Les Nuits du Vertigo de Mélanie Fazi
Si le numéro 116 de Bifrost entrera un jour dans l'histoire littéraire, ce n'est peut-être pas en raison de la façon dont Catherine Dufour y menace Olivier Girard des pires sévices s'il ose retire le point médian dans "auteur.rices" (quoique), mais bien parce que ce numéro marque le retour à la fiction de Mélanie Fazi, la reine du fantastique (oui, la princesse est montée en grade entre temps), après des années marquées par de magnifiques textes de non-fiction (le dernier en date parle de son rapport aux monstres et figure dans l'anthologie Entités) et de non moins magnifiques poèmes (qui mériteraient bien d'être repris en volume selon moi).
La nouvelle en question, Les Nuits du Vertigo, occupe les pages 46 à 63 de la revue (et le dessin de Quentin Aubé qui l'introduit, page 45, est probablement la plus réussie des quatre illustrations introduisant les nouvelles, soit dit en passant), soit 18 pages sur 192 (qui valent à elle seule le prix de la revue) ; mais elle est si brillante qu'elle mérite (à mon humble avis de fanboy, guère objectif donc) une chronique à elle toute seule – dont acte.
Première remarque : la dernière apparition de Mélanie Fazi dans un Bifrost (à peu près concomitante avec la fin provisoire de sa première période fictionnalisante) remonte au numéro 77 et s'appelle La Clé de Manderley (elle occupe les pages 8 à 37 de la revue, soit 30 pages sur 192, presque le double donc des Nuits du Vertigo, mais ce n'est pas là où je veux en venir).
Autrement dit, notre reine a quitté Bifrost sur une nouvelle faisant allusion à un film d'Hitchcock relatant l'omniprésence d'une femme absente (car morte), Rebecca ; elle y revient avec une nouvelle faisant allusion (moins directement certes) à un film d'Hitchcock racontant comment une femme reste omniprésente après son absence (sa mort), Vertigo (notez au passage que Brian De Palma a fusionné les deux films dans ce qui est probablement son meilleur film hitchcockien, Obsession).
Disant cela, je ne cherche pas à faire de Rebecca ou de Madeleine des doubles fictionnels de Mélanie Fazi (même si c'est tentant pour un fanboy) ; je cherche en revanche à souligner combien ces deux nouvelles fonctionnent, d'une certaine manière, en miroir l'une de l'autre, à presque dix ans de distance (elles se répondent clairement en tout cas, de part et d'autre d'un abîme temporel largement illusoire, vu la constance de Mélanie Fazi à creuser les mêmes thèmes dans ses textes, fictifs ou non).
La Clé de Manderley rendait hommage à une forme artistique, le cinéma en noir et blanc, et à ses potentialités oniriques (pour le dire vite et mal, allez donc lire la nouvelle plutôt que cette chronique) ; Les Nuits du Vertigo rend lui aussi hommage à une forme artistique, le cabaret, et à ses potentialités émancipatrices, que Mélanie Fazi connaît fort bien, comme elle l'explique ici (la nouvelle est donc plus qu'un simple clin d'oeil à Francis Berthelot, comme dit page 44).
Dans les deux cas, il est tentant de voir, dans ces spectacles dans le spectacle qu'est le texte, des mises en abyme du propre travail de Mélanie Fazi ; mais c'est beaucoup plus évident selon moi dans Les Nuits du Vertigo, où la façon dont le narrateur décrit son vertige (pas du tout amoureux, contrairement donc à chez Hitchcock) évoque irrésistiblement l'effet d'une nouvelle de Mélanie Fazi (page 51) :
"Le contraste entre la douceur de la voix et l'inquiétude qui émane de la musique donne l'impression d'un déraillement subtil. Quelque chose n'est plus tout à fait à sa place. L'effet s'accentue peu à peu. Une menace étouffée sourd des cordes."
(Notez au passage que la mise en abyme est renforcée par le choix judicieux des chansons interprétées dans le cabaret, depuis Champagne d'Higelin jusqu'à La Nuit est mon arène de Katel, en passant par Rain Dogs de Tom Waits ou le Sweet Transvestite du Rocky Horror Picture Show – Mélanie Fazi a toujours ce rapport charnel à la musique, qu'elle décrit toujours aussi bien ; rien n'a changé donc depuis la Matilda de ses débuts).
Le spectacle qui procure un tel vertige repose précisément selon moi sur un déraillement, ou plutôt sur un glissement de sens entre deux acceptions d'un mot, "transformisme", qui en matière de spectacles peut désigner soit l'interprétation de rôles féminins par des acteurs masculins (le sens le plus connu), soit (en prestidigitation) l'art de changer rapidement de costumes (immortalisé notamment par Fregoli).
Du premier sens (le narrateur nous dit dès la page 47 qu'il est transgenre, et que la troupe qu'il vient voir comprend "deux drag queens"), on glisse insensiblement au second, ce que résume fort bien ce passage (page 52, je ne crois pas déflorer trop l'intrigue en le citant) :
"Cette fluidité dans l'exécution... Chaperon rouge un instant, louve la seconde d'après, sans interruption ni faux raccords. C'était d'une grâce absolue. Le mouvement de cape mis à part, je ne l'ai pas vue retirer ni remettre un seul de ses habits."
