Freeing (our bodies) #11 Spécial Mathias Richard
A comme Alphabet
"Alphabet décomposé, choses nommées" : c'est ainsi que Nicolas Tardy décrit (page 125 de ce numéro spécial de revue, lu en service de presse) un moment d'une performance de Mathias Richard ; mais la description vaudrait sans doute tout autant pour l'oeuvre entière, qui s'acharne à repousser les limites du langage. Il est dès lors extrêmement tentant de rendre compte de l'ensemble des contributions critiques (des lectures*) réunies par Freeing (our bodies) #11 en les faisant tenir dans un abécédaire à la Harlan Ellison ; simplement, le piquant étant, plus que le sucré, la marque de fabrique de Mathias Richard, le gingembre remplacera ici le chocolat (et une astérisque signalera les références à d'autres entrées de l'abécédaire).
B comme Beauté
"Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Ainsi Arthur Rimbaud concluait-il le passage d'Une saison en enfer où il résumait son aventure poétique (et faisait le bilan de ses expériences*). Curieusement, vu l'aspect quelque peu rimbaldien de Mathias Richard, "beauté" est un terme qui apparaît peu dans Freeing (our bodies) #11, même si Rémi Coste constate (page 25) : "il y a beaucoup de beauté mais aussi un peu de tristesse qui fatiguent nos voix". Ca tombe bien, la beauté triste (quoique parfois y'a-d'la-joie* chez Mathias Richard), voire la beauté "rugueuse", autrement dit celle qui comporte une part de négativité et s'oppose à la beauté lisse, dominante dans notre époque de flux* selon Byung-Chul Han, c'est précisément l'enjeu de la quête* esthétique de Mathias Richard.
C comme Corps
Comme le note fort justement Lucien Raphmaj (l'auteur, soit dit en passant, de Capitale Songe et d'Une météorite nommé désir, deux romans indispensables), dans notre monde bâti sur la pensée de Platon, "le corps, aussi, toujours est le mal" (page 167) – du moins le corps qui échappe à la beauté* lisse promue par la société. C'est ce corps-là que le mutantisme* en général, et Mathias Richard en particulier, entendent remettre au centre de leur pratique poétique (dans la lignée de la pensée de Spinoza) ; et cela passe par une conception de la parole comme vibration*, transmissible d'un corps à l'autre avec plus ou moins d'intensité*. Exactement comme chez William Burroughs (que j'invoquais déjà à propos d'A travers tout), le langage est un virus – ou plutôt le vecteur d'une transe* contagieuse... à condition bien sûr que l'auteur entretienne son corps en effectuant régulièrement "un mélange varié d'exercices fixés et d'improvisations, comme une musculation de la transe*" (page 104, entretien de Mathias Richard avec Yoann Sarrat).
D comme Danse
"Mon désir de danse est profond" explique (page 87) Mathias Richard à Yoann Sarrat (que les questions de chorégraphie passionnent) ; et c'est logique dans la mesure où non seulement son oeuvre est marquée par la musique (notamment punk*, au sens large), mais aussi qu'elle repose sur une conception du langage comme passant d'un corps* à un autre par vibration* physique. On pourrait donc parfaitement la voir comme "de l'écriture qui produit de la danse" (comme l'auteur lui-même le fait page 98), autant chez l'écrivain que chez son auditeur ou auditrice ("dans des soirées à tendance techno" où il se produisait, rapporte Mathias Richard pages 98-99, "des teufeurs à casquette bougeaient sur les mots pulsés" ; ou comme Régis Nivelle le lui dit page 59, "beaucoup seuls parlent et dansent avec toi"). L'objectif ultime est bien sûr que cette danse débouche sur une véritable transe* dionysiaque, vectrice autant d'intensité* (y'a-d'la-joie* !) que de connaissance du réel – une expérience* authentique, quoi.
