lundi 1 juillet 2024

Son encre sur ma peau

Kid Wolf et Kraken Boy de Sam J. Miller


Comme l'a remarqué avant moi la blogoSFère (par exemple Céline Danaé, Feyd Rautha, François Angelier ou Laird Fumble), Kid Wolf et Kraken Boy (novella lue en service de presse) est l'équivalent littéraire de la cuisine fusion, à savoir un mélange d'ingrédients a priori incompatibles, mais unis en fait par une étrange harmonie gustative.


Comme l'histoire se déroule dans le milieu juif new-yorkais des années 20 (quoiqu'elle soit racontée depuis un présent alternatif, j'y reviendrai), il me semble approprié d'analyser ce réseau thématique complexe en le visualisant comme une étoile de David, dont les six branches seraient les six thèmes essentiels de l'ouvrage (il y en a bien d'autres) : l'homosexualité, le tatouage, la boxe, la pègre, le capitalisme, l'Histoire.

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Comme il l'explique dans les remerciements (page 182-183), une des raisons qui ont poussé Sam Miller à écrire Kid Wolf et Kraken Boy était "le grand désir de voir des histoires d'amour homosexuel triompher des forces innombrables dressées contre elles" – autrement dit, d'écrire une feel-good romance à la Heartstopper (roman graphique choupi d'Alice Oseman, qui transcende son postulat de base simpliste en parlant par exemple de harcèlement ou d'anorexie), pour ne pas dire une romantasy (voir les chroniques de Stéphanie Chaptal, Feyd Rautha ou François Schnebelen).


Dit comme ça, ça peut faire peur, plus qu'un crochet de Kid Wolf en tout cas ; mais comme je le disais en introduction, ça fonctionne, en raison sans doute de l'équilibre parfait que Sam Miller ménage entre le sucré et l'amer – et parce que ses personnages sont bien campés (la narration alternée à la première personne y aide).


De surcroît, Sam Miller évite le cliché que Catherine Dufour (dans L'Arithmétique terrible de la misère, page 301) appelle, à la suite de Titou Lecoq, "le connard merveilleux", celui qui évolue (en bien) au contact d'un ou d'une partenaire ; plus précisément, il l'incarne dans le personnage secondaire de Pier, pour mieux souligner combien ce type de relation est toxique – le danger de ce stéréotype (qu'illustre à merveille le personnage de Moo-Gil dans le webtoon de Juns Guardians of the Lamb, intéressant à part ça pour sa peinture des états mentaux dissociés), c'est précisément de normaliser des relations malsaines, au motif que "le connard merveilleux" finira bien par évoluer un jour (spoiler : il ne le fait jamais).


En revanche (personne n'est parfait), Sam Miller reconduit le vieux thème romantique de la moitié (qui remonte au moins au Banquet de Platon, où il apparaît dans la bouche d'Aristophane) ; d'une certaine manière, même s'il contrebalance le sérieux de sa romance fusionnelle par la frivolité du personnage de Fey, Sam Miller participe au mécanisme d'intégration de l'homosexualité dans le moule hétérosexuel classique (ce qui peut parfaitement être considéré comme une victoire sociétale) – voir par exemple page 141 :

"Mais Kid... je l'aimais tellement que ce n'était plus une personne distincte. Nous formions un seul être. Nos coeurs et nos âmes aussi enchevêtrés que nos corps au lit ce matin-là."

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Pourtant – j'en viens au deuxième thème, celui du tatouage – le totem que s'est choisi chacun des personnages, mais aussi la relation asymétrique qui s'instaure entre eux du fait que l'un est le tatoueur, et l'autre, le tatoué ("son encre sur ma peau", voir page 134), tout ceci suffit à démontrer qu'ils sont bel et bien différents – mais Sam Miller ne va pas utiliser ce thème pour matérialiser une barrière de peau entre ses deux héros.


En fait, comme Stéphanie Chaptal l'a fort justement remarqué, Sam Miller choisit, dans son monde imaginaire, de se passer de ce qui fait peut-être toute la valeur du tatouage dans le monde réel : la phase de cicatrisation (qui peut aller jusqu'à un mois), à savoir la période au cours de laquelle le corps (mais aussi l'esprit) s'habitue à l'encre – une période précieuse en ce qu'elle nous rappelle l'importance de prendre soin de son vaisseau de chair.


Evacuer ainsi l'aspect corporel du tatouage, c'est un peu étonnant pour une novella qui parle beaucoup de corps-à-corps, antagoniste (les combats de boxe, dont je vais reparler) ou érotique (les ébats de la page 108) ; mais c'est cohérent avec les développements ultérieurs de l'intrigue (ce que Feyd Rautha appelle fort justement "la métempsychose bolchévik", et qui n'est au fond qu'un avatar fantasy du transhumanisme).


