mercredi 12 mars 2025

Errances intérieures

La Nuit dans leurs yeux de Pascal Malosse


Chroniquant le précédent roman publié de Pascal Malosse, Le Bagne de feu (en lice pour le prix Yves & Ada Rémy 2025), j'écrivais peu ou prou que la nécessité de préserver l'éclat (forcément bref par nature) de l'incendie fantastique l'avait poussé à adopter une stratégie de combustion lente, donc à entasser peu à peu du bois sur les braises jusqu'à ce que le feu prenne et ravage tout.


Dans La Nuit dans leurs yeux (ouvrage lu en service de presse), que son auteur lui-même considère comme plus "expérimental", la construction narrative est fort différente, avec une convergence vers le centre (fantastique) de l'oeuvre plus que vers sa fin : Pascal Malosse distord ainsi (sans toutefois l'écarter complètement, j'y reviendrai) la structure à chute traditionnelle (à laquelle les fantastiqueurs de la vague précédente, Andrevon et Dorémieux, prêtaient toujours allégeance suivant Katarzyna Gadomska, ce qui peut se discuter évidemment).


En outre, Pascal Malosse adopte une technique vue notamment chez le Dracula de Bram Stoker (explicitement cité page 184, mais on y pense bien avant, notamment quand un personnage est confronté à des figures féminines évoquant irrésistiblement les concubines du comte, page 103), à savoir que le "phénomène" nocturne (pages 154, 155, 164, 174 ou 199) au coeur du récit est approché par divers personnages, qui ne vont pas cesser de se croiser au cours de l'histoire (avec d'intéressants effets d'échos, comparez par exemple les pages 79-80 et 116-117, deux version de la même scène par des personnages dans un état radicalement différent) :

– un couple d'acteurs au Grand Théâtre d'état, Slava Minarek et Lazlo Gombroski ;

– une paire de soldats, Aleks J. et Lukasz M., chargés de faire respecter le couvre-feu qui protège les citoyens de Lvylin contre le phénomène ;

– un couple d'étudiants, Tatiana S. et Jan ;

– un présentateur à la télévision d'état, Peter Kunst, chargé entre autres par le Parti d'inciter les citoyens de Lvylin à respecter le couvre-feu ;

– un duo de voleurs, Kalo et Marko.


La combinaison de ces deux techniques narratives donne lieu à la construction en 5 parties suivantes :

– les 5 chapitres de la première partie décrivent la situation des 5 groupes de personnages "peu avant la nuit" ;

– les 5 chapitres de la deuxième partie montrent ces 5 mêmes groupes (et dans le même ordre) se mettre "à l'abri de la nuit" et en profiter (surtout dans les 3 premiers chapitres) pour évoquer l'origine du couvre-feu, avant que des circonstances contraignent certains d'entre eux (taisons lesquels) de violer ledit couvre-feu ;

– les 5 chapitres de la troisième partie décrivent ce qu'il advient des personnages ayant bravé l'interdiction de sortir pendant "la nuit" (la narration passe momentanément au présent plutôt qu'au passé simple, manière de signifier qu'on est alors dans le hors-temps du phénomène) ;

– les 6 chapitres de la quatrième partie voient les personnages qui n'ont pas disparu tenter vaille que vaille de survivre, avant que Peter Kunst ne les réunisse dans ses "mises en scène" télévisuelles, contre lesquelles ils vont se rebeller ;

– enfin, dans les 7 chapitres de la cinquième partie (ou plutôt 6 + 1 , le dernier constituant l'épilogue, en forme de chute, de l'histoire, j'y reviendrai), les survivants partent "à la recherche des disparus".


