lundi 24 mars 2025

Moiré mental

Changements de plans d'Ursula K. Le Guin


Les voyages...


Je l'écrivais en parlant de La Nuit du faune : aux origines du roman en général et de la science-fiction en particulier, il y a notamment (selon Bakhtine, voir aussi la chronique de Feyd Rautha) un genre antique, la ménippée, qu'illustrèrent à travers les siècles le Lucien des Histoires vraies, le Cyrano de Bergerac des Etats et Empires de la Lune / du Soleil, le Swift, des Voyages de Gulliver, le Voltaire de Micromégas, le Calvino des Villes invisibles, le Perec de W – et donc l'Ursula K. Le Guin de Changements de plan (fix-up lu en service de presse, dans la somptueuse édition du Bélial').


Tous ces ouvrages relèvent de la "poétique de l'altérité" qui est au coeur de la science fiction suivant Jean-Marc Gouanvic, et tous nous confrontent, par le biais de voyages imaginaires, à d'autres langues, d'autres histoires, d'autres sciences – en bref, d'autres moeurs – que les nôtres, suscitant en nous des sentiments autres (le fameux sense of wonder), voire une salutaire réflexion sur notre propre existence (sans en avoir l'air, j'ai balayé tous les chapitres ou presque de The Seven Beauties of Science Fiction, d'Istvan Cscicsery-Ronay, probablement l'ouvrage définitif sur le sujet).


En la matière, tout est affaire de dosage, car si l'altérité est trop prononcée, nous basculerons probablement dans l'horreur (et dans la pulsion destructrice, comme c'est souvent le cas dans le fantastique lovecraftien par exemple) plutôt que dans la réflexion éclairée et la prise de distance vis-à-vis de notre mode de vie (loin d'être exemplaire, c'est le moins qu'on puisse dire).


Il me semble qu'Ursula K. Le Guin a parfaitement conscience de cet enjeu, notamment quand sa narratrice anonyme se décrit ainsi (dans la seizième et dernière nouvelles, "Les Confusions d'Uni", page 229, avec cette ironie caractéristique de la ménippée, mais aussi avec un lointain souvenir du Vertigo d'Hitchcock) :

"Une lâcheté d'un tel degré est, je le sais bien, exceptionnelle. Beaucoup de gens devraient être suspendus par les dents à une corde effilochée accrochée par un trombone à une montgolfière survolant le Grand Canyon pour éprouver ce que j'éprouve sur la troisième marche d'un escabeau quand je tente de remplir de millet la mangeoire à oiseaux. Et ils trouveraient cette terreur assez enivrante pour se mettre au parachutisme dès que leur bassin fracturé serait guéri. Alors que je descendrais lentement de l'escabeau, m'accrochant à la rampe du porche, en jurant de ne plus jamais monter au-dessus de quinze centimètres.

Par conséquent, je ne vole plus sans en avoir l'absolue nécessité, et quand je me retrouve coincée dans des aéroports, je ne pars pas à la recherche des plans dangereux, mais des plus paisibles, des ennuyeux, des ordinaires, des compliqués, où je ne puisse pas éprouver une peur bleue mais une peur tout à fait normale, comme le font généralement les lâches."


Afin d'éprouver le léger vertige provoqué par ce genre de "plan" (autrement dit, de monde) dépaysant mais pas trop, il y a deux obstacles de taille à surmonter, que les auteurs de ménippées traitent normalement avec légèreté, les considérant comme le postulat de base (non discutable) de leur fiction, quand ils ne les éludent pas purement et simplement (comme le Lucazeau de La Nuit du faune) : la barrière de l'espace, et la barrière de la langue.


Surmonter le premier obstacle revient à fournir à leur voyageur – ici, une voyageuse – un moyen de transport, qui sera plus un prétexte à la découverte qu'une technologie plausible, et qui en tant que tel sera donc surtout caractéristique de l'orientation prise par le texte ; chez Ursula K. Le Guin, il s'agit de "La Méthode de Sita Dulip" qui fait l'objet de la nouvelle éponyme, la première du fix-up.


