dimanche 7 janvier 2024

L’espoir d’une île

Les Sentiers de Recouvrance d'Emilie Querbalec


Novum caché


Des diverses façons de finir une année et d'en commencer une autre, la meilleure n'est sans doute pas de tirer des feux d'artifice, au risque de finir brûlé.e ou mutilé.e, mais bien de lire (éventuellement en service de presse comme moi) Les Sentiers de recouvrance, un ouvrage brillant qui cristallise (en même pas 230 pages) autant les obsessions de son autrice que celles d'une certaine science-fiction (celle qui se rappelle que le monde brûle, pour le dire vite et mal).


J'ai parlé de science-fiction, mais dès la première page du roman, nous apprenons que le personnage d'Anastasia croit "en l'existence des Anges" (page 9), suite à la rencontre (réelle ou rêvée ?) décrite page 16 ; et le personnage d'Ayden, celui qui est obsédé par les feux d'artifice, aura une visitation semblable (page 29), c'est-à-dire marquée par la même phrase, "ouvre les yeux" (voir aussi pages 40, 111 ou 113).


Exactement comme Quitter les monts d'Automne nous donnait l'impression d'être dans un roman de fantasy, Les Sentiers de Recouvrance nous donne donc l'impression d'entrer dans un roman fantastique, et d'autres épisodes le confirment, notamment le "cortège fantastique" croisé par Anastasia page 71, avatar évident de la Mesnie Hellequin.


Pourtant, nous sommes bel et bien dans un roman de science-fiction, basé sur ce que je décrirais volontiers comme un novum caché : au lieu de nous immerger ouvertement dans l'innovation technologique au centre de son roman, Emilie Querbalec choisit plutôt de nous la dissimuler dans un premier temps, en nous distillant ça et là des indices sur sa nature (la phrase "ouvre les yeux", déjà citée, mais aussi le mot "plan", employé notamment pages 64, 86, 103, 114, 118, 119 et 120 dans un sens bien particulier).


Quand le grand mot sera enfin lâché (page 121, à la moitié du roman donc), nous ne serons pas forcément surpris donc, d'autant que le twist est très classique (je ne le révélerai pas ceci dit, me contentant de donner un lien vers l'article scientifique ayant inspiré l'autrice, cliquez à vos risques et périls), et qu'Emilie Querbalec, par la bouche de l'Iguane, ne nous a pas caché son opinion sur cette pratique narrative (page 85) :

"Il y a toujours une Révélation, tous les scénaristes depuis l'Ancien Testament savent ça."


Quoique cette révélation rapproche Les Sentiers de Recouvrance des Chants de Nüying (et qu'elle puisse déboucher sur d'autres plus cruciales, voir pages 126 ou 176), elle n'importe pas en soi ; ce qui compte, c'est que l'autrice nous ait engagé dans un mécanisme de découverte qui mime à l'évidence le parcours de ses deux protagonistes, Anastasia et Ayden – notez au passage que ce parcours est tout autant une quête de vérité que dans Quitter les monts d'Automne, voir par exemple page 108 :

"Au fur et à mesure qu'il avançait, Ayden sentait les fils invisibles des mensonges qui se déchiraient sans bruit."


Recouvrance


Plus précisément, Ayden et Anastasia, deux personnages unis par un même mal-être, une même "douleur de devoir être, seulement être, dans ce crépuscule sans fin" (page 109) vont découvrir pour l'un, redécouvrir pour l'autre, une certaine manière d'être au monde, à la fois active et contemplative – on retrouve les petites épiphanies des Chants de Nüying, par exemple page 19 (avec une interaction microcosme-macrocosme que n'aurait pas renié le Malcolm Joseph Bosse de 79 carrés) :

"Quand il s'ennuyait trop, il s'occupait en comptant une à une les gouttes d'eau, ou en extrapolant leur nombre global à partir d'une surface réduite de la vitre. Il pouvait aussi s'enfoncer sans fin dans leur observation : chaque goutte contenait un univers en soi, tel un prisme miniature qui aurait condensé la totalité du monde dans son coeur limpide."