La première chose qui vient à l'esprit au vu d'une intrigue pareille (qui se passe majoritairement dans la capitale d'un pays imaginaire d'Europe de l'Est, Lvylin, sorte de croisement entre la Lviv ukrainienne et la Lublin polonaise), c'est son évidente parenté avec des films politiques comme le Missing de Costa-Gavras (qui se passe dans un pays jamais nommé, mais évoquant fortement le Chili dictatorial) ou l'American Nightmare de James DeMonaco (auquel on pense entre autres en raison de l'"intrusion" de la page 78), voire The Unthinkable de Crazy Pictures (où la pluie endosse le rôle ici dévolu à la nuit) – voyez par exemple la page 17 :

"La première sirène retentit dans Lvylin ; un hurlement aigu et continu produit par les haut-parleurs situés à chaque carrefour. Le son perçait le rideau de pluie autant que les tympans. A cet instant, les habitants surent qu'ils avaient exactement trente minutes pour se terre chez eux ou trouver un abri. Les grappes de spectateurs pressèrent le pas sur le pavé humide, sous l'oeil inquisiteur d'un poste militaire."


De fait, la première lecture qu'on pourrait faire de La Nuit dans leurs yeux serait politique, et dans cette optique, le phénomène, auquel le Parti ne comprend rien, serait en fait simplement la matérialisation de ce climat totalitaire à la soviétique qui règne dans Lvylin, "la ville la plus surveillée au monde" (page 201) – exactement comme la disparition progressive des mots (et des choses associées) dans Cristallisation secrète de Yôko Ogawa peut être vue comme l'envers concret d'une mise au pas du langage à la Orwell.


Cette interprétation (séduisante) correspond du reste à au moins une des histoires que s'échangent les personnages (page 73, mais on retrouvera plus loin des allusions à "la Seconde Guerre mondiale", notamment donc page 177) :

"Plus tard, au moment du couvre-feu, quand les premières disparitions ont eu lieu, mon grand-père sut immédiatement qui était responsable. Il effectua quelques vérifications auprès des familles touchées. Toutes avaient participé au pillage. D'une façon ou d'une autre, toutes avaient profité du massacre. Bien sûr, il n'avait pas le droit d'en parler, surtout au sein de la communauté polonaise. Mais il m'en a parlé à moi, son petit-fils, comme s'il s'agissait d'un secret de famille à transmettre, d'un héritage dont je devais porter le fardeau.

Je lui demandai, étonné, quel était le lien entre les disparitions à Lvylin et la guerre? Je ne comprenais pas. Il me parla de la colère des juifs, des esprits vengeurs qui hantent encore aujourd'hui les rues et attrapent les membres des familles responsables. Il me fit croire à une revanche des spectres de la guerre envers les vivants."


Néanmoins, un peu comme on trouve souvent, dans le fantastique classique, ce que Jacques Finné appelle la "fausse double explication" (une "rationnelle" mais "artificielle", l'autre "surnaturelle" mais "convaincante", pour reprendre les termes de Katarzyna Gadomska), il y a une autre interprétation possible de La Nuit dans les yeux, qui est plus conforme aux canons du genre (tels que les décrit Joël Malrieu, le plus fin théoricien du fantastique selon moi), en ce qu'elle fait du phénomène le reflet des personnages.


Cette deuxième lecture (pas incompatible avec la première) découle de la (longue) citation d'Hegel qui est en tête de La Nuit dans les yeux, dont j'extrais juste le passage qui me semble le plus significatif (page 9) :

"La puissance de tirer de cette nuit des images ou de les y laisser, c'est l'acte même de se poser soi-même, la conscience intérieure, l'action, la scission."


Dit autrement, la nuit à laquelle vont se trouver confrontés les personnages fonctionne exactement comme le "cinéma personnel" (de Peter Kunst, qu'il appelle sa "salle de l'ego" (page 77) ; elle fait le noir dans leur esprit, pour mieux le laisser générer des images incarnant leurs désirs les plus profonds (un peu comme dans Le Bagne de feu donc) – ce que certains passages soulignent d'ailleurs ouvertement (page 93) :

"La jeune femme se retrouve face à elle-même. Ses angoisses surgissent du puits avec violence. Ses peurs jaillissent, débarrassés du vernis de la réalité.

Son esprit s'égare dans le vertige noir. Le cerveau ne peut supporter l'écran vide de tous côtés. Alors il crée, il recompose à partir du passé."


