vendredi 21 juin 2024

Péristaltisme d'un univers amoral

Comment Quini le Calmar a égaré son Klobucar de Rich Larson


Avant de chroniquer le texte "inventif, débridé et haut en couleurs" (dixit Olivier Girard, page 12) au coeur du traditionnel hors-série UHL de cette année 2024 (ouvrage lu en service de presse), un petit mot de la présentation de la collection par Camille Vinau (qui donne comme toujours furieusement envie de vider sa PAL ou de la faire indûment croître).


Plutôt que de nous offrir un Rendez-vous avec Rama, Camille Vinau nous propose, dans sa présentation, 8 rendez-vous avec un thème partagé par 6 ouvrages de la collection (dont 2 trilogies, comptez, ça fait bien 52 volumes) :

– "une distance pleine de promesses" (page 64), pour par exemple (je me contenterai de citer les ouvrages chroniqués ici) De l'espace et du temps ;

– "une ligne temporelle parfois capricieuse ou redondante" (page 68), pour notamment la trilogie Molly Southbourne ;

– "hier" (page 72), pour entre autres la trilogie de La Maison des jeux ;

– des "augmentations et technologies en tout genre" (page 76), avec Symposium Inc ou Sweet Harmony ;

– "le voyage interstellaire" (page 80) tel que mis en scène dans Barbares ou La Millième nuit ;

– "des civilisations extraterrestres" (page 84), voir Issa Elohim ou Les Agents de Dreamland ;

– "la diplomatie galactique" (page 88) exercée dans Connexions ou Rossignol ;

– "l'inconnu" (page 92), ce dernier rendez-vous thématique virant au "blind date" grâce à des oeuvres aussi atypiques que Dragon, Le Livre écorné de ma vie ou Un an dans la Ville-Rue.


Venons-en maintenant au texte de Rich Larson proprement dit, que le Nocher des livres présente comme "Ocean's Eleven sous stupéfiants", et Paul Fraser (dont la chronique contient de nombreux spoilers, soyez prévenu.e.s), comme "Mission impossible sous stéroïdes" – autrement dit, un caper movie, ou film de braquage (de cambriolage dirait le Maki).


A ces références, j'ajouterai volontiers Alfred Hitchcock (je dirai pourquoi plus bas), Pedro Almodovar (notamment pour le décor barcelonais, j'en reparlerai), Orson Welles (le nom de Quini m'évoque celui du personnage de Quinlan dans La Soif du mal), mais aussi un thriller dickien comme Inception de Christopher Nolan, pour les moments où Anonyme (nom que je donnerai ici au personnage principal de la novella) confond entraînement virtuel et réalité (ici page 46) :

"J'ai les mains fermes. C'est donc le réel. Le virtuel foire les odeurs, or je sens la peur aigrelette émanant de Yinka – la sueur ruisselle de ses aisselles."


A première vue, nous sommes donc en présence d'un pur divertissement, même si ce type d'intrigue criminelle souligne forcément par la bande "le péristaltisme d'un univers amoral" (page 52 ou 57), d'un monde dans lequel (comme dans l'univers de Noon) il faut être un peu filou pour survivre, y compris en amitié (page 19) :

"Je me mets debout et je relève doucement mon t-shirt, ce qui attire les regards. Les bleus vont du bas de mes hanches jusqu'à mes aisselles. Nat peine à masquer sa réaction. J'en ai presque honte d'avoir retouché les marques au maquillage – elles guérissaient trop vite pour l'effet que je voulais."


Toutefois, à y regarder de plus près, le plus filou de tous, c'est l'auteur ! Comme le remarque fort justement Laird Fumble, Comment Quini le Calmar a égaré son Klobucar est typiquement "ce genre de récit à la fois tout bête dans ses éléments les plus évidents, mais qui donne de quoi réfléchir pour un petit bout de temps dès qu'on s'attarde à gratter un peu la surface, et qui emballe le tout dans une efficacité narrative assez redoutable."


Sans surprise, mon animal-totem étant le furet (comme celui de Quini est le calmar), j'ai suivi la suggestion et gratté sous la surface pour en ramener quelques réflexions, susceptibles selon moi d'enrichir votre lecture de l'oeuvre – ou pas.


Je m'attacherai donc à montrer comment Rich Larson subvertit deux des plus fameuses techniques hitchcokiennes, l'usage de stéréotypes locaux dans l'histoire et, bien sûr, l'organisation de l'intrigue autour d'un Mac Guffin (à comparer avec son Barbares).


Comme le remarque Benoît Peeters dans son Hitchcock (page 12), la première technique (théorisée lors du fameux entretien avec François Truffaut) relève du "génie du lieu" : si l'on situe une histoire criminelle à Barcelone, alors des "éléments locaux" doivent jouer un rôle dans l'histoire, quitte à verser dans le stéréotype (le but du jeu étant de nous offrir une forme de confort mental pour mieux le briser ensuite).


