Noon – La première et la dernière [2] de Laure & Laurent Kloetzer
"Nous sommes habitués aux déceptions. Nos gouvernants nous plument et nous arnaquent depuis des siècles, et nous nous résignons à ce qu'ils vivent richement dans leurs palais, entourés d'esclaves, alors que nous nous échinons à arracher de cette vie de quoi la prolonger un peu."
Ce constat désabusé, fait par Yors, le narrateur, page 325 de Noon – La première et la dernière, la deuxième aventure du sorcier découvert dans Noon du soleil noir (ou non, c'est possible de commencer directement par ce tome, même s'il serait folie d'ignorer le premier), c'est peut-être, au fond, la vraie raison pour laquelle nous avons besoins d'histoires comme celles de Noon – pour nous permettre de transcender notre triste condition plus que pour l'oublier.
Noon – La première et la dernière va donc selon moi bien au-delà du simple divertissement (qu'il est indubitablement) ; à l'aide de moyens empruntés au roman des premiers temps (comme dans Noon du soleil noir, Pétrone ou Apulée ne sont jamais loin), les Kloetzer accomplissent ici ce qui est, selon Mikhaïl Bakhtine (Esthétique et théorie du roman, page 308) "l'une des tâches les plus fondamentales du roman : celle de dénoncer toute espèce de conventionnalité fausse, pernicieuse pour les relations humaines."
Dans notre monde comme dans celui de Noon, qui en est d'une certaine façon le miroir (comme l'ont remarqué avant moi Dragonarcane ou Noé Gaillard), la rigidité et l'arbitraire des structure sociales sont telles qu'il faut, par exemple, beaucoup d'astuce à une femme pour sortir du rôle qui lui est imparti ; Noon le fait d'ailleurs remarquer (page 31) à l'une d'elles :
"Dame Cordélia Notaras... Comment faites-vous pour... Vous êtes prisonnière de mille liens..."
Le seul moyen d'y parvenir (hors période de carnaval, le roman se déroulant symptomatiquement durant un tel moment de "grand renversement", page 292), c'est bien sûr de ruser avec les règles établies, comme l'a fait Noon lui-même en s'installant (dans le tome 1, mais le tome 2 le rappelle page 379) hors de "toute juridiction" magique, ou comme le fait Puck le bien-nommé en détournant (dangereusement) les consignes de son maître pages 204-205 (rappel : Puck est un lutin malicieux chez le Shakespeare du Songe d'une nuit d'été).
Dit autrement, Noon – La première et la dernière est d'un bout à l'autre une glorification de la figure romanesque et mythologique du fripon (trickster), dont Bakhtine fut justement l'un des premiers à souligner l'importance ; rappelons que les Sauzeau considèrent ce type de personnages comme la quatrième fonction indo-européenne, contrepoids des trois énoncées par Dumézil, également présentes dans le monde de Noon (j'y viens).
Face aux figures magico-religieuses d'Helicanus ou de Marcade (le Lestrade de Noon, qui est aussi, j'en reparlerai, un avatar de Sherlock Holmes), voire de Limoj ; face aux figures guerrières des Gardes Noirs, et face aux figures productrices comme, par exemple, Dutch le potier, se dressent d'innombrables figures de fripons, mais aussi de friponnes, car selon moi (et selon Mureliane ou Noé Gaillard, mais pas suivant Boudicca), les personnages féminins (Cinna, Cordélia, Kate, Meg) rivalisent d'astuce avec leurs homologues masculins.
Tous ces tricksters, Noon en tête, détournent certes l'ordre social corrompu de la cité (en s'inspirant sans doute de Kos, tout à la fois le "dieu des villes", page 342, et celui "des voleurs et de la débrouille", page 53) ; mais ils respectent un ordre bien plus fondamental, celui (magique) auquel obéit le monde, symbolisé par le fameux paysage "sous le soleil noir" (page 44), qui n'est autre que "l'au-delà" (pages 57, 60 ou 61), aka "le nefereth imenthet" en stygien (pages 198, 347 ou 348) – Noon le souligne à sa manière page 99, face à Limoj :
"Le monde est vaste, bien plus vaste que ce que vos yeux bouffis peuvent percevoir. Il est à la fois une sphère, une collections de sphères imbriquées, et une toile, souple, infinie, à la trame assez lâche."
Manquer à cet ordre naturel des choses, notamment en oubliant, par avidité ou par hubris, quelle place minuscule est la sienne ; y manquer comme le fait, selon moi ,le personnage de Jachimo, trickster corrompu par son contact avec le puissant Helicanus, c'est la garantie d'un sort peu enviable – à moins de faire pénitence comme le personnage de Lucius chez Apulée, voir la scène d'expiation collective par laquelle se termine peu ou prou le roman (avec au passage un gros clin d'oeil au Paris qui dort de René Clair, voir pages 328-336).
Comme Bakhtine l'explique (page 272 de l'ouvrage déjà cité), l'usage de tricksters capables de parcourir toutes les strates de la société (Boudicca le remarque fort bien), mais aussi d'en parler toutes les langues (le fameux plurilinguisme de Bakhtine, repéré chez les Kloetzer par Dragonarcane ou Mureliane), c'est aussi un des procédés (repris plus tard par le roman picaresque) qui permettent d'introduire "la vie privée" (donc la connaissance des hommes) dans la littérature.
Un autre procédé est le recours à un élément criminel (ici, l'attentat commis contre une écurie lors d'une course de chevaux ayant plus à voir avec le palio qu'avec Ben Hur, voir les chroniques de Gromovar ou de Lorhkan) ; un tel incident offre en effet aux enquêteurs (ici, Noon et ses aides Yors et Meg, décalques évidents de Holmes, Watson et Wiggins, comme le remarquent Boudicca, Feyd Rautha ou Ombrebones) un excellent prétexte pour s'immiscer dans les affaires d'autrui, donc d'observer "la mosaïque du monde" (page 253).
Pour conter par le menu les manigances de tous ces astucieux personnages, quoi de mieux qu'une narration roublarde, à l'unisson du contenu qu'elle expose ? Le narrateur, Yors, ne s'en cache pas (notamment pages 116, 199 ou 209), il reconstitue, autant à l'aide de son "bon sens" que de son "imagination" (page 116), les scènes qu'il n'a pas directement vécues, quitte à les enjoliver (page 209) :
"En bon citadin, je me laisse facilement emporter. Je brode par moments, j'en rajoute un peu, pour le charme de l'effet et pour votre plaisir."
Dissimulés derrière Yors, les Kloetzer impriment à Noon – La première et la dernière leur habituelle fluidité phrastique, parsemée ça et là de fulgurances poétiques, comme par exemple pages 202-203, lors de l'apparition d'un personnage ouvertement emprunté à Fritz Leiber (Gromovar ou Lohrkan vous expliqueront ça mieux que moi) :
"On pourrait dire une lueur, mais non pas la lueur éclatante d'une étincelle ou d'une flamme, quelque chose de plus doux, de tremblotant, comme l'effet d'une luciole posée derrière un tissu de gaze."
Si "la magie est une question d'assonances" (page 22), alors Noon – La première et la dernière est donc un roman sacrément assonant, qui nous laisse augurer le meilleur pour Le Désert des cieux, la troisième aventure à venir du sorcier (page 399), sise sans doute dans "les terres des Mingols" (page 396).
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