E comme Expérience
Suivant Itsvan Csicsery-Ronay, l'expérience est, avec l'exploration, un des deux grandes modalités historiques de la science-fiction*, un genre qui sert de modèle poétique à Mathias Richard : rien d'étonnant donc, comme le note Patrick Cintas (page 130) à ce qu'il se comporte "en scientifique. En observateur expérimentant." (En Zantafio* de l'alphabet* ?) Expérience à l'écriture, par utilisation de "systèmes précis et construits d'analyse et de production" (entretien avec Yoann Sarrat, page 85), de contraintes dirait l'Oulipo (citée par Sylvain Nicolino page 196), mais afin de saisir au mieux l'intensité* du monde (plutôt que par jeu pur) ; expérience à la lecture*, quand le lecteur ou la lectrice ne peut s'empêcher de vocaliser le texte lu, voire de le danser* – "un palimpseste expérientiel" suivant la jolie formule de Yoann Sarrat (page 6).
F comme Flux
Je l'avais signalé dans ma recension d'A travers tout, Luna Baruta le redit ici (page 63) : notre monde est "submergé par la suprématie du flux qui a anéanti toute métaphysique idéaliste, toute idée de primauté extérieure de laquelle découlerait une vérité unique". Plus précisément, les flux numériques qui traversent l'individu moderne, sommé d'être transparent, masquent les flux organiques, les vibrations* authentiques auxquels il lui faudrait prêter attention, mais qu'il ne peut plus percevoir, faute d'organes* appropriés ("Que restera-t-il de nous si nos peaux disparaissent ?" s'interroge Ciclomène page 14). Dans pareil contexte, le rôle du poète (hypersensible*) est d'aller "où les flux transpercent son coeur" (Maéva Croissant, page 162) et d'en revenir avec un "livre pare-balle" (Aurélien Marion, page 151) contre les mauvais flux, tout autant qu'un livre relais des bons flux – une tâche à laquelle Mathias Richard s'attelle, livre après livre, en adoptant, c'est logique, une "stylistique du flux" de conscience (Olivier Stroh, page 50).
G comme Guerre
Prononcer ce mot, "guerre", à propos d'un poète influencé par Lautréamont (même si le fameux "cache-toi, guerre" était plutôt signé par Isidore Ducasse), c'est peut-être surprenant ; mais comme le sous-entend Véronique Bergen page 72, Mathias Richard (comme Alain Damasio) est aussi marqué par l'oeuvre philosophique de Deleuze & Guattari, dans laquelle la machine de guerre (une forme de machine abstraite) s'oppose à l'appareil d'état (de façon toute punk*) – et peut servir tout aussi bien à désigner une proposition poétique, comme le mutantisme*... Olivier Stroh parle d'ailleurs à ce propos de "machines de guerre désirantes" (page 48).
H comme Hypersensible
D'après Aurélien Marion (page 151), les poèmes de Mathias Richard (réunis notamment dans A travers tout) sont des "dédicaces délicieuses aux hypersensibles de toute espèce". Quiconque a lu 2020 : L'année où le cyberpunk a percé ou A travers tout le sait parfaitement : "Mathias est quelqu'un d'hypersensible" (Théo Jarrier, page 35), il a une "hyperconscience" (Sylvain Nicolino, page 192) aux flux* – et comme il le dit lui-même à Yoann Sarrat (page 89), c'est précisément en raison de "cette surcharge de perceptions, comme si tout était fluorescent, comme si toutes les couleurs étaient poussées à fond dans la réalité, un truc d'intensité* presque.. pas insupportable, mais pas loin," que Mathias Richard en est venu à écrire (de ce point de vue-là, il est beaucoup plus proche de Proust que ne le pense Olivier Stroh page 51).
I comme Intensité
Dans son entretien avec Yoann Sarrat (page 90), l'hypersensible* qu'est au fond Mathias Richard fait de "l'intensité des perceptions" (le bombardement permanent par des flux*, quoi) l'une des deux choses qui l'a "emmené vers la création", avec la quête* de vérité. Théo Jarrier l'a bien perçu, qui explique (page 35) : "ce qui compte pour lui semble être l'intensité, qu'elle soit joyeuse ou suicidaire d'ailleurs" (y'a-d'la-joie* ou du nihilisme* ?) Comme le souligne Yoann Sarrat, il s'agit tout autant de délivrer "des témoignages d'intensité, mettant à nu et transformant des expériences* en un chaosmose littéraire puissant" (page 3) que de faire revivre ces mêmes moments intenses par le lecteur ou la lectrice – de lui transmettre une vibration* pour qu'à son tour, peut-être, il ou elle la relaie, voire se laisse aller à danser*.
