Capitale Songe de Lucien Raphmaj
Lucien Raphmaj est un blogueur, amateur de carcasses et de mondocame, mais c'est aussi (et avant tout) un (brillant) écrivain – ou plutôt un latérateur, comme il se définit lui-même, parce que son écriture emprunte (notamment) au cinéma certaines de ses atmosphères (on le verra).
Son premier roman, publié chez un éditeur qui accueille également Quentin Leclerc (Saccage) et Eric Richer (La Rouille, Tiger), est, comme Toxoplasma de Sabrina Calvo, une des rares réponses francophones (de qualité) au Neuromancien de William Gibson (une parenté soulignée avant moi par Nicolas Winter ou Hugues de la librairie Charybde).
Comme La Ballade de Gin & Bobby de Léo Henry, avec qui il partage une même passion pour les univers post-exotiques à la Antoine Volodine, mais aussi une inventivité stylistique certaine, c'est aussi, comme l'ont bien remarqué Viduité et Erwann Perchoc, un de ces livres qui réclament du lecteur ou de la lectrice un peu plus d'interactivité qu'un roman ordinaire, sur au moins deux plans, l'univers et l'intrigue.
Déjà, pour s'immerger dans le monde nocturne de Capitale S (dont l'ambiance fait parfois songer à Gotham ou à la Dark City d'Alec Proyas, autant qu'à la New Port City de Ghost in the Shell), le mieux, pour moi, est d'abord de jeter un coup d'oeil au glossaire figurant au tiers du livre environ (en blanc sur fond noir, comme tous les textes hors-intrigue qui parsèment le livre, et participent justement à créer cette ambiance cauchemardesque).
Cela permet d'entamer la lecture en ayant bien en tête les rapports de force : dans le monde narcocapitaliste de Capitale S, ancienne utopie insulaire, les Intelligences Animales (ou IA, pour la plupart des humains augmentés par un exosquelette insectoïde) cèdent, dans des boîtes à sommeil, leurs rêves à la banque Ananta, qui s'en sert pour alimenter un datavers, le Hortex (équivalent onirique de la Matrice de William Gibson et des soeurs Wachowski).
Cet univers virtuel est peuplé par des Intelligences Vectorielles (ou IV), des entités désincarnées donc, mais s'étant fabriqué des corps artificiels, ou Dissimulacres, afin d'expérimenter les sensations du monde réel (suivant un mécanisme évidemment emprunté au Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, mais faisant tout autant penser à Clones, le comics de Robert Venditti adapté à l'écran par Jonathan Mostow).
Imprévu retour de bâton, deux au moins de ces Dissimulacres sont parvenus à développer une conscience autonome : l'une, C-29, grâce à la mort de son IV, Van Castle ; l'autre, Kiel Phaj C Kaï Red, grâce à une décision délibérée de son IV, Nova, de ne l'envahir qu'à l'occasion (au passage, notez que ce personnage non-binaire est désigné par le pronom "ille", héritier peut-être du "île" utilisé par Francis Berthelot dans Le Jeu du cormoran ; outre cette ressemblance superficielle, les deux auteurs partagent une même maîtrise de la narration au présent et à la troisième personne).
La première rêve de libérer tous les Dissimulacres de l'emprise des IV ; le deuxième, lui, est adepte d'un courant de pensée, la désistance, qui vise à résister à l'onarchie des IV en atteignant et conservant cet état intermédiaire entre veille et sommeil qu'Alfred Maury baptisait "hypnagogie".
Un troisième personnage, Véra, est adepte d'un mode de résistance en théorie plus radical, la Vigilance, qui ambitionne de priver les IV des rêves des IA en en dépouillant ces derniers... En fait, comme le trahit d'ailleurs le masque de Véra, en forme d'abeille, les Vigilants pratiquent juste "le vol de rêves et le recel d'images mentales" (page 100)... du moins jusqu'à ce que Véra réalise la collecte de trop, sur Kiel Phaj C Kaï Red.
Se développe alors, sous l'impulsion de Nergal, une I2 ou intelligence d'intelligences, dont le masque de scarabée trahit fort bien son habitude à modeler la boue de Capitale S, une nouvelle drogue, la V, qui provoque un état de veille permanente, mortel à terme – une drogue dont les trois personnages vont plus ou moins chercher à enrayer la propagation (je reviendrai plus tard sur le "plus ou moins").
L'intrigue va donc s'organiser, vous l'aurez deviné, suivant trois lignes narratives, sauf que Lucien Raphmaj va perturber ce schéma classique (exploité, par exemple, dans Le Chant des glaces de Jean Krug), en ne faisant converger ces lignes qu'à des moment où les personnages sont physiquement incapables de vraiment interagir entre eux, et surtout en les décalant légèrement dans le temps (obligeant donc le lecteur ou la lectrice à une certaine vigilance, ha, ha).
Plus précisément, la ligne de Véra (chapitres 1, 4, 9, 13, 20, 23, 28) se superpose à la ligne de Kiel Phaj C Kaï Red et de Nova (chapitres 2, 5, 7, 10, 12, 14, 15, 16, 18, 19, 22, 25, 27) au cours des chapitres initiaux, 1 et 2, pour la collecte que j'évoquais plus haut ; en revanche, la ligne de C-29 (chapitres 3, 6, 8, 11, 17, 21, 24, 26, 29) est, elle, en avance sur les deux autres, du moins au début, puisque le chapitre 3, où C-29 tombe sur le corps (sans vie ?) de Kiel Phaj C Kaï Red correspond au chapitre 12.