Ce qui intéresse surtout Sam Miller, c'est le thème passablement classique du tatouage magique, qu'il traite ceci dit de façon fort habile, alors qu'il a été utilisé par beaucoup d'auteurs et d'autrices de talent avant lui – Céline Danaé cite bien sûr "Serpentine" de Mélanie Fazi, mais la matrice de ce type d'histoires, c'est l'araignée de Junichiro Tanizaki dans "Tatouage" (nouvelle présente entre autres dans le recueil Tatouages constitué par Alain Pozzuoli, dans lequel Léa Silhol offre une autre version du même thème avec "Sous l'aiguille").


L'intérêt de son traitement tient pour l'essentiel à la façon dont Sam Miller invente toute une mythologie autour du concept de base (le tatouage magique), ; le passage suivant (page 77) en donnera un bon aperçu, même s'il ne reflète pas l'art consommé avec laquelle Sam Miller amène cet arrière-plan théorique sur le devant de la scène, toujours à un moment opportun (notamment pour accroître le suspense) :

"L'encre carcérale russe dérive de la tradition antique. En Sibérie, les scientifiques ont trouvé des restes humains tatoués, préservés dans le Permafrost, datant du Paléolithique."

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Le même sens de la mythologie se retrouve dans la façon dont Sam Miller traite son troisième thème, la boxe – un thème là encore classique, surtout au cinéma : Noé Gaillard cite à raison Nous avons gagné ce soir de Wise, pour les combats truqués par la pègre ; mais on peut aussi penser au plus récent Million Dollar Baby d'Eastwood, pour la vision de la boxe comme seule porte de sortie quand on est né au mauvais endroit au mauvais moment, voire au manga Ashita no Joe d'Asao Takamori & Tetsuya Chiba, où la combustion d'un boxeur par son art est certes poussée beaucoup plus loin.


Ici, la légende existe déjà, Sam Miller a juste à la convoquer, non sans habileté – de vrais boxeurs font leur apparition dans l'histoire, comme Jack Dempsey, Benny Leonard et surtout Young Perez, qui sera l'un des adversaires malheureux de Kid Wolf (page 84) :

"Mon adversaire suivant était Young Perez, un Juif tunisien petit et souple, renommée pour la stratégie complexe qui présidait à ses combats. Il ne gagnait ni par la force ni par la vitesse, mais par l'intelligence. Jamais il ne commettait d'erreur stupide au milieu du ring."


J'ai peine à croire que Sam Millet, en bon connaisseur du sujet, ignore comment a fini, dans la vraie vie, Young Perez : dans un camp de concentration, où il affrontait des adversaires plus lourds et plus bêtes que lui, avant d'être tué dans des circonstances mal connues – c'est typiquement le genre d'arrière-texte qui enrichit le propos de Kid Wolf et Kraken Boy (j'y reviendrai dans la partie sur l'Histoire).

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L'implication de la pègre (quatrième thème) dans les combats de boxe, c'est un classique, je l'ai dit ; tout aussi classique est l'alibi social qu'elle se donne parfois : sans même parler du Parrain de Puzo (qui régularise la situation du sans-papier Enzo), songez au rôle que les yakuzas ont joué après la catastrophe de Fukushima, voire après Hiroshima – un film comme Combat sans code d'honneur de Kinji Fukusaku montre parfaitement comment les excès des soldats américains occupant le Japon ont nourri la montée en puissance de la pègre, vue comme une alternative crédible à un pouvoir politique défaillant.


Sam Miller ne manque d'ailleurs pas de souligner que cette apparente noblesse de la pègre est loin d'être une généralité ; face à Hinky Friedmann, qui soutient les ouvriers, se dresse Rog Humphries, qui se range du côté du patronat, en dépit de ses origines, pour d'évidentes raisons financières (page 72) :

"D'après la rumeur, les gros marchands de vêtements ont peur des syndicats. Ils ont négocié avec le crime organisé pour menacer et intimider les délégués sur les lieux de travail."


Ceci dit, exactement comme pour le traitement de l'homosexualité (où le personnage de Fey ne suffit pas totalement à contrebalancer le romantisme assumé de l'auteur), la vision de la pègre reste tout aussi idéalisée que dans les oeuvres d'art l'évoquant ; au bout du compte, le comportement d'Hinky Friedmann confortera les préjugés de Kid Wolf (page 20) :

"Tout ce que je savais du crime organisé venait des films et des journaux – les exploits enthousiasmants d'hommes et de femmes aussi braves que redoutables."

