Gilles Deleuze et Félix Guattari : une philosophie des devenirs-révolutionnaires d'Igor Krtolica
"L'importance accordée par Deleuze et Guattari aux créateurs – écrivains, artistes et philosophes –" (relevée page 102 de cette brillante synthèse, lue dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), c'est sûrement la raison pour laquelle j'ai pu les citer si souvent ici (sans doute parfois à tort), même quand les ouvrages analysés ne s'en réclamaient pas explicitement, par exemple :
– en sus d'une organisation rhizomatique (car polyphonique), Saccage de Quentin Leclerc nous présentait un devenir-carcasse, tout comme Sous la colline de Sabrina Calvo jouait avec le devenir-femme et les devenirs-animaux (ceci dit, l'autrice a récusé toute influence deleuzo-guattarienne sur son oeuvre dans un post sur les réseaux sociaux que je ne retrouve plus) ;
– les réflexions de Deleuze & Guattari sur la langue mineure peuvent être convoquées pour rendre compte aussi bien d'un polar comme le Bondrée d'Andrée Michaud que d'un roman cyberpunk comme le Tè mawon de Michael Roch, sans parler des Variations Volodine de Denis Frajerman ;
– comme le montre l'abécédaire que je lui ai récemment consacré, un poète (et romancier) punk comme Mathias Richard est clairement sous influence deleuzo-guattarienne, jusque dans dans sa volonté de muter à l'aide de machines abstraites ;
– comme je l'indiquais en chroniquant autant L'Etoffe dont sont tissés les vents que Vallée du silicium, Alain Damasio revendique lui aussi l'influence théorique de Deleuze & Guattari, mais il s'en affranchit malgré lui, en rajoutant de la transcendance dans des romans pensés comme immanents ou bien en prenant pour un espace strié l'espace numérique lisse où nous vivons.
Pour celui ou celle qui, me lisant, désirerait éventuellement approfondir la question et s'immerger un peu dans l'oeuvre de Deleuze & Guattari, un problème de taille se poserait toutefois : comment ne pas se noyer dans une pensée aussi vaste (à eux seuls, les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie cumulent 496 + 648 = 1.144 pages bien remplies) et aussi abstraite (parfois, pas toujours) ?
C'est ici que le petit essai (à peine 142 pages en comptant les annexes) d'Igor Krtolica se révèle précieux, en offrant bien plus qu'une bouée pour évoluer sûrement dans l'océan deleuzo-guattarien : non seulement il resitue l'oeuvre (4 livres parus entre 1972 et 1991) dans son contexte historique (l'après-Mai 68, incluant "le tournant de 1973" et "le moment 1989", voir page 118) et dans les courants philosophiques lui servant d'arrière-plan (Spinoza, Nietzsche) ; mais il en résume aussi, de façon extrêmement cohérente, les grandes lignes (non sans en montrer la pertinence pour penser notre époque).
Comme le remarque Igor Krtolica (pages 36-37), Deleuze & Guattari placent à la racine de toute leur pensée une expérience singulière, analogue au voyage mental d'Imp dans La Fille qui se noie :
"Dans cette expérience, le réel est vécu comme un processus de production sans sujet ni objet, tel que tous les dualismes de l'expérience ordinaire se défont – le moi et le monde, la matière et l'esprit, les choses et leur représentation, l'homme et la nature, la nature et l'histoire... La schizophrénie est l'expérience terrible, intense, d'un monde fluent et d'un moi liquide, où le schizophrène est cet "étrange sujet, sans identité fixe, errant"."
Cet état de transe schizophrénique, analogue de mon point de vue à celui décrit par Bakhtine dans ses fameuses pages sur le carnaval, autant Mathias Richard (2020 : L'Année où le cyberpunk apercé) qu'Anne-Claire Hello (Koma Kapital) le décrivent, en l'opposant à cet état d'hypertrophie du moi auquel le capitalisme numérique rêve de nous ramener (les deux états se ressemblent, mais ne se confondent pas) ; Byung-Chul Han explique très bien ce dernier point dans La Société de transparence, mais Deleuze & Guattari l'avaient déjà bien perçu (page 79) :
"Si la schizophrénie possède un potentiel révolutionnaire, c'est qu'elle constitue un type de subjectivité ou d'individuation liquide qui échappe nécessairement à la forme du moi dont toute répression sociale a besoin pour exercer son pouvoir."
Si cet état schizophrénique originel confond autant nature et histoire que désir et social, comment est-ce possible que la société en vienne à réprimer les désirs de ses membres, et l'histoire, à n'être que la liste interminable des exactions commises contre la nature (au sens large) ? Pire, comment est-ce possible que les individus en viennent à désirer activement leur servitude (et adhérer par exemple à l'enfer de l'identique promu par La Société de transparence) ?
