lundi 10 mars 2025

Puzzle optique

L'Inversion de Polyphème de Serge Lehman


Peut-être la meilleure manière de présenter L'Inversion de Polyphème de Serge Lehman (novella magistrale lue en service de presse) est-elle cet extrait d'une des plus belles chansons de Léo Ferré, "Tu ne dis jamais rien" (mais il me faudra au moins l'espace d'une chronique pour que vous perceviez toute la pertinence de cette introduction) :

"Moi je vis donc ailleurs dans la dimension quatre

Avec la Bande dessinée chez mc2"


Peut-être aussi pourrais-je rebondir sur la préface (nostalgique) d'Olivier Girard, qui voit dans L'Inversion de Polyphème le "prototype" (page 11 ou 12) ou l'"archétype" (page 12) de la collection Une Heure-Lumière, et reprendre ce que je disais récemment à propos des Chroniques de Durdane de Jack Vance :

un grand conteur se caractérise par un habile maniement des archétypes dont il hérite (c'est d'autant plus vrai ici que cette novella de Serge Lehman est aussi un hommage à toutes celles et ceux qui ont façonné la SF avant lui, pour ne pas dire "une déclaration d'amour", dixit Olivier Girard page 12).


De fait, tel un de ces rakugokas adeptes du sandai-banashi, qui composent à