C'est une technique purement mentale, un peu dans la lignée de celle qui permet au héros du Jeune homme, la mort et le temps de Matheson de voyager dans le passé, sauf qu'elle se base sur l'ennui inspiré par l'attente de son avion plus que sur le désir de partir (pages 20-21, avec toujours autant d'humour, mais aussi ce naturalisme au ras des pâquerettes propre à la ménippée selon Bakhtine) :

"La file d'attente aux guichets mesurait douze kilomètres, à peine plus courte que celle des toilettes. Sita Dulip avait pris un déjeuner infect debout à un comptoir de plastique sale, les rares tables étant toutes occupées par des enfants malheureux et geignards dotés de parents férocement punitifs, ou par d'immenses jeunes gens chevelus vêtus de shorts, de débardeurs et de tongs. Elle avait lu depuis longtemps les éditos du journal local, qui conseillaient d'affecter le budget de l'éducation à la construction de nouvelles prisons et applaudissaient la récente réduction d'impôts accordée aux citoyens dont le revenu dépassait celui de la Roumanie. Les librairies de l'aéroport ne vendaient pas de livres, uniquement des best-sellers, que Sita Dulip ne pouvait lire sans courir le risque d'une grave réaction systémique. Elle était assise depuis plus d'une heure sur une chaise en plastique bleu dotée de pieds métalliques vissés au sol, face à une rangée d'individus assis sur des chaises en plastique bleu dotées de pieds métalliques vissés au sol, quand (déclara-t-elle plus tard) "ça m'est apparu"."


Même si cette technique semble une facilité d'autrice, elle doit tout de même, comme le suggère cette première nouvelle, être maîtrisée par la voyageuse, au risque sinon de se retrouver "sur un tout autre plan que celui qu'on visait" (page 25, deuxième nouvelle, "La Bouillie d'Islac"), voire de s'y retrouver prisonnière (une possibilité qui n'est pas pour rien dans l'ambiance cauchemardesque des "Confusions d'Uni") : Ursula K. Le Guin joue donc un peu avec son postulat de départ (voir aussi "Joies sans fin" page 144, où l'on apprend que les enfants ne peuvent changer de plan).


Maîtriser la technique pour glisser de son plan à un autre ne suffit évidemment pas à la voyageuse, qui risque d'éprouver des difficultés si elle n'est pas munie du Guide pratique interplanaire de Rornan (moins complet, mais plus transportable que l'Encyclopedia Planaria en 44 volumes), et surtout si elle n'a pas de "traductomate".


Là encore, ce moyen de contourner le second obstacle, la barrière de la langue, semble une commodité d'autrice, d'autant qu'il est la plupart du temps gracieusement fourni par "l'Agence Interplanaire" (sur laquelle je reviendrai) ; mais là encore, et de façon beaucoup plus tranchée ce coup-ci, Ursula K. le Guin questionne l'efficacité de l'outil, qui se trouve fréquemment soit pris en défaut face à un concept difficilement traduisible dans un sens ou dans l'autre ("L'Hospitalité hennebète", page 52 ou 54 ; "L'Île des immortels", page 221) soit carrément inopérant ("Le Silence des Asonus", page 39 ; "La Langue des Nna Mmoy", page 169).


... forment l'intelligence


Mieux, ces dernière nouvelles, et d'autres du recueil, interagissent à distance (plus ou moins rapprochée) entre elles : ainsi "Le Silence des Asonus" délimite, par opposition à "La Langue des Nna Mmoy", l'espace restreint où s'ébat notre langage ; "Le Silence des Asonus" et le pacifisme qu'il induit s'opposent aussi au "Courroux des Veksi", lui-même opposé à notre bellicisme, travesti dans les "Contes tragiques de Mahigul".


Les interactions que je viens de décrire sont un parfait exemple de ces jeux de réflexions (dans tous les sens du terme), de ces effets de "moiré mental" (page 238) qui s'établissent entre les différentes nouvelles, ainsi qu'avec des oeuvres extérieures (ici, on songe, bien sûr, aux Langage de Pao de Vance, et plus généralement à la fameuse hypothèse de Sapir-Whorf).


Cette construction rhizomatique à la Deleuze & Guattari (quoique les nouvelles puissent à mon sens se grouper aussi par groupes de 5 après la première), Ursula K. Le Guin la revendique me semble-t-il quand sa voyageuse décrit ainsi "La Langue des Nna Mmoy" (page 170, avec un soupçon du Borgès des "Sentiers qui bifurquent", je reparlerai de cette influence argentine assumée, remarquée également par Feyd Rautha, le Nocher des livres ou Yossarian) :

"Les textes écrits en nna mmoy ne sont pas linéaires, horizontalement ou verticalement, mais radiaux ; ils se déploient dans toutes les directions, comme des branches d'arbre ou des cristaux croissant à partir d'un terme premier ou central qui, une fois le texte terminé, peut très bien n'être plus ni le coeur ni le début de la déclaration. Les oeuvres littéraires poussent cette complexité polydirectionnelle à de tels extrêmes qu'elles ressemblent à des labyrinthes, des roses, des artichauts, des tournesols, des figures fractales."