Tout au long de La Nuit dans les yeux (pas seulement donc dans cette magistrale troisième partie), Pascal Malosse souligne cette propension de ses personnages à l'introspection par le recours au motif symbolique du "labyrinthe" (pages 91, 96, 160 et 173, voir aussi page 151) et du "dédale" (pages 24, 79, 91 ou 97), qu'on devine très vite être autant physique que mental, et contenir bien sûr un inavouable Minotaure en son centre (oui, il y a une certaine parenté avec Le Labyrinthe inachevé de Jeff Lemire).


Vu que cet imaginaire onirique déborde largement de la troisième partie pour se diffuser dans tout le reste de l'oeuvre (pourtant strictement réaliste, ou à peu près), vous aurez compris que ces "errances intérieures" (page 134) sont loin d'être l'apanage des seuls disparu.e.s, de ceux et celles qui se sont directement confronté.e.s à la nuit – bien au contraire.


Le simple fait d'avoir échappé au phénomène pousse en effet les proches des disparu.e.s dans un état similaire d'introspection frénétique, inspiré lui par le complexe du survivant plus que par la nuit elle-même (pages 133-134) :

"Au lieu de ses reproductions habituelles des expressionnistes allemands, elle créa pour la première fois : elle traça de grandes envolées sur le papier froissé, de terribles déchirures, des éclairs qui fendaient des écrans bleus. Les météores de couleurs provoquaient de formidables explosions sur une terre aride. Les nuages chimiques se soulevaient en gros amas aux reflets blonds. Les couches se superposaient au point de former des crevasses sombres et des sommets luisants.

Dans ce monde sans cesse bouleversé apparaissaient ici et là des figures éphémères et tristes. Des visages que l'on croise toute sa vie et que l'on oublie. Les faces malheureuses s'estompent pour n'en former qu'une."


En prolongeant ainsi par deux parties mélancoliques le crescendo fantastique de la troisième partie (que préparaient les deux premières), Pascal Malosse ne fait pas que résoudre le problème structurel propre au genre (que j'évoquais en introduction), il livre aussi (un peu comme le Gus Moreno d'Après toi les ténèbres) une émouvante peinture du deuil (qui évoque par moments l'Alps de Yorgos Lanthimos, d'autant que les proches vont être obligés de mimer le comportement des disparu.e.s pour les retrouver).


Jean-Marc Gouanvic disait de la science-fiction (mais c'est tout aussi vrai du fantastique) qu'elle est une "poétique de l'altérité" ; en découvrant leurs proches à la fin de leur anti-célinien "voyage au bout du jour" (page 183), les personnages de La Nuit dans les yeux prouvent la justesse de cette remarque – y compris celui qui croit sottement en "la nature sélective de la nuit qui, en bonne aristocrate, épargnait les meilleurs et dévorait les gueux, les prolétaires et les artistes inutiles" (page 141), croyance auquel le dernier chapitre va apporter un cinglant démenti, en faisant un temps renaître la "terreur" (page 203, chute de l'histoire).


Notez au passage que cette découverte de l'altérité est aussi celle, pour les personnages, de l'envers pauvre de la ville, ce qui contribue d'autant à enrichir l'interprétation politique de La Nuit dans leurs yeux (page 166) :

"Le monde des "sans-domicile" se pressait à l'entrée ; la nuit était sur leurs talons. Ici, il n'y avait aucun uniforme en vue. Les autorités préféraient détourner le regard de toute cette misère. L'endroit idéal pour des fugitifs."


Cette double interprétation (socio-politique et psychologique) de La Nuit dans leurs yeux, qui rapprocherait Pascal Malosse d'Andrevon (tel que le décrit Katarzyna Gadomska) ou de la Mélanie Fazi neuro-queer des Nuits du Vertigo, c'est sans doute ce qui en fait toute sa richesse, et justifie que son auteur soit considéré par Katarzyna Gadomska (avec Rémi Karnauch) comme un membre important de "la seconde vague des nouveaux fantastiqueurs" (la citation figurant en quatrième de couverture de La Nuit dans leurs yeux).




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