Emilie Querbalec s'inspire ici de la notion de recouvrance mise en avant par le philosophe Augustin Berque : selon ce dernier, le geste fondateur de la pensée occidentale (déjà critiqué par Spinoza à l'époque, soit dit en passant) est celui qu'accomplit Descartes en faisant (non sans hubris) de l'homme un être pensant entièrement indépendant de son milieu, une conception qui culminera avec la figure mooderne du cyborg ; le problème est que nous sommes en fait en étroite interdépendance avec notre environnement, et que sans recouvrance, sans réparation de "nos liens à la Terre" (page 131), nous courons droit à l'extinction.


On notera au passage que cette problématique du lien homme-nature est identique à celle posée par Alain Damasio dans Les Furtifs (ouvrage auquel je comparais déjà Les Chants de Nüying) : simplement, là où le romancier volté convoquait, comme médiateur entre les deux termes du problème, une espèce fictive, au fond analogue aux anges, comme je l'expliquais à propos de L'Etoffe dont sont tissés les vents, Emilie Querbalec n'utilise pas ses Anges (réels ou imaginés) comme vecteurs de sa recouvrance, le processus se faisant par interaction directe, voir par exemple page 177 :

"Avant même d'ouvrir les yeux, elle sut que le sol ondulait sous ses pieds, et soudain se fut comme si la terre prenait vie. Les arbres, le ciel, chaque brin d'herbe, frémissaient, parcourus par un souffle ancien, un souffle qui montait des nervures du temps et traversait le monde, là où s'enfonçaient les racines, vers ce lieu où couvaient les forces informulées, informulables, du mystère."


On le voit, c'est fort justement que Feyd Rautha parlait de "nature writing" à propos des Sentiers de Recouvrance ; de mon côté, j'avais visiblement raison d'invoquer (en premier lieu pour son approche "orientale" du roman) le nom d'André Dhôtel à propos des Chants de Nüying (la parenté avec le romancier ardennais est ici d'autant plus forte que le "rêve d'une île lointaine" qui traverse Ayden page 86 ou "l'espoir d'une île" qui anime Anastasia page 107 rappellent un peu l'obsession des protagonistes du Pays où l'on n'arrive jamais).


Significativement, autant Ayden qu'Anastasia désireront, à un moment ou un autre du roman, être, non pas un Ange, mais un de ces oiseaux marins parfaitement en phase avec les éléments (évoquant au passage L'Albatros de Baudelaire, voire Jonathan Livingstone le goéland) :

– "Il aurait voulu être l'un de ces goélands qui tournoyaient dans le vent." (page 100)

– "Elle aurait voulu qu'il lui pousse des ailes, s'envoler et s'échapper très haut dans le ciel, comme ces goélands cendrés qui planent avec aisance dans le vent, au-dessus des falaises, sans se soucier jamais du vertige de la chute." (page 136)


Pareil désir totémique est autant emblématique de la nécessaire recouvrance que de son envers néfaste, présent partout en filigrane dans le roman – et y générant une tension qui l'empêche de sombrer dans la facilité d'une romance new age ; notez au passage que l'ironie y aide aussi, voir par exemple le clin d'oeil final (page 217) au Candide de Voltaire, preuve qu'Emilie Querbalec joue comme lui avec les codes du roman grec et/ou baroque (qui voit des amants se réunir après de longues péripéties) :

"Il aime cet endroit. Il sent qu'il pourrait y vivre, y cultiver son jardin."


Crépuscule


Si les adolescents que sont Ayden et Anastasia doivent se préoccuper de réparer le monde (ou du moins leur lien au monde), c'est bien en effet parce qu'il y a eu des adultes pour l'abîmer, et le plonger dans ce "crépuscule sans fin" (page 109) que j'évoquais déjà en tête de la section précédente de ma chronique ; la page 131 le dit d'ailleurs ouvertement :

"Le monde se transformait plus vite que leurs parents et grands-parents n'avaient été capables de l'appréhender. C'était le monde qu'ils leur avaient légué. Alors il fallait s'adapter. Parce que ceux qui ne s'adaptaient pas souffraient davantage."