Ce problème de la servitude volontaire, qu'ils considèrent comme central dans la philosophie politique, Deleuze & Guattari le font remonter (non sans raison) à Spinoza (et à Reich, dont ils rejettent pourtant le freudo-marxisme, jugé à raison beaucoup trop réducteur, voir pages 28-35) ; mais il a bien sûr été traité aussi par Etienne de la Boétie (il sera également repris, plus tard, par Frédéric Lordon).
La réponse (complexe) de Deleuze & Guattari à ce problème consiste à montrer (de façon abstraite, même s'ils illustrent tous leurs concepts d'exemples concrets), comment se superposent, à un même processus originel (la production désirante), d'autres processus qui vont le dévoyer (je simplifie), alors même qu'ils ont parfois l'air libérateur (pages 55-56) :
"Car le capitalisme suppose une double opération : la formation du travail et du capital et leur mise en rapport. La formation du travail et du capital implique d'une part un vaste mouvement de décodage des flux, par lequel ils sont constitués comme flux génériques et sans qualités : un flux de travail libre et "abstrait", pure force de travail indépendante de toute tâche qualifiée, et un flux de capital, pure puissance d'appropriation des forces productives."
Contrairement à ce que semble penser l'Alain Damasio de Vallée du silicium, la forme ultime (numérique) du capitalisme, c'est donc bel et bien un espace lisse (libre ?) où tout circule sans peine, un espace engendré non par un appareil d'état mais par ce que Deleuze & Guattari nomment une machine de guerre (nomade) ; comme Igor Krtolica l'explique fort bien (page 94), la présence (pesante) de ladite machine se fait sentir autant au niveau molaire (social) que moléculaire (individuel) ; :
"La machine de guerre capitaliste mondiale possède un caractère intrinsèquement (in)sécuritaire : s'y combine une macropolitique de la sécurité visant au contrôle du marché mondial (société de contrôle, capitalisme mondial intégré) et une micropolitique de l'insécurité procédant à la micro-gestion de petites peurs (maintien d'un état permanent de stress et de vigilance face à un ennemi quelconque)."
Est-il possible de sortir (individuellement et/ou collectivement) de cet état de micro-fascisme, cet état de servitude volontaire (donc de "se dépouiller du vieil homme" dirait la Bible), autrement dit de construire, face à cette machine de guerre tendanciellement suicidaire, une machine de guerre révolutionnaire, qui prospérerait, elle, sur une ligne de fuite créatrice, et nous ferait enfin éprouver l'expérience schizophrénique originelle ?
D'une certaine manière, c'est ce que cherchait Mathias Richard en créant le mutantisme, ce qui me permet d'en revenir au début de ma chronique : en effet, la réponse de Deleuze & Guattari à cette dernière question va beaucoup passer par des exemples artistiques (le devenir-juif du Monsieur Klein de Losey, le devenir-animal dans La Métamorphose de Kafka et plus généralement dans les récits fantastiques).
Plus précisément, Deleuze & Guattari vont valoriser les minorités (qui ont remplacé "la classe ouvrière" dans la lutte anticapitaliste, voir page 14), pas tellement pour les évolutions sociétales qu'elles peuvent susciter à un niveau molaire (quoique), mais plutôt pour les processus de changement individuel qu'elles peuvent engendrer (le devenir-minoritaire, qui concerne tout autant la majorité, est plus important que l'état de minorité en lui-même) – notez au passage que Deleuze & Guattari ne croient pas à l'idéal promu par Damasio à la fin des Furtifs, la révolution dans son coin pour le dire vite et mal (page 87) :
"Ensuite, Deleuze & Guattari considèrent que la prétention à l'autonomie ne résout pas le problème de la connexion entre minorités hétérogènes, doutant que les communautés autarciques puissent non seulement conjurer la reproduction en miniature d'organisations centralisées mais aussi "se retirer de la production et reconstruire une petite société à l'écart, comme si l'on n'était pas marqué et enserré par le système du capitalisme", vu que celui-ci se réalise à travers les formations sociales les plus hétérogènes, Etats dictatoriaux et démocraties, institutions internationales et communautés locales."
Vu l'espace (par définition retreint) dans lequel se déploie une chronique de blog, tout ce que je viens d'exposer ici est certainement, en sus d'être sommaire, un peu abstrait, voire décourageant ; mais la pensée de Deleuze & Guattari est souvent abstraite elle aussi, quoiqu'elle s'appuie sur d'innombrables exemples concrets – et elle ne conduit pas forcément à l'optimisme à tout crin, loin de là me semble-t-il.
Pour une présentation plus claire et plus détaillée (mais plus longue), on se reportera avec bonheur donc aux 142 pages d'Igor Krtolica, excellente introduction aux (entre autres) 1.144 pages de Capitalisme et schizophrénie, le grand oeuvre de Deleuze & Guattari (cerise sur le gâteau, l'ouvrage contient des conseils de lecture, qui sont autant de façon d'aborder en douceur un ensemble aussi impressionnant de textes).
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