J comme Juxtaposition
Yoann Sarrat le remarque dès la page 7, l'oeuvre de Mathias Richard peut être décrite comme "une juxtaposition de fragments textuels et d'idées chargées, joyeuses, belles, édifiantes, drôles et cruelles, violentes et douces, ne refusant pas l'émotion, en faisant transpirer l'humain à chaque page". C'est qu'elle procède fondamentalement des avants-gardes du XXème siècle, et à travers elles, des célèbres remarques de Pierre Reverdy (bien connues du surréalisme) sur l'image comme juste rapprochement de réalités éloignés – ou comme le dit Luna Baruta page 65 : "la réunification formelle d'éléments composites a priori incompatibles". En bon "cavalier de l'assemblage de ces émotions que l'on ne conscientise pas toujours" (Maéva Croissant, page 159), Mathias Richard reconnaît d'ailleurs, dans son entretien avec Yoann Sarrat (page 92), être doué pour "faire des liens entre les choses, entre les domaines, entre les notions" – dont acte.
K comme Kleist
Pourquoi convoquer ici, comme précurseur de Mathias Richard, Kleist, plutôt que Kafka (cité page 79 par Caroline Hoctan) ou Kathy Acker (cité page 75 par la même Caroline Hoctan, et page 172 par Lucien Raphmaj), sans parler de Kurt Schwitters, voire d'Eduardo Kac (cité par Lucien Raphmaj page 168) ? C'est que, comme l'écrivent Deleuze & Guattari, dans Mille plateaux (page 440), "dans toute son oeuvre Kleist chante une machine de guerre*, et l'oppose à l'appareil d'état dans un combat d'avance perdu". Mieux, il le fait en imprimant à sa phrase "un nouveau rythme, une succession sans fin de catatonies ou d'évanouissements, et de fulgurations ou précipitations", suivant une pratique du flux*, de la variation d'intensité* et de la juxtaposition* qui est aussi celle, me semble-t-il, de Mathias Richard.
L comme Lecture
Comme le remarque Olivier Stroh page 45, on ne peut pas lire du Mathias Richard comme on lit du <placer ici le nom de l'auteur ou l'autrice que vous détestez le plus> : "les instances de l'auteur et du lecteur sont abolies pour laisser place à une nouvelle matrice où celui qui lit recrée à chaque instant ce qui a été écrit, au bord de l'explosion du sens, dans un esprit de rupture" (un esprit punk* ?) Plus précisément, l'oeuvre étant à l'évidence faite pour l'oralité, le lecteur ou la lectrice se surprend à vocaliser les poèmes de Mathias Richard, comme si l'intensité* véhiculée par les mots, la vibration* qu'ils renferment, était telle qu'elle demandait forcément à s'incarner dans un corps* (y compris sous forme de danse*). Quoi de plus normal, devant une oeuvre qui se présente elle-même comme une expérience*, que lire devienne aussi une expérience* ? Corollairement, avoir la lecture pour horizon (y compris la lecture-performance, spécialité de l'auteur) influence fatalement l'écriture de Mathias Richard, comme il l'explique (page 93) à Yoann Sarrat : "ces gestes d'écriture ont été en partie modifiés par le monde extérieur, par les autres, par les modalités de lecture de l'époque" – nous vivons, après tout, dans "une sorte de marché de l'attention sans pitié".
M comme Mutantisme
"Anthropologiquement nous vivons dans une société de possédés. Nos concitoyens sont possédés par des programmes." Ce constat fait par Méryl Marchetti page 183 est l'une des motivations derrière la création du mutantisme par Mathias Richard ; comme l'explique là encore Méryl Marchetti page 185, il s'agit de rechercher "une mutation du sujet à l'encontre de l'idéologie programmatique, la conception transparente de l'être humain, des biologies fatalistes" – autrement dit de refaçonner son corps* pour opposer un peu d'opacité aux flux*, de se refaire des organes* fonctionnels. Concrètement, cela passe par l'élaboration de machines abstraites à la Deleuze & Guattari (y compris donc des machines de guerre*), autrement dit de protocoles d'actions et de créations qui, pour farfelus qu'ils soient à première vue, n'en introduisent pas moins des grains de sables dans les rouages de nos comportements programmés (voir des exemples dans ma chronique sur Mutantisme 1.3).
