jeudi 6 octobre 2022

Laboratoire de folie contrôlée

A travers tout de Mathias Richard


La rentrée littéraire 2022 ne voit pas paraître que de somptueux pavés romanesques (comme La Cité des nuages et des oiseaux ou Les Chants de Nüying), elle comprend aussi des sommes poétiques comme A travers tout de Mathias Richard (lu en service de presse) – véritable invitation à pénétrer dans un "laboratoire de folie contrôlée"(page 83) digne du "dérèglement de tous les sens" cher à Arthur Rimbaud.


Je l'écrivais déjà à propos de son précédent opus (2020: L'Année où le cyberpunk a percé) : la poésie-performance de Mathias Richard, comme celle d'Anne-Claire Hello (Koma Kapital), est, thématiquement parlant, le lieu d'un affrontement entre deux mouvements à la fois similaires et opposés, où se joue le destin de l'individu face au monde extérieur :

– un mouvement, négatif, qui voit l'individu être envahi, colonisé, contrôlé par des forces émanant de notre société mondialisée ;

– un mouvement, positif, qui voit l'individu entrer en résonance, en vibration, en osmose avec le monde dans ce qu'il a de plus exaltant.


A travers tout reconduit et approfondit ce constat, en convoquant des figure tutélaires aussi prestigieuse qu'Antonin Artaud (Van Gogh, le suicidé de la société), William Burroughs (Révolution électronique), Guy Debord (La Société du Spectacle), Gilles Deleuze & Félix Guattari (Mille plateaux) ou Valère Novarina (Devant la parole, une référence bien vue par Jean-Paul Gavar-Perret dans Le Littéraire), mais aussi Antoinette Rouvroy (et ses travaux sur la gouvernementalité algorithmique).


Face au "torrent en constante évolution d'images, de formes et de couleurs, d'informations, de signes et de messages" (page 298) que fait déferler sur nous le monde dit moderne, que pouvons-nous faire, sinon nous fier à "l'algorithme qui te fait voir toujours la même chose", "l'algorithme qui te met toujours avec les mêmes gens" (page 247) ?


Ainsi, les flux informatifs façonnent le filtre à travers lequel nous voyons le monde, ils bâtissent "une paroi invisible entre vous et le monde, une paroi qui voit ce que vous faites" (page 298), nous empêchant de "vivre la réalité directement (sans médiation, représentation)" (page 382), suivant un mécanisme jadis mis en lumière par Guy Debord (du reste, la page 168 réécrit un célèbre aphorisme de La Société du Spectacle, en aggravant le constat : "dans un monde réellement nul, le faux est un moment du faux").


L'ouverture au monde que semble être l'information n'est donc, au final, que la brique dont sont bâtis nos murs intérieurs ("notre crâne est une prison sous haute pression", page 388), ce que résume la paronomase des pages 10 et 110 : "vivons bien informés, vivons bien enfermés" (je l'avais déjà dit à propos de 2020 : L'Année où le cyberpunk a percé, la paronomase est une figure de style chère au coeur de Mathias Richard, voir aussi le résumé lapidaire de l'évolution humaine de la page 373, "du Néanderthal au néant total").


Remarquez, au passage, que cette invasion de notre espace mental par des forces sociales n'est que la version moderne de "l'envoûtement" social décrit par Antonin Artaud, raison pour laquelle Mathias Richard peut écrire (page 390) : "nous sommes des millions. Chuichidés. Par la chochiété. Les gens et les choses ne cessent de se briser" – mais aussi (page 262) "ils ont tué Kurt et à la place ils nous ont donné Fillon et Macron" (personnellement, je comprends Cobain, d'ailleurs cité dans le French Poem de la page 305).