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Ce même idéalisme se retrouve dans la vision des luttes sociales, et plus généralement du combat contre le capitalisme (le cinquième thème) ; puisque j'ai déjà parlé du rôle de la pègre, voyons celui de l'art en la matière, avec la réaction de Kraken Boy au visionnage de l'Octobre d'Eisenstein (pages 128-129) :

"Le film se déroula sous nos yeux. Je n'en comprenais pas un mot. Je comprenais en revanche pourquoi Hollywood avait peur de ce metteur en scène. Le montage percutant, compulsif, martelait mon cerveau comme les poings de Kid Wolf le visage d'un adversaire.

[...] Mara Thail avait raison. Cela.. Cela allait bien au-delà des histoires sirupeuses qu'on voyait d'ordinaire au cinéma. Montrer ce film à des ouvriers les aurait davantage poussés à l'action que des dons à toutes les caisses de grève du monde."


La réflexion est d'autant plus naïve quand on sait (Noël Burch rappelle l'anecdote quelque part dans son ouvrage de référence sur le cinéma des premiers temps, La Lucarne de l'infini) que, face à des films conçus pour les convaincre des dangers de l'alcoolisme, les ouvriers ne voyaient guère que l'aspect comique des mésaventures de l'ivrogne mis en scène – certes, ce n'était pas filmé par Eisenstein, mais tout de même...


Ceci dit, le romantisme anti-capitaliste de Sam Miller est tempéré par une certaine dose de ce réalisme ancré dans les détails qui fait plus pour la compréhension de la lutte des classes que n'importe quelle théorie marxiste ; voyez plutôt la réaction de Kid Wolf quand il pénètre dans l'usine où travaillait son père (page 38) :

"Cela puait. Des remugles immondes de fruits et de poissons pourris, d'un million d'aisselles aigres. Jamais non plus je n'avais senti une chaleur pareille. Âcre, brûlante, pesante – issue de lourdes machineries et de corps humains baignés du soleil franchissant les hautes fenêtres closes."

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Je pense qu'on l'aura compris à ce stade, les petites histoires des personnages vont très vite rejoindre la grande Histoire (le dernier des 6 thèmes retenus pour cette chronique). Plus précisément, comme je l'ai déjà suggéré en introduction, l'Histoire va bifurquer, et les personnages, se tenir au carrefour, que Sam Miller fixe donc en 1929 (page 149) :

"Deux jours plus tôt, il s'était produit quelque chose à Wall Street. A présent, des banquiers se jetaient par les fenêtres, et à en croire la radio, tout le monde était en train de perdre la tête."


Là encore, il y a une certaine naïveté (assumée) à croire que "la Crise de 1929" (page 175) aurait pu, sous l'impulsion d'un homme providentiel (ou plutôt d'une femme providentielle), conduire à l'abandon pur et simple du capitalisme, donc à la fin de tous les extrémismes et antagonismes qu'il nourrit sciemment (pages 175-176) :

"Quoique le monde ait à l'époque souffert d'énormément de cauchemars, les mouvements nationalistes les plus déplaisants, dans des pays tels que l'Allemagne ou le Japon, ont été étranglés au berceau, et l'alignement USA-URSS a permis un progrès scientifique étonnant, dont l'alunissage du 6 août 1945 n'a été que la première étape."


Outre une vision très simplifiée (pour ne pas dire simpliste) de l'Histoire (la deuxième Guerre Mondiale n'est au fond qu'une suite logique de la première, au point que certains historiens ont pu considérer l'entre-deux guerres comme une simple pause dans une seule et même bataille), ce type d'utopie irréaliste n'est au fond que l'envers du désespoir, comme le note fort bien Feyd Rautha :

"Le recours à la magie pour sauver les peuples des injustices et remettre le monde en ordre me semble toujours être un constat d'impuissance ramené au monde réel."


(Non sans raison, Feyd Rautha oppose aussi ce traitement de la révolution à celui effectué par Laurent Queyssi dans Trystero ; on peut aussi songer par antithèse au monde post-capitaliste légèrement désenchanté de Mélanié Fiévet dans Koinè, voire au Dragon de Thomas Day pour un recours à la "magie" moins naïf ou à La Maison aux pattes de poulet de GennaRose Nethercott pour un usage plus subtil de l'histoire juive.)

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On le voit, dans Kid Wolf et Kraken Boy, Sam Miller s'autorise, en contrepartie de véritables élaborations thématiques, ce qu'on pourrait appeler des facilités de pulp ; mais les unes sont tellement reliées aux autres (comme je viens de le montrer j'espère) que la novella n'en souffre pas – Sam Miller assume parfaitement le côté divertissant de l'ensemble, la réflexion venant en bonus, un peu comme dans du Rich Larson.


Alors certes Kid Wolf et Kraken Boy souffre peut-être un peu, en revanche, de la comparaison avec La Marche funèbre des marionnettes, paru en même temps ; mais il n'en demeure pas moins un titre plaisant, qui a toute sa place dans la collection Une-Heure Lumière.




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