N comme Nihilisme
"La première fois que j'ai vu Mathias, j'ai cru que c'était un nihiliste", raconte Rémi Coste (page 27) ; et Véronique Bergen perçoit dans syn-t.ext "un climat de désolation nihiliste" (page 71), voisin du "no future" des punks*. Pour autant, comme le rappelle Olivier Stroh (page 52), le nihilisme est plutôt du côté de notre société de flux*, qui rêve d'abolir toutes les barrières entre les consciences, et pas de celui de Mathias Richard, dont l'oeuvre souvent désespérée comporte pourtant une part (bien cachée ?) d'utopie* – une machine de guerre* s'oppose toujours à l'idéologie étatique au nom de valeurs bien précises, comme l'intensité* ou la vérité.
O comme Organe
Se faire un corps* sans organes, autrement dit se mettre en condition de ressentir de façon indifférenciée toute variation d'intensité*, c'était un des objectifs (inatteignable par définition) que se fixaient Deleuze & Guattari (ces précurseurs du mutantisme*) – l'idée sous-jacente étant que l'organe confisque à son seul profit (et rationalise) une sensation corporelle. Même si l'ennemi de Deleuze & Guattari était plus l'organisme en tant qu'organisation rationnelle du corps* (voir page 196 de Mille plateaux) que l'organe, on peut se demander dans quelle mesure le règne actuel des flux* numériques n'aboutit pas précisément à une forme dévoyée de corps* sans organes, chacun.e étant désormais devenu transparent.e pour tous. Dans ce contexte, l'enjeu pour le mutantisme* serait peut-être, comme le suggère Patrice Cazelles en relisant Mathias Richard (page 39), de se refaire (un peu différemment) des organes (opaques), de manière à aboutir à "une écriture universelle, un espéranto de l'organe" – avec la transe* pour horizon ?
P comme Punk
Parlant de Mathias Richard, Théo Jarrier signale que "le punk reste l'une de ses références majeures, encore aujourd'hui" (page 35) ; il rappelle également que Mathias Richard, comme Mélanie Fazi, a été chroniqueur musical (en noise, death, hardcore, soit trois genres rock plus ou moins dérivés du punk). Au-delà de l'influence directe, quand on a écrit 2020 : L'année où le cyberpunk a percé, critique acerbe du capitalisme de flux* sous Covid (le "capitaliocène" de Luna Baruta, voir page 63), on est clairement mû par l'idée punk de partir en quête* de "choses qui ne reproduisent pas le monde que l'on déteste" (Mathias Richard le dit page 107 à Yoann Sarrat). Sans aucun doute donc, comme l'écrit Sylvain Nicolino (page 21), "la geste de Mathias Richard est punk, industrielle, gothique et éructée dans les tréfonds de la culture" – ce n'est sans doute pas un hasard si Lucien Raphmaj la compare (page 167) à "un morceau de Stupeflip".
Q comme Quête
"Nous ne sommes rien. Ce que nous cherchons est tout." Ces mots célèbres de Friedrich Hölderlin s'appliqueraient tout autant à Mathias Richard, engagé, comme il le dit lui-même à Yoann Sarrat (page 92), dans "une quête de vérité, et aussi de ce qu'on appelle singularité et originalité" – ce qui fait s'écrier "what's-the-fuck"*, quoi. Dans le même entretien (page 90), il fait de la vérité ("sa recherche, sa compréhension") une de ses deux préoccupations centrales, avec l'intensité*, sans souligner que les deux pourraient être liées (l'intensité* comme marqueur de la vérité), de façon certes potentiellement problématique – la transe* poétique peut-elle vraiment être un vecteur de connaissance ?