De la collision entre ces deux sens en naîtra évidemment un troisième, dans lequel le fantastique intimiste propre à Mélanie Fazi va trouver tout l'espace nécessaire pour se déployer, avec, comme toujours dans un récit fantastique suivant Joël Malrieu, une autre collision, celle entre un personnage (le narrateur) et un phénomène (le cabaret), le deuxième finissant par se faire le reflet du premier (et non, ce n'est pas un hasard si la chanson de Katel dit, page 55 ou 58, "les gens de nuit sont phénomènes").
Dans Les Nuits du Vertigo aussi, le personnage finit, par retrouver, grâce au phénomène son identité perdue, ou plutôt par l'assumer : symptomatiquement, nous n'apprenons son nom que quand, sous le choc, il s'interpelle lui-même pendant l'entracte, page 57 ; son nom n'est ensuite prononcé que deux fois, quand il se présente à un duo d'artistes, page 61, puis quand l'un d'eux l'interpelle, page 63 – le personnage n'existe vraiment qu'en interaction avec ce phénomène qu'est le cabaret, quoi.
Cette "clarté de se savoir et d'être soi" (page 59) ne peut bien évidemment se trouver que dans des circonstances particulières, et comme dans tout récit fantastique qui se respecte (toujours suivant Joël Malrieu), le phénomène entraîne le personnage dans un hors-espace ("au fin fond d'une ruelle, entre Pigalle et Montmartre", page 46) et un hors-temps ("la deuxième heure du spectacle est passée comme un rêve", page 57), en marge d'une société qui en viendra bientôt à le percevoir comme un attentat à la normalité ("la plus douce des drogues – et parfaitement légale", page 53).
La société n'est généralement pas tendre en effet avec les phénomènes fantastiques, souvenez-vous : Clarimonde, La Morte amoureuse de Théophile Gautier, disparaît sous l'eau bénite d'un prêtre, et le Roderick d'Edgar Poe périt dans La Chute de la maison Usher – ce n'est clairement pas un hasard si Mélanie Fazi donne ces noms à deux des membres de la troupe du Vertigo, même si eux ne connaîtront pas le même destin macabre que leurs homonymes (heureusement).
Suivant cette tradition de la dissipation du phénomène à la fin du récit, Mélanie Fazi a déjà mis en scène dans son oeuvre des bulles, je veux dire des espaces-temps fantastiques à part de l'espace-temps ordinaire, que ses personnages finissaient par quitter (avec parfois l'espoir ou la volonté de le retrouver plus tard) : songez par exemple au Train de nuit, qui pourrait aisément servir de matrice à tous (Le Noeud cajun, qui exemplifie également ce thème, est certes antérieur, mais il est moins fazien en ce sens que la boucle où pénètre le narrateur n'est pas liée à son histoire personnelle)..
Toutefois, de plus en plus souvent dans son oeuvre me semble-t-il (je pense au Jardin des silences ou, encore, à La Clé de Manderley), la magie, même si elle s'éteint fugitivement, peut être réactivée, et la bulle, se reformer autour du personnage : c'est le cas ici (page 59, "la nuit revient toujours", avec ce motif tout fantastique du temps cyclique / mythique se superposant au temps linéaire / historique).
Alors certes, d'aucuns pourraient trouver que cette ode à la nuit (digne du Léo Ferré de La Nuit ou des Frangins d'la neuille) n'est pas dépourvue d'ambiguïtés, exactement comme l'ode à la fête de Sabrina Calvo dans Maraude(s) (après tout, la nuit est aussi l'occasion pour les fêtards de s'étourdir dans le bruit et la fureur, sans se soucier des "bizarres" qu'ils empêchent ainsi de dormir, oui c'est du vécu) – mais il est impossible de nier que ce texte de Mélanie Fazi a la grâce même du spectacle qu'il décrit (la reine est en pleine forme, je vous dis).
D'ailleurs, tout autant que des ténèbres, Les Nuits du Vertigo fait l'éloge des "gangs de freaks" à la Tod Browning ou à la Tim Burton (l'expression est de Schuy R. Weishaar), mais aussi d'un certain jeu de rôles baroque, que l'époque moderne a fait disparaître sous ses injonctions à la transparence (suivant le Richard Sennett de The Fall of the Public Man, le Jean Baudrillard des Stratégies fatales ou le Byung-Chul Han de La Société de transparence), voir par exemple page 59 (oui, je savais qu'il vous fallait une dernière citation pour la route) :
"Je les regarde, toutes ces fabuleuses créatures de nuit que j'ai vu ouvrir des portes et bousculer des frontières. Je les regarde avec leur maquillage et leurs perruques, leurs costumes et leurs accessoires, ces noms qu'ils ont choisis pour leur existence nocturne, comme autant de masques qui révèlent. Parfois l'artifice dit les plus profondes vérités."
Dernier point notable pour le fanboy que je suis (qui a un jour commis un texte exécrable dans lequel toutes les nouvelles de Mélanie Fazi prenaient place dans un seul et même univers onirique) : le clin d'oeil de la page 62 à l'une de ses nouvelles les plus connues laisse augurer d'intéressants développements du Faziverse (je trépigne déjà d'impatience dans l'attente de la parution de la novella récemment écrite par Mélanie Fazi, voire d'un quatrième recueil, qui sait ?)
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