Comme ce monde est joli de Karen Joy Fowler
Quand luvan et Léo Henry (deux des nouvellistes-phares de leur génération) unissent leurs talents pour composer un recueil de traductions d'une autrice américaine étiquetée weird (lu en service de presse), comment ne pas penser à deux autres entreprises éditoriales similaires, Mélanie Fazi traduisant Lisa Tuttle, et Anne-Sylvie Salzman traduisant Livia Llewellyn ?
Comme avec Ainsi naissent les fantômes (qui proposait également un sommaire inédit) ou le récent Fournaise (qui reprenait, lui, l'ordre d'un recueil existant, mais était tout aussi palpitant), il s'agit de faire découvrir au public francophone une autrice dont les textes ne sont pas sans rapport avec ceux de ses anthologistes (j'y reviendrai).
Pour Jeff & Ann Vandermeer, qui ont repris un de ses textes dans leur célèbre anthologie, Karen Joy Fowler ne fait qu'occasionnellement dans le weird, quoique elle souligne toujours, de façon certes moins viscérale qu'une Livia Llewellyn, "notre propre insatisfaction et incertitude vis-à-vis de la réalité", un trait caractéristique du genre selon eux.
Si l'on adopte, en revanche, le point de vue de Benjamin Noys & Timothy Murphy, pour qui le weird est, plutôt qu'un genre à part entière, une exagération de l'étrangement (ostranenie) à la source de toute littérature, alors Karen Joy Fowler relève pleinement de cette poétique du décalage, quoique de façon différente d'un Antoine Volodine.
Avant d'entrer dans le détail de ces décrochages, soigneusement calculés de manière à nous offrir, suivant le voeu de l'autrice elle-même (page 419), une "extension de l'empathie", un petit mot sur la composition du recueil.
Le titre français trouve à l'évidence sa source dans la nouvelle choisie pour conclure le recueil (l'extraordinaire "Pelican Bar"), mais aussi dans la préface de 2015 au recueil anglophone Black Glass ; Karen Joy Fowler y déclare notamment (je traduis) : "cela, je le crois maintenant, est le lieu où mon écriture prend sa source ; c'est le principal problème de ma vie. Le monde est-il plus beau que terrible ? Comment puis-je le célébrer ? Ne suis-je pas ingrate de ne pas le faire ?"
Pour composer le recueil, luvan (qui a traduit 10 nouvelles) et Léo Henry (qui en a traduit 7) ont puisé 8 nouvelles dans le recueil Black Glass sus-mentionné (qui en comprend 15), 5 dans le recueil Artificial Things (qui en comprend 13), 4 dans le recueil What I Didn't See (qui en comprend 12), trois dans le mini-recueil Peripheral Vision (qui en comprend 5), et 2 dans le mini-recueil The Science of Herself (qui en comprend 4), soit un total de 17 textes (oui, je sais encore compter, c'est juste que Karen Joy Fowler reprend certains de ses textes d'un recueil à l'autre, notamment "Compétition", le champion en la matière).
Les deux anthologistes ont surtout assorti leurs traductions (léchées) de commentaires (terriblement) pertinents, au point que le malheureux blogueur (oui, je parle de moi, là) se demande, angoissé, s'il arrivera à trouver un truc original à dire (oui, ouf, grâce à Philip Pullmann, voir ci-dessous). NB: les commentaires en question sont relégués en fin d'ouvrage, mais à titre personnel je préfère, comme lors de la lecture d'un recueil de Harlan Ellison, les faire alterner avec les nouvelles.
Venons-en au recueil lui-même (qui s'organise plus ou moins en miroir autour de sa nouvelle centrale) : même quand il met explicitement en scène des extra-terrestres ("En visage", "Poplar Street", "Duplicité", voire "Pelican Bar"), son thème central me semble être les rapports humains, et plus précisément ce qu'un homme est capable de faire à un autre pour peu qu'on lui en laisse l'occasion – cet autre pouvant parfaitement être une femme...
Ainsi s'explique la prédominance dans le recueil du motif de la guerre, sous toutes ses formes, y compris (surtout) les plus larvées, parfois juste en arrière-plan : guerre du Vietnam ("Ténèbres"), guerre civile dans un pays européen imaginaire ("Leurs derniers mots"), guerre contre la drogue ("Verre noir"), guerre contre les ennemis de la Révolution ("La Guerre des roses"), guerre médiévale contre des rebelles chrétiens ("Shimabara") – et surtout guerre des sexes ("Soirée match", "Rouge Lily", "En visage", "La Science d'elle-même", "Compétition").
Comme le signale luvan page 401, la forme privilégiée par Karen Joy Fowler pour traiter ce thème central est le "conte revisité", d'une façon à la fois comparable et différente de la récente entreprise de Pierre Bordage (qui est, lui, plus frontalement science-fictif peut-être).
