lundi 1 juillet 2024

Suivre les insectes

Les Ephémères 1/2 de Jeff Lemire


Comme il l'écrit dans la postface à ce premier volume (page 167), Jeff Lemire entendait bien, avec Les Ephémères, nous offrir "une histoire à la Ed Brubaker et Sean Phillips, qui se déroulerait dans une petite ville" – vaste projet, étant donné que la palette du duo couvre autant le polar au sens large (Criminal, Pulp, Reckless) que le fantastique (Fatale, Kill or Be Killed, sans oublier des projets atypiques comme Night Fever, surprenant croisement entre Eyes Wide Shut et Fight Club).


Le résultat ressemble à la célébration d'un mariage entre Alfred Hitchock et Franz Kafka, dans laquelle David Lynch jouerait le rôle de maître de cérémonie (notez au passage que ces deux dernières influences, ainsi que celle d'Haruki Murakami, sont frontalement assumées par Jeff Lemire dans cet entretien).


Comme une bonne part de l'influence hitchcockienne est formelle, et que la partie polar est celle qui est immédiatement visible, j'en parlerai en premier, ce qui me permettra également de signaler le moment où, parlant de surnaturel (ou plutôt de réalisme magique), je risquerai de gâcher quelques surprises (libre à vous d'arrêter votre lecture de ma chronique à ce moment-là, sachant que la couverture déflore déjà largement cette partie de l'intrigue).


MTEBC le remarque fort justement : exactement comme dans Sweet Tooth (auquel on peut également penser en raison du duo Franny Fox / Lee David Simard), Jeff Lemire compense la "raideur brute de décoffrage" de son dessin par "l'originalité de sa mise en page" – peut-être même que la première fait d'autant mieux ressortir la deuxième.


C'est ici selon moi qu'il faut invoquer le nom d'Alfred Hitchcock, à qui Jeff Lemire me semble emprunter (en les transposant, j'y viens) deux astuces narratives :

– le travail sur le son (songez à la fameuse transition sonore qui associe, dans Les Trente-neuf marches, le visage horrifié de la logeuse du héros au sifflement du train emportant ce dernier loin de chez lui, ou à la même transition, entre un visage horrifié et des cris de mouettes ce coup-ci, dans Young and Innocent) ;

– le travail sur la couleur (par exemple le rouge et le vert de Vertigo, un travail qui n'a d'égal que celui de Nicholas Ray sur le rouge et le bleu dans Rebel Without a Cause).


La bande dessiné étant muette par nature, Jeff Lemire n'utilise pas le son, mais l'onomatopée CRUNCH (se détachant seule sur fond noir, parfois sur une double planche, voir pages 14-15, 40-41, 54, 83, 90) comme transition entre deux séquences séparées par une ellipse manifeste ; je mentionnerai juste deux d'entre elles, les plus significatives :

– la transition se fait d'abord sur le bruit des éphémères écrasés par Paul Dupuis (page 13) pour déboucher sur le réveil (page 16) de Lee David Simard, créant ainsi un lien (symbolique) de rêve (ou plutôt de cauchemar) à rêveur entre les deux scènes ;

– plus loin, la transition se fait sur le bruit des biscuits secs mâchés par Franny Fox (page 54), pour déboucher là encore sur une double scène de réveil, Franny sur les 3 cases de gauche et Lee David sur les 3 cases de droite (je reviendrai plus loin sur la coloration onirique de l'ouvrage).


Autre usage virtuose de la même technique, la page 28 associe sur 4 cases en scope 2 lignes temporelles en alternance, le dessin de la dernière case s'inscrivant dans une onomatopée (BLAM) qui appartient à l'évidence à l'autre ligne temporelle – manière évidente de montrer combien les événements de l'une rejaillissent sur l'autre.


Venons-en maintenant au travail sur la couleur. L'ensemble de l'album baigne dans un lavis gris-bleu quasi-monochromatique, dans lequel Jeff Lemire insère des tâches de rouge, qui attirent d'autant plus l'attention ; mentionnons notamment :

– les tâches de sang ;

– le manteau de Franny Fox, manière de suggérer qu'elle est peut-être un énième avatar du Petit Chaperon Rouge, face au loup que serait David Lee Simard (bien sûr, Jeff Lemire ne va pas s'en tenir à cette relation de prédation stéréotypée) ;

– les yeux à facette d'un insecte qui se superposent soudain à ceux de David Lee Simard, dans la double-planche des pages 58-59 (je reparle plus loin de cette partie de l'histoire) ;

– les phases de la lune qu'Helen Dupuis voit danser devant ses yeux pages 80-81 (j'y viens tout de suite, mais notons déjà que la lune est peut-être convoqué pour son influence supposée sur les hommes dans les contes fantastiques).


