les atmosphères.
L'auditeur ou l'auditrice finit donc bel et bien, suivant la volonté de Xavier Charles (exposée dans sa postface au livret), par ne plus savoir "si c'était un mot, une phrase, ou si c'étaient les sons des musiciens qui passaient le sens, les sensations" – et ce d'autant plus que la musique est à l'image de celle décrite dans le texte (piste 15) :
"Les archets sont morsure, les tambours rugueux roulent un rythme rageux et rustre qui sonne garrigue et rocaille."
Plus précisément, l'orchestre furtif utilisé dans l'oratorio comprend 9 musiciens, 4 acteurs et 1 metteuse en scène, répartis selon moi en 5 grands groupes :
– un quatuor à cordes (violon, alto, violoncelle, contrebasse) fort peu classique, en raison notamment de son recours à des notes tenues (et vibrantes), un peu comme le bourdon médiéval, qui m'évoquent personnellement le Léo Ferré période Zoo, celui de "La Solitude" ou du "Conditionnel de variétés" (la parenté est criante sur la piste 2, où Sahar revient sur l'histoire des luttes dans le monde futur imaginé par Alain Damasio) ;
– un quatuor à vents dominé par les cuivres (clarinette, saxophone, trombone, trompette), qui prennent parfois des accents jazzy, parfois des sonorités d'hallali (pat exemple sur les pistes 1 et 4, qui parlent précisément de chasse) ;
– une batterie et des percussions, utilisées quasiment à l'inverse de la musique pop (très peu de rythmique entêtante donc), voyez par exemple leur usage sur la piste 8, déjà évoquée, ou sur la 9, inspirée du chapitre 7 du roman, où elles miment le son du gamelan balinais ;
– cinq voix parlées, parfois avec un peu de vivacité (le personnage d'Aguëro) pour donner corps (de façon parfaite, soulignons-le) aux principaux personnages du récit (Aguëro, Arshavin, Lorca, Ner, Sahar, Saskia, Tishka, Varech) ainsi qu'à d'autres plus secondaires (un ado, le balian, un homme, le mannequin, un serveur, Vincelles, une voix féminine) ;
– au moins une voix scandée, sur les pistes 7 et 15, correspondant au personnage de Tony Tout-Fou, ici utilisé pour énoncer des messages poético-politiques, dans un français accentué à l'anglaise (c'est-à-dire sur l'avant-dernière syllabe plutôt que sur la dernière, à la manière du rap, mais sans aucune référence au hip-hop ; par exemple, piste 15, "rien ne les détruit plus que le gratuit", je souligne).
Comme le dit la piste 15, "c'est rude, âcre, âpre, crâpeux", mais toujours parfaitement juste, et à l'unisson avec le contenu du texte, soigneusement choisi par Laëtitia Pitz et Benoit Di Marco pour conserver une intrigue parfaitement compréhensible (au prix parfois d'un léger flottement onirique, fort bienvenu, dans le passage d'une scène à une autre), tout en concentrant l'essentiel de la réflexion sur l'aspect sonore :
– ainsi la piste 0 reprend des extraits du chapitre 22 (pages 647 et 650) et 21 (page 603) du roman, en laissant de côté les remarques d'Alain Damasio sur la force révolutionnaire des "images révoltantes" (page 647), propos qu'une Annie Le Brun aurait pu discuter en affirmant que "l'image est un agent double du capital" ;
– symptomatiquement, toute la partie des Furtifs portant sur le décryptage d'un message laissé par Tishka, donc sur la communication écrite plutôt que sonore, est laissé de côté par l'oratorio (quoique inspiré par la vision physicaliste du langage d'un Valère Novarina, Alain Damasio est tout autant sous l'influence idéaliste de Mallarmé, d'où des jeux littéraires à la manière de l'Oulipo, comme dans le chapitre 13 des Furtifs ; selon moi, ces deux références vont mal ensemble, donc en ôtant une, L'Oratorio furtif donne d'une certaine façon plus de cohérence à l'intrigue).
On le voit, le montage effectué par Laëtitia Pitz et Benoit Di Marco sur Les Furtifs est tout autant, sinon plus, une lecture critique de l'oeuvre de Damasio qu'un essai comme L'Etoffe dont sont tissés les vents, dans la mesure où cette sélection met aussi en lumière les ambiguïtés de l'oeuvre initiale (ambiguïtés peut-être involontaires, mais enrichissant paradoxalement le roman d'une tension favorable à la réflexion, selon moi).
Je pense par exemple à la présence persistante de motifs religieux dans une oeuvre pourtant inspirée par la pensée immanente de Deleuze & Guattari (quoique Varech s'en défende page 399 du roman, les Furtifs relèvent bien d'un "vieux motif religieux", celui de l'ange, de l'intercesseur entre humain et divinité, le Dieu étant ici, suivant Spinoza, la nature ; voir aussi, dans le roman, la résurrection du chapitre 20, omise dans l'oratorio, et la prophétie du balian, reprise sur la piste 9).
Evidemment, il faut, pour établir ces rapports, connaître un peu le texte original de Damasio, ce qui est nullement nécessaire, je m'empresse de le préciser, pour apprécier cet oratorio : au pire (comme je l'ai vérifié en faisant écouter l'oeuvre à une personne ne connaissant le roman que par ouï-dire), l'auditeur ou l'auditrice profane reconstituera à sa manière les pans éludés de l'intrigue, pas forcément d'ailleurs de façon conforme au roman – preuve s'il en est que l'objectif de Laëtitia Pitz, nous mettre "dans un rapport actif" lors de l'écoute, est atteint même en dehors de la scène.
Quant à ceux ou celles qui connaissaient déjà le roman mais le trouvaient trop long (comme Nicolas Winter), ils pourraient bien être séduits par "la monstrueuse force" (piste 15) de cet Oratorio furtif, auquel je n'ai, pour ma part, qu'une seule chose (minime) à reprocher : le dinosaure que je suis aurait préféré que la Volte glisse deux CD dans le livret plutôt qu'une carte de téléchargement Bandcamp, qui m'a valu quelques sueurs froides (à sa première apparition dans ma collection, le titre n'était ni écoutable ni téléchargeable).
On l'aura compris j'espère, même hors scène, L'Oratorio furtif demeure cette "étonnante et fascinante expérience" que décrivait en son temps Jean-Pierre Thibaudat.
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