Pris dans ce "Réseau de la Méduse" (page 331) qu'est internet, nous sombrons dans le "plus profond assoupissement que l'humanité ait connu" (page 297), dans une "hypnose" dont nous ne pourrons guère nous libérer que par la "transe" (l'opposition est page 359) – à savoir un processus qui semble similaire, mais n'a en fait rien à voir, la transe s'appuyant, au final, sur la raison (page 367).


Entrer en transe n'équivaut pas, en effet, à tomber dans l'abrutissement induit par "la Fête Forcée, la Permanente Fête Forcée, à vide" (page 351), un piège dans lequel tombe parfois, peut-être, Mathias Richard au cours de son parcours A travers tout (je pense à un texte comme "Je veux du plaisir", pages 201-202, qui pourrait parfaitement être récupéré par les marchands de bonheur prêt-à-l'emploi, qui il est vrai annexent tout et n'importe quoi).


Puisque "nous sommes fait pour l'impulsion" (page 298), il nous faut plutôt retrouver une manière d'être au monde qui soit de l'ordre de l'épiphanie plutôt que de l'événement (voir aussi Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec, comme quoi poésie et roman peuvent tendre vers un même but) – "une explosion de vie" (pages 74-75, 78-82), "un point de lâchage et de mélange avec le monde" (page 328).


Cela passe notamment par le ressenti de ce que la science-fiction appelle le sense of wonder, et la philosophie, le sublime, qui ramène l'humain à sa taille, minuscule, plutôt que d'en faire le centre du monde (page 235, "faut se faire des cures régulières de cosmos", ou page 387, "l'éternité est dans chaque instant").


Dit autrement (page 277), "la vérité, c'est le vertige", et pour l'éprouver, il convient de se déprendre du rythme effréné imposée par notre société de l'information, pour retrouver ce que Léo Ferré appelait (dans "Il n'y a plus rien") "le sourire de la vitesse", à savoir l'immobilité : "un vertige c'est quand tout est immobile et qu'on voit les lignes de vitesse au ralenti" (page 278).


Ici, le travail sur le langage mené par Mathias Richard prend tout sens, la langue étant, hélas, l'instrument du "grand système marchand qui vient étendre son filet sur notre Occident désorienté" (comme le dit Valère Novarina dans Devant la parole) : "le langage n'est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir" (comme l'expliquent Gilles Deleuze & Félix Guattari page 96 de Mille plateaux) ; "les humains veulent soit donner des ordres, soit en recevoir" (page 373 de A travers tout).


Un texte comme "Un message de Darty" (page 320-321), composé "à partir d'en-têtes de courriels publicitaires, promotionnels" (page 412) constitue d'ailleurs une mise à nu convaincante de ces impératifs sociaux, un peu dans la lignée de la célèbre étude des horoscopes menée par Theodor Adorno et refaite par Patrick Peretti-Watel, avec exactement le même résultat.


Mettre à nu ne suffisant pas, Mathias Richard déconstruit, en attaquant le système linguistique aux deux endroits où il est le plus fragile :

– en début de chaîne, là où le son articulé est converti mentalement en phonème, autrement dit en élément de base du mot sous sa forme phonétique ;

– en fin de chaîne, là où un assemblage de mots syntaxiquement correct est censé être converti mentalement en un sens cohérent.


Dans le premier cas, il s'agit, comme le lettrisme en son temps, mais surtout comme Valère Novarina, de rappeler que "nous sommes des trous. Dans lesquels y a du souffle" (page 374) – autrement dit d'en revenir à la façon physique dont un mot, par sa profération même, par son passage dans notre gorge, modifie notre corps, le but étant de "fabriquer une drogue spéciale qui utilise les mots comme conduit" (page 147, avec plutôt une référence à William Burroughs).


Pour cela, il faut nécessairement "faire bégayer la langue, ou la faire 'piauler'... tendre des tenseurs dans toute la langue, même écrite, et en tirer des cris, des clamés, des hauteurs, durées, timbres, accents, intensités" (Gilles Deleuze & Félix Guattari, page 131 de Mille plateaux) – d'où l'usage fréquent que Mathias Richard fait des répétitions, à travers notamment la forme qu'il appelle le mot-pivot (pages 417-419).