La comparaison entre la première version du chapitre 1 (en ligne sur le site de Jeff Lemire) et la version définitive est d'ailleurs significative : elle montre que Jeff Lemire a rajouté la double-planche dont je viens de parler (pages 58-59 donc) ; mais aussi qu'il a supprimé, page 53, un objet qui apportait une touche de rouge malvenue (un phare dans une boule à neige), en plus peut-être de ne jouer aucun rôle dans la suite de l'histoire.


Tout ce travail sur la couleur n'est pas gratuit, bien sûr; son principal mérite est sans doute d'engendrer une ambiance onirique, donc de faire glisser la partie enquête de l'histoire, incarnée par le personnage de Danny Laraque, du plan réaliste vers le plan symbolique, exactement comme dans Twin Peaks (une des influences assumées de l'ouvrage, comme je le disais plus haut).


"Les insectes. Je crois que vous devez suivre les insectes."

Ce conseil (page 82) d'Helen Dupuis, la mère de la victime (dans le coma), Danny Laraque ne semble pas au départ le suivre (après s'être renseigné sur les éphémères, il jette à la corbeille celui que lui a donné Helen, page 118) ; mais après une rencontre troublante avec un vieillard (gâteux, comme Helen passe pour folle ?), il commence à s'intéresser de plus près au sujet, s'attirant les moqueries du père de Franny (page 139) :

"T'as un putain d'indice, là, ducon !"


Ce côté en apparence dérisoire de l'enquête (qui rattacherait Les Ephémères au polar métaphysique, exactement comme Twin Peaks d'après hamishpottinger), c'est bien sûr une façon de la lier à l'aspect fantastique de l'oeuvre, en suggérant qu'un même univers mystérieux s'étend dans les coulisses du monde – un univers dans lequel Franny, elle, va sauter à pieds joints.


C'est ici que le moment est venu de parler de Kafka, et du cliffhanger du chapitre 1 (page 64), largement annoncé par tout ce qui précède – néanmoins, si vous craignez le spoiler, vous pouvez arrêter là votre chronique, et me croire sur parole quand je vous dis de lire Les Ephémères.


Chroniquant le recueil posthume La Muraille de Chine, Gromovar disait récemment combien l'oeuvre de Kafka était d'actualité, ne serait-ce parce qu'elle parlait fort bien de "dépossession" (d'aliénation si vous préférez, le thème fantastique par excellence) – Jeff Lemire ne dirait pas le contraire je pense.


Avec Les Ephémères, l'auteur canadien s'inscrit selon moi dans une longue lignée d'ouvrages qui trouvent tous leurs origines dans le même texte, une des rares oeuvres de Kafka publiées de son vivant :

La Métamorphose (car c'est de cette novella qu'il s'agit) mettait en scène un personnage (Gregor Samsa) dont la seule utilité sociale était de nourrir sa famille, mais nos vies se résument-elles à notre utilité ? cette dernière ne risque-t-elle pas au contraire de nous aliéner ? Kafka s'emparait de cette question en changeant ironiquement son personnage en cafard ;

– rebondissant sur cette thématique de notre place dans la société, Keiichirô Hirano livrait, avec La Dernière métamorphose, une variation du texte de Kafka, en faisant du héros un hikikomori (ou reclus volontaire) ;

– dans la nouvelle "Stridulations" du recueil Fantômes, Joe Hill imaginait le changement d'un geek en criquet, lui permettant ainsi de prendre une revanche sur la société, un thème fort peu kafkaïen (pas plus que la brillante réinterprétation de Gregor Samsa en super-héros dans La Brigade chimérique).


Jeff Lemire capitalise me semble-t-il sur toutes ces réinterprétations, même sur celle de Joe Hill (Franny rêve de revanche page 108, et elle en obtient une pages 154-160) ; il retrouve même une certaine forme d'ironie morale très kafkaïenne page 71 :

"Je te l'ai dit. C'est parce que tu as fait une mauvaise action. Il faut juste que tu fasse une bonne action maintenant."


On le devine, cette naïveté enfantine dont fait ici preuve Franny (une lointaine cousine de la Frankie Addams de Carson McCullers ? voire de la petite fille avec qui converse le monstre de Frankenstein ?) va sans doute entrer en collision frontale avec la réalité crue des adultes dans le deuxième volume, débouchant peut-être sur une manière de Poursuite impitoyable à la Arthur Penn – à moins que Danny Laraque ne parvienne à la rejoindre dans son monde, en mode Twin Peaks ?


Comme le souligne MTEBC, seule la lecture du deuxième tome (qui vient tout juste de paraître) permettra de répondre à ces questions, et dire si oui ou non Jeff Lemire réussit brillamment son diptyque ; dans tous les cas, ce premier tome des Ephémères est d'ores et déjà magistral.




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