R comme Ritournelle
"Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s'arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s'abrite comme il peut, ou s'oriente tant bien que mal avec sa petite chanson." C'est ainsi que Deleuze & Guattari définissent (page 382 de Mille plateaux) la première variété de la ritournelle, notion théorique qui leur sert avant tout à analyser la musique – mais qui s'appliquerait tout aussi bien à la poésie. Dans l'oeuvre de cet hypersensible* qu'est Mathias Richard, il y a clairement en effet quelque chose de l'ordre du mantra, de la protection sonore contre les agressions menées par le monde (sous forme de flux*) : "si le silence est impossible alors trouver un bruit continu, un empilement de fréquences, qui suspend tout de ce qu'il y a autour, pour se concentrer dans une sorte de stase" (entretien avec Yoann Sarrat, page 96). Il en résulte, à la lecture*, "la création d'une zone utopique* temporaire", comme le dit si bien Yoann Sarrat page 8 – l'expression est d'autant plus heureuse que Mathias Richard dit clairement ne pas vouloir se contenter de survivre à notre triste onde moderne, mais aussi d'y proposer une alternative (une utopie*, qui commencerait avec le mutantisme*).
S comme Science-Fiction
Comme le rappelle Méryl Marchetti, le but du mutantisme* en général, et de Mathias Richard en particulier, c'est de faire de la science-fiction une pratique plutôt qu'une thématique, donc d'en arriver au point "où faire de la science-fiction ce n'est plus raconter une histoire, c'est créer et mettre en place un dispositif de création qui aspire l'avenir dans le présent en captant un de ses moments" (page 188) – de faire des expériences* (textuelles mais pas que, voir ma chronique de Mutantisme 1.3) plutôt que de simplement les décrire. Dans cette conception, le créateur ou la créatrice acquiert inévitablement de faux airs de Zantafio*... Accessoirement (voir 2020 : L'année où le cyberpunk a percé), il ou elle fera particulièrement attention à ces moments où la science-fiction déborde sur la réalité.
T comme Transe
Nicolas Tardy le remarque (page 128) : il y a "une dimension de transe" dans les "lectures publiques" de Mathias Richard ; et cette dimension, loin d'être artificiellement plaquée sur ses textes, leur est au contraire consubstantielle. Mathias Richard l'avoue d'ailleurs dans son entretien avec Yoann Sarrat (page 94) : durant l'écriture, "il y a un mélange de transe et de méthode" ; autrement dit, même s'il mène des expériences* à la Zantafio* sur l'alphabet*, il y a toujours un moment où la rigueur scientifique et ludique va céder la place à une forme de spontanéité, l'auteur se laissant alors porter par la vibration* du moment. Olivier Stroh a raison de le dire (page 46) : les poèmes de Mathias Richard "touchent au dérèglement des sens" cher à Arthur Rimbaud ; et comme eux ils ambitionnent d'accomplir une quête* de vérité (et d'intensité*), de façon différente (donc complémentaire) de la connaissance scientifique.
U comme Utopie
Comme le rappelait Paul Ricoeur en relisant Karl Mannheim, on ne peut critiquer une idéologie (celle du capitalisme de flux*) que depuis une utopie. Dans son entretien avec Yoann Sarrat, Mathias Richard avoue (page 102) se situer dans la lignée du lettrisme, donc de vouloir "proposer des mondes, et ne pas juste être dans la déploration, proposer des solutions, des créations, des utopies" en plus de la protection promise par la ritournelle* ; de son autre grande influence (mise à part la science-fiction*), le rock en général et le punk* en particulier, il dit également, page 91, qu'il était inspirant parce qu'il était "presque l'utopie réalisée". C'est sans aucun doute cette volonté d'être force de proposition (utopique) qui a engendré le mutantisme*.
V comme Vibration
Dans Puissance de la parole, Edgar Allan Poe considère qu'un mot prononcé, ayant une existence physique sous forme de vibration, peut avoir une influence tangible sur le monde. De façon similaire, Valère Novarina considère, dans Devant la parole, que le langage est avant tout souffle, autrement dit circulation dans le corps* du locuteur ou de la locutrice. Inspiré par la science-fiction* et "la physique quantique" (comme le note Olivier Stroh page 47), Mathias Richard valorise, dans son entretien avec Yoann Sarrat (page 89), "le lien à la vibration, aux ondes. Il y a ce feeling qu'en fait nous sommes constitués d'ondes, et c'est essentiel : ça relie le mouvement de nos neurones aux mouvements de nos gestes, aux mouvements de notre voix, qui elle-même produit des ondes !" Plus loin (page 105), il explique combien lui est essentielle "la voix, c'est un lien entre soi et les autres, un lien de vibration et d'animalité, quelque chose qui vient du fond de son corps* et qui va à l'intérieur du corps* des autres" – quelque chose aussi à quoi il est possible d'imprimer une intensité* singulière.