Si l'on peut jouer, en effet, à analyser les récits de Karen Joy Fowler par le prisme de la fameuse classification Aarne-Thomson-Uther ("Rouge Lily" réécrit, bien sûr, le Petit Chaperon Rouge, alias ATU 333 ; "Ténèbres" commence, j'y reviendrai, comme le conte-type ATU 502 ; "Verre noir" finit comme dans la version Grimm du conte ATU 330A), le jeu tourne assez vite court, parce que ce qui intéresse Karen Joy Fowler n'est pas forcément la situation en soi (l'intrigue), mais ses implications (ce qu'elle peut révéler de nous).
Je m'explique, et j'introduis, grâce à Philip Pullmann, une référence non mentionnée dans les commentaires de luvan (je l'avais promis, la voilà) : Robert Bly. En 1990, un an tout juste donc avant la publication de "Ténèbres", ce poète américain a publié un essai masculiniste, Iron John, basé précisément sur le même conte-type que "Ténèbres", l'ATU 502.
Selon lui, l'homme sauvage décrit dans le conte (et repris par Fowler dans sa nouvelle, en plus jeune) offrirait un modèle de masculinité positive à la génération d'hommes que la guerre du Vietnam a coupé de leurs pères : plus précisément, l'homme sauvage serait leur moi caché, qu'ils devraient aller chercher dans les tréfonds d'eux-mêmes, au terme d'une catabase fort différente de celle promue par Nick Harkaway dans Gnomon.
Pour comprendre ce que Karen Joy Fowler (et beaucoup d'autres féministes avec elle) a (non sans raison) pensé de cette curieuse théorie, il suffit de lire la nouvelle "Ténèbres", où elle croise brillamment le thème du garçon sauvage avec celui des rats de tunnel au Vietnam (et s'offre au passage le luxe de résonner avec notre actualité pandémique, tout comme "Pelican Bar" offre un étrange écho au problème des thérapies de conversion).
J'ai parlé de "croisement", et c'est exactement ça : un peu à la manière dont Pierre Reverdy estimait qu'on doit composer une image poétique, Karen Joy Fowler, pour critiquer notre joli monde, opère par "rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées", un éloignement qui est souvent temporel (Carrie Nation et la DEA dans l'amusant "Verre noir", une mère contemporaine et son pendant féodal dans le poignant "Shimabara"), mais qui peut être aussi simplement social (Mary Anning et Jane Austen dans "La Science d'elle-même") ou culturel (Amérique contemporaine et Chine traditionnelle dans "La Porte aux fantômes").
Comme "Pelican Bar", les nouvelles de Karen Joy Fowler me semblent donc toutes naître de "la rencontre de deux univers" (page 421) ; dit autrement, elle pratique la science-friction chère au coeur de Catherine Dufour (avec qui elle partage un même intérêt pour le vaudou, mais aussi une forme d'ironie noire, plutôt que d'humour potache).
Sous l'apparente diversité des textes, née d'une érudition sans failles (semblable à celle de Léo Henry, et remontant, comme la sienne, au moins jusqu'à celle de Jorge Luis Borgès, si ce n'est celle de Marcel Schwob) gît donc un seul et même constat lucide (semblable à celui qui se retrouve dans les nouvelles de luvan) : "à travers le temps, l'espace et les cultures" (page 297), l'humanité est la même, et elle répète donc (hélas) les mêmes drames.
Chez Karen Joy Fowler, le sarcasme, me semble-t-il, a donc un arrière-goût désespéré, qui n'entrave en rien le plaisir de lecture, sans doute en raison du ton adopté : sans être aussi "nettoyé" que celui d'un conte traditionnel (pour reprendre l'expression de Philip Pullman), il est très précis (chaque phrase offrant un nouvel aspect de l'histoire, plutôt que de le détailler interminablement), tout en s'autorisant si nécessaire de brèves fulgurances poétiques ("the black sky, the ocean carved with small, sharp waves" dans "Shimabara", avec une allitération en sifflantes S, Z qui se retrouve dans la traduction "le ciel noir, l'océan ciselé de petites vagues nettes").
Tout simplement, notre plaisir de lecture est l'exact miroir du plaisir d'écriture que l'autrice explique ressentir (dans le recueil The Science of herself) : selon elle, les nouvelles, bien plus que les romans, lui donnent, à la fin, l'impression réconfortante d'avoir agi "comme une horlogère" – de notre côté, nous écoutons tictaquer, comme un coeur, la petite mécanique de ses textes, en espérant qu'elle ne s'arrête jamais.
C'est vraiment alléchant!!!
RépondreSupprimerEn effet, les nouvelles de Karen Joy Fowler se dégustent fort bien en compagnie d'un thé (ou d'un café) bien noir... ^_^
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