Les textes de ce genre ne trouvent leur plein accomplissement que dans la performance (qui n'est pas un spectacle au sens de Debord, mais tout son opposé), et Mathias Richard en est bien conscient, qui leur adjoint des didascalies (et une ponctuation toute théâtrale, où la virgule, par exemple, a une fonction plus respiratoire que logique) ou qui précise (page 426) : "un livre peut porter une trace de cela, mais ce ne sera qu'une trace, et ne rendra qu'une partie de ce qui est en jeu".


Ce qui est en jeu (et qu'on peut reconstituer, imparfaitement, par une lecture à haute voix) est précisément l'ordre de la transe, au sens chamanique du terme (page 335, "un minimum de proféchamanisme serait apprécié merci"), Mathias Richard rêvant à l'évidence de retrouver une poésie aussi fonctionnelle socialement que celle des chamanes d'antan (page 426, "aussi fou que cela sonne, mes lectures-performances sont une tentative de médecine de moi-même, mais aussi du monde, des autres, de la communauté").


D'une certaine manière, ce rêve volodinien se retrouve également dans le deuxième cas de déconstruction linguistique, celui qui s'inspire plutôt du surréalisme et qui cristallise ici dans la forme que Mathias Richard baptise "prensée", ou "pensée pressée" (voire page 409-411).


Très proche de la déclamation à la Léo Ferré, cette forme est pourtant primitivement conçue "pour la tête (la lecture intérieure, silencieuse" (page 406), donc pour le livre imprimé – même si Mathias Richard lui-même la retravaille parfois pour en faire une version orale (le "Vokal_03" des pages 106-119), et que, de mon point de vue, certains textes, comme la "prenssée a" et son refrain "Où sortir ? Où rentrer ?" (pages 47-48), se prêtent fort bien à la lecture à voix haute.


Ici, l'assemblage (pour ne pas dire le collage) de phrases prises partout ("informations, personnes croisées, rencontrées, entendues, soi-même, murs des rues, livres, internet, télévision, écran, articles, messages, publicités, notices, encyclopédies, films, séries, magazines", suivant la liste de la page 410) et retravaillées suivant les techniques propres à Mathias Richard (la paronomase évoquée plus haut) repose sur la conviction, héritée d'André Breton ou de William Burroughs, que "l'usage insistant de certaines combinaisons de mots peut faire s'éloigner de façons de pensée conditionnées par les oppositions binaires et distinctions dominantes dans le langage" (page 132).


Il en résulte des textes oscillant entre l'analyse critique froidement lucide (la plupart des citations utilisées dans cette chronique proviennent de prenssées) et la réaction à chaud à la folie du monde, comme page 322 :

"Tire sur les poignées de ta tombe, rentre dans ta peau par le bas et par le haut. T'es un grand chien assis sur une chaise, sur le sol, sur la planète Terre. Noir de vie. L'univers hurle. Monte le volume."


La présentation sommaire que je fais ici des textes d'A travers tout pourrait laisser croire à un travail trop expérimental ou trop théorique (tout comme la luvan de Splines, qui est femme de radio, Mathias Richard réinvente une rhétorique contemporaine où ranger les formes bien spécifiques qu'il utilise), mais Mathias Richard est toujours guidé par "le désir de [s]'adresser à chaque humain, pas à une élite" (page 423).


Pour peu qu'on prenne le temps d'en incarner les textes pour la voix, dans une sorte de performance faite pour soi-même, et d'en lire les textes pour la tête, en respectant cette alternance reposante, sans chercher à avancer à marche forcée A travers tout, on ne pourra qu'être touché par les aventures intérieures de cet "esprit très libre qu'on a cherché à dresser, et qui utilise l'apparat du dressage pour tout niquer" (page 374).



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