Il suffit de suivre dans le texte un seul élément local, Gaudi, pour constater que l'objectif de Rich Larson en l'employant est, contrairement à Hitchcock donc, de se moquer d'entrée de jeu (page 17) de ceux qui n'ont que des stéréotypes en tête (évidemment le fait que l'histoire soit contée du point de vue d'Anonyme y aide) :

"On est sur les Ramblas, dans un restau des quais, une de ces tentes en polyplastique poussées en une nuit comme un champignon. Presque entièrement automatisé, il grouille de touristes bardés de coups de soleil qui vident des Heineken livrées par drone en comparant leurs fixations sur Gaudi. Le genre d'endroit que les grosses brutes de Quini évitent et où ils feraient tache s'ils venaient – une tâche de Vantablack."


Je reviendrai bientôt sur le rôle du Vantablack en particulier et de l'art contemporain en général dans le texte ; en attendant, voyez comment Rich Larson utilise plus loin Gaudi, toujours pour se moquer de la culture superficielle des gens en général et des gangsters en particulier (page 32) :

"La villa de Quini à la périphérie de la ville est, bien sûr, une monstruosité de mauvais goût. En résumée, il a fourni le parc Guëll et la Sagrada Familia a une IA d'architecture qui a recraché un mauvais ersatz de Gaudi infesté de lézards carrés et d'arc-boutants cannelés."


Plutôt donc que de reconduire des stéréotypes locaux (comme le fait Hitchcock), Rich Larson les démonte donc dès l'instant où il les met en place, histoire de souligner les préjugés des touristes ou des mafieux ; cette même critique de la superficialité se retrouve selon moi dans l'usage que Rich Larson fait du Mac Guffin – un élément normalement vide de sens, mais qu'il va finalement remplir.


Nous l'apprenons dès la page 21, ce Mac Guffin est une oeuvre d'art contemporain, pondue par une artiste dont la radicalité rappelle celle d'Evgeny (personnage créé par Léo Henry & Jacques Mucchielli dans "Evgeny, l'histoire de l'art et moi", une des nouvelles de Yama Loka Terminus, et repris brillamment par Mélanie Fazi dans "Son âme est en papier", une des nouvelles d'Adar) :

"Si l'art génique et les autres trucs sophistiqués me laissent froid, même moi je connais Klobucar, cette Croate géniale déboulée comme un météore qui a produit un bref torrent de chefs d'oeuvre avant de se curer le cerveau au laser en live."


En dépit de cette ignorance assumée en matière d'art contemporain, Anonyme mentionnait dès la page 17 (voir citation plus haut) le Vantablack, un sujet qui mérite qu'on s'y arrête (j'ai vraiment peine à croire que Rich Larson puisse ignorer tout ce qui se rattache à ce nom).


Comme l'expliquent Annie Le Brun & Juri Armanda dans Ceci tuera cela (page 100), le Vantablack est une "couleur conçue à des fins de camouflage militaire et dont la particularité d'absorber 96% a pour effet de rendre tout relief invisible" ; en 2016, l'artiste Anish Kapoor en a "acquis a prix d'or l'exclusivité pour usage artistique".


Annie Le Brun & Juri Armanda racontent également (page 99) qu'en 2018 "un visiteur italien d'une soixantaine d'année est tombé au milieu de l'oeuvre intitulée Descent into Limbo, dans un trou en béton de 2,50 mètres", que le Vantablack faisait apparaître comme un simple rond noir posé sur le sol.


Le Vantablack serait donc le parfait symbole de la manière dont notre société numérique aplatit toute réelle profondeur (dans les images autant que dans la vie), de manière à favoriser la circulation incessante des données sur laquelle toute son économie est construite (Annie Le Brun & Juri Armanda rejoignent ici les remarque de Byung-Chul Han sur le lissage à l'oeuvre dans La Société de transparence).


Or les personnages de Rich Larson sont clairement tous peints au Vantablack : en apparence, ils ont l'air de se contenter des miettes que la société leur laisse, donc de ne jamais sortir de leur rôle (de hacker pour Anonyme ou de Fleischgeist, de "fantôme de chair", pour Yinka, voir page 24) ; mais tous, même Quini (voir le souvenir qu'il raconte pages 51-52), recèlent des profondeurs insoupçonnées, voire nourrissent des rêves (par exemple, Yinka travaille "sur ses propres morceaux de kuduro", voir page 36).


J'ai l'air de surinterpréter (à l'inverse du Vantablack, mettrais-je de la profondeur là où il n'y en aurait pas ?) – mais quand le Mac Guffin révélera sa vraie nature (page 58-59), il deviendra évident qu'il symbolise tout ce qui manque aux personnages, et l'ensemble du braquage prendra un évident caractère initiatique (je n'en dis pas plus pour ne pas vous gâcher la fin de la novella).


On l'aura compris je pense, en donnant un sens profond à un Mac Guffin qui aurait dû ne pas en avoir, autant qu'en utilisant les stéréotypes locaux pour souligner la frivolité de certains personnages, Rich Larson a parsemé sa "tranche de gâteau" hitchockienne de petites pépites d'amertume qui en rehaussent la saveur (un équivalent français de cette manière de traiter le caper movie serait Le Casse du continuum de Léo Henry ; voir également La Maison des Soleils d'Alastair Reynolds pour ce syndrome de la praline).



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