Le problème, c'est que parents et grands-parents n'ont pas renoncé aux idées ayant mené droit à la catastrophe, et notamment l'idéal capitaliste de la performance, applicable autant aux valides qu'aux handicapés (le thème du handicap est introduit dès la page 34 du roman, mais il sera surtout développé, de façon très fine, dans sa deuxième partie) :

– "Son père aussi aurait aimé faire de lui un champion. Son champion. Celui qui cocherait toutes les cases de la réussite, remporterait tous les trophées exigés par la société." page 141)

– "Pas besoin de dragon pour ça. Si l'on en croyait ces récits, la force de caractère, le travail et le talent suffisaient à vous hisser en haut des marches du podium. Il y avait par exemple l'histoire de cet athlète éthiopien, ou de cette musicienne indienne malvoyante." (page 160)


Exactement comme dans notre monde (où les adultes ne font guère que traiter Greta Thunberg d'hystérique, de marionnette ou de cyborg, au choix), il en résulte un hiatus difficilement soutenable entre ce qui est exigé des enfants et ce à quoi ils sont confrontés en regardant autour d'eux (page 167) :

"Il avait déconné, c'est vrai. Mais il avait aussi essayé, sincèrement, de composer avec ce qu'on attendait de lui. Le bon élève, le bon fils, les bonnes études, la bonne place dans la société. Sauf que les nouvelles qui affluaient chaque jour s'enfonçaient sous son crâne, la pollution au plastique et les hommes exploités dans les mines, les particules fines et les pluies acides, la disparition des oiseaux et les rivières asséchées, la guerre, la malnutrition rampante, les forêts en flamme comme un hurlement sans fin. Il ne pouvait pas faire comme si tout n'existait pas."


Non contents d'imposer aux jeunes générations des priorités incompréhensibles (pourquoi s'élever dans la société quand le monde s'effondre ?), les anciennes semblent avoir par avance hypothéqué leurs moindres velléités de repoétiser (recosmiser dirait Augustin Berque, voire le Lucien Raphmaj d'Une météorite nommée désir) le monde (page 109) :

"La terre, le ciel, les océans, même la lune et les étoiles, on les leur avait confisqués, la planète entière réduite à des équations et des calculs, une masse morte éventrée. Mais ces myriades de reflets répétés depuis la nuit des temps à la surface des eaux ne pouvaient pas se monnayer."


De surcroît, le désir d'Ayden (ou d'Anastasia) de "s'insérer dans le cycle, sans rien casser ni détruire" (page 142), autrement dit de retrouver un temps plus cyclique que linéaire (voire un hors-temps dans la première partie du roman) semble d'avance condamné par la persistance du temps mortifère postulé par l'économie, celui de la croissance infinie et du progrès technologique : l'agriculteur qui initie Ayden a été obligé de faire au moins une "concession à la haute technologie" (page 140) ; quant à Anastasia, elle va se passionner pour "une start-up" (page 190).


Dans ces conditions, l'espoir incarné par l'île (utopique au sens premier du terme, voir les observations de Lorhkan) de la Recouvrance paraît bien fragile (surtout à un pessimiste comme moi), au moins autant qu'un reflet sur l'océan ; mais le talent d'Emilie Querbalec est tel qu'elle parvient à donner vie à cette alternative (avec toutes ses ambiguïtés), ajoutant ainsi une oeuvre majeure de plus à ce que j'appelle la "SF de combat" (pour une définition, voyez les remerciements des Sentiers de Recouvrance, page 226 : "des récits, nombreux, qui aspirent à composer l'horizon d'une Terre habitable pour tous, dans toute sa précieuse diversité").





1 commentaire:

  1. En passant, sais tu quelle est pour moi la première fiction-panier ?
    La guerre du feu

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