Il est évidemment significatif qu'une telle langue se soit développée sur les ruines d'une "économie capitaliste" et d'une "technologie industrielle fondée sur l'exploitation intensive et exhaustive des ressources aussi bien humaines que naturelles" (page 172) : la science-fiction (ou plutôt la "manière d'écrire", page 245) d'Ursula K. Le Guin repose sur la découverte plus que sur l'exploitation (impérialiste) d'autrui – et les rares interventions de son Agence Interplanaire le soulignent.


Ainsi leurs représentants garantissent (page 85) que les Bidr (ou Bayderac) n'interviendront plus pour perturber "Les Saisons des Ansarac", et leur façon d'incarner la dichotomie corps / esprit dans deux espaces-temps différents (en opposition à "L'Hospitalité hennebète", où un tel partage n'existe pas) – on pense d'autant plus fort aux colons et aux indiens que la nouvelle (borgésienne) "Le Bâtiment" met à l'évidence en scène une opposition semblable, qu'Ursula K. Le Guin connaît bien de par son histoire personnelle (voir l'entretien à la fin du livre, pages 246-247 ou 259).


De la même manière, l'Agence peut interdire l'accès à certains plans, soit en raison de leur fragilité intrinsèque (le plan de Zuehe dans "Les Confusions d'Uni", avec au passage, page 228, une pique envers les "gens d'un égoïsme ordinaire" qui considèrent à tort être des touristes à part des autres) soit en raison d'un événement traumatique (c'est le cas dans "Le Silence des Asonus", où les mouvements religieux développés en réaction au phénomène éponyme prêtent d'abord à sourire, avant d'horrifier).


L'Agence Interplanaire, qui n'est donc pas une simple agence de tourisme, va également s'opposer à la société des "Joies sans fin" quand cette dernière s'empare du plan de Musu Sum pour y créer une version (polynésienne) du monde de L'Etrange Noël de monsieur Jack (une île par fête) – pages 150-151 :

"L'Agence, comme on peut l'imaginer, est débordée par la tâche consistant à enregistrer et à étudier les plans récemment découverts, installer et inspecter des points de transfert, des foyers et des établissements touristiques, réglementer les relations interplanaires, et mille autres responsabilités du même genre. Mais apprenant qu'un plan avait été réservé à un accès restreint et qu'il était pressuré comme une sorte de camp de prisonniers pour ses habitants au profit des exploitants, elle réagit aussitôt."


Cette dernière nouvelle est l'une des plus mordantes du recueil, avec "La Famille royale de Hegn", qui décrit un plan où tout le monde ou presque a le sang bleu, et où donc les rares roturiers sont les véritables stars des médias – ce type d'inversion pure et simple d'une situation courante chez nous est un des ressorts de la satire, avec l'exagération, ici le fait de pousser à l'extrême une technologie, "la génétique appliquée" (page 30) dans "La Bouillie d'Islac" autant que dans "L'Île de l'Eveil" (on retrouve dans les deux cas la figure canonique du savant fou, baptisé significativement "docteur-maître-professeur" dans la deuxième nouvelle, page 157).


A ces deux procédés très marqués, Ursula K. Le Guin préfère en général de plus subtils déplacements (CélineDanaé préfère parler de "détournement"), en rendant par exemple physique ce qui est chez nous mental (l'opposition corps / esprit dans "Le Silence des Ansarac", j'en ai déjà parlé) ou public ce qui est chez nous privé (ou du moins considéré comme tel, peut-être à tort ; je pense au "Rêve social des Frines", nouvelle inspirée me semble-t-il du travail fondateur de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich – mais comme le montre fort bien Feyd Rautha, ce texte peut tout aussi bien être considéré comme un art poétique).


Dans tous les cas, les étapes de Changements de plans fonctionnent comme autant de fables ou de paraboles, dont le sens peut nous être évident ou, au contraire, nous échapper ; mais nous nous interrogerons sur nous-mêmes à chaque fois – qu'Ursula K. Le Guin prolonge "L'Albatros" de Baudelaire avec "Les Voltigeurs de Gy" ou "L'Immortel" de Borgès avec "L'Île des Immortels" (la nouvelle cite Swift, avec une légère confusion dû à la mémoire défaillante de la voyageuse, mais la façon dont l'immortalité s'acquiert autant que l'ambiance de la nouvelle renvoient clairement à Borgès, auteur cité du reste dans les "Contes tragiques de Mahigul", page 115).


Tout ceci justifie que Karen Joy Fowler (l'autrice de Comme ce monde est joli) considère dans son "Introduction" (page 13) Changements de plans comme une des "grandes oeuvres" d'Ursula K. Le Guin – une autrice dont on sait par ailleurs l'importance pour la SF contemporaine (voir ce qu'en disait Emilie Querbalec dans sa chronique sur la fiction-panier, mais on pourrait tout autant parler, comme le Nocher des livres, de son influence sur Chloé Chevalier).





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