Avant la convergence finale des destins de C-29 et Véra (le chapitre 29 succédant au chapitre 28), les trois lignes vont être plus ou moins marquées par des événements communs, l'iceberg des chapitre 14 et 17, et surtout le dreamhacking, dont les effets se font sentir sur les trois lignes, dans les chapitres 23, 18-19 et 21.
De cet habile tressage chronologique en 29 chapitres (oui, comme C-29, et comme aussi le nombre de niveaux souterrains de Capitale S), il découle certains effets de sens (C-29 se retrouve à visiter le hacker Joh Hatsu dans le chapitre 17, alors que cette visite intervient bien avant celle que lui fait Kiel Phaj C Kaï Red dans les chapitres 16 et 18), mais aussi d'évidents effets d'annonces : nous savons, dès le début, que la mission dont Nova charge Kiel Phaj C Kaï Red (éviter la survenue de la V) est vouée à l'échec.
Quand elle prend la suite de son comparse, d'une façon qui rappelle un peu une scène-culte du Dahlia Noir de James Ellroy, C-29 semble a priori mieux partie (elle remonte la filière, passant de l'I2 indicatrice Varese Ungeziefer à une junkie anonyme, puis au dealer Nergal), mais les choses ne vont jamais tourner comme elle s'y attend (et nous avec) : quand elle fait, page 233, le bilan de son action, elle doit bien admettre qu'elle a échoué sur toute la ligne, ou presque.
C'est que, comme le Ghost in the Shell d'Oshii, comme l'Identification des schémas de Gibson, ou comme le récent Gnomon, le génial roman de Nick Harkaway, Capitale Songe n'est qu'en apparence un polar futuriste à la Blade Runner : il s'agit bien plutôt, en réalité, d'un "méta-polar" ou "polar métaphysique", tel que le définissent Susan Elisabeth Sweeney & Patricia Merivale dans Detecting texts, à savoir un roman qui détourne les codes du polar (par exemple en faisant, comme ici, échouer l'enquêtrice) pour mieux questionner notre rapport à la réalité (par exemple, l'identité, ou le rapport corps-esprit) – Lucien Raphmaj revendique d'ailleurs explicitement ce côté "méta" dans un entretien.
Ainsi s'expliquent les masques d'insecte, qui ne sont pas là que pour emblématiser les rapports entre personnages (la mouche Kiel Phaj C Kaï Red face à l'araignée Joh Hatsu) ou pour signifier la persistance, dans un monde futuriste, au choix, du "chamanisme" volodinien (page 99), de la "culture fétiche" (page 257) ou du "cybertaoïsme" (page 292) : en fait, ces attributs servent surtout à problématiser l'identité des personnages (C-29, que son masque et ses bras de mante rapprochent fort de la Molly Millions de Gibson, s'élève page 278 contre son statut de "prédateur ultime").
Comme les "hallucinations" de Colline dans Sous la colline de Sabrina Calvo, ces masques me semblent aussi participer de ce devenir-animal cher à Gilles Deleuze & Félix Guattari : la question de la métamorphose va très vite, en effet, se révéler cruciale pour les trois lignes narratives ; là encore, comme chez Sabrina Calvo, elle va mettre en jeu les rapports entre microcosme et macrocosme, ou entre un et multiple.
Lucien Raphmaj l'annonce dès la page 144, en parlant de "cosmophanie", mais il nous le fait aussi sentir plus subtilement, en multipliant les comparaisons entre personnes ou lieux et astres : ainsi, dès la page 15, le tatouage vivant de Véra lui donne "une jolie peau d'animal cosmique" ; un peu plus loin, page 22, "avec son squame de pierre bleu nuit, sa peau très lourde et très compacte, le bâtiment d'Omega Terminus ressemble à un module spécial envoyé au tréfonds des abysses" (notez, au passage, le travail sonore, ici sur les consonnes bilabiales P, B, M, mais aussi sur le sifflantes, S, Z).
Le phénomène menaçant que constitue la V ou ce thème de la métamorphose totale font aussi bien de Capitale Songe un roman fantastique, sous des oripeaux futuristes (à la manière de L'Homme qui rétrécit de Richard Matheson, suivant l'analyse de Joël Malrieu dans son célèbre essai) ; mais sa façon de traiter le décor urbain (et labyrinthique, voir pages 87, 103, 122, 137, 140, 147, 197) de Capitale S comme autant de planètes étrangères relève tout à la fois du space-opera, de la littérature onirique telle que décrite par Jean Pierrot ou de "la psychogéographie" (page 249) chère au coeur de Guy Debord.
Peu importe le genre, au final, tant ce roman nous transporte, via l'écriture somptueuse promise par sa quatrième de couverture, "dans cette ville ralentie, lourde d'un sommeil qu'elle ne trouve pas, ville-spleen, ville-larve, ville-cendres" (page 65) : Capitale S.
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