W comme What's-the-fuck
"What's-the-fuck", "c'est quoi ce truc", autant de réactions qu'un lecteur ou une lectrice engagé.e dans une expérience* de lecture* à nulle autre pareille est susceptible d'avoir devant un texte de Mathias Richard ; l'exclamation pourrait sembler naïve, mais elle souligne une qualité sans doute essentielle de l'oeuvre punk* de Mathias Richard, souvent engendrée par la juxtaposition* d'idées en apparence distantes : la surprise – je veux dire le pas de côté par rapport aux attendus littéraires, aux "contenus standardisés" (Caroline Hoctan, page 78). Cela mérite d'être souligné dans un monde où, comme le rappelle Véronique Bergen (page 69) "neuf livres sortent de terre par heure pour le seul territoire de la France, là où une espèce animale ou végétale disparaît toutes les vingt minutes sur la planète".
X comme X
"Itinéraire X" (pages 196-197), c'est ainsi que Tristesir Syncrétin baptise son esquisse de biographie de Mathias Richard, que sa date de naissance range il est vrai dans la génération X. On y apprend sans surprise que ce qui le caractérise avant tout, c'est "le besoin de muter de ses propres allèles" (page 196 ou 197), autrement dit, en bon adepte du mutantisme*, de tripatouiller ses chromosomes – en commençant par le X ? Changer de corps* est certes une façon comme une autre d'échapper à l'uniformisation (c'est surtout une nécessité pour survivre) ; mais en même temps, comme le souligne Lucien Raphmaj (page 171), il y a dans le mutantisme* une part importante de "destruction du Moi", donc de retour à l'anonymat symbolisé par ce X.
Y comme Y'a-d'la-joie
Même s'il se méfie (à juste titre) de "la fête comme enfermement, comme cliché, comme fuite" (entretien avec Yoann Sarrat, page 117), comme distraction dirait Pascal, Mathias Richard valorise tout de même les "moments d'intensité*, de vérité, qu'on peut atteindre par des situations particulières" (idem), les "moments d'indifférenciation temporaire, d'indissociation, de communication" (page 118) – autrement dit le carnaval à la Bakhtine, qui est fusion de l'individu avec le cosmos, et non porosité face aux flux* (oui, la distinction est subtile). Comme il le laisse sous-entendre en évoquant son goût pour la danse* en général et "le pogo et la breakdance" en particulier (page 86), goût qui l'a mené vers la notion de transe*, c'est aussi quelque chose qui vient de la musique – après tout, dans le punk*, être pessimiste (voire nihiliste*) quant au futur n'empêche pas de vivre avec intensité* le moment présent, voir "Porcherie" de Bérurier Noir en concert... Parfois donc, "y'a-d'la-joie" chez Mathias Richard, une joie toujours liée à un accomplissement à la Spinoza du corps*.
Z comme Zantafio
J'aurais pu choisir "zone" (celle créée par le ritournelle*), mais comme cette chronique est un peu trop sérieuse... Zantafio, comme chacun sait, c'est l'archétype (humoristique) du savant fou, et l'envers de cet Homme Habile qu'est Fantasio (suivant l'analyse de la science-fiction* par Itsvan Csicsery-Ronay). Offrir une représentation de l'artiste en savant fou, avide d'expériences* textuelles, ce n'est certes pas propre à Mathias Richard (Alain Robbe-Grillet le faisait par exemple, avec autant d'ironie, dans Souvenirs du triangle d'or), mais cela dit bien assez à quel point il y a une part de jeu et d'humour dans son oeuvre ("surtout dans les coins sombres", dixit Aurélien Marion page 152). Comme le remarque Lucien Raphmaj (page 193), ce simple constat devrait suffire à prémunir ladite oeuvre de toute "mégalomanie théorique", mais aussi de toute canonisation arbitraire (quoique Caroline Hoctan range hardiment, page 75, Mathias Richard dans les "saints-écrivains") ; a priori, ce n'est donc pas demain la veille que "Mes mots sont animaux" figurera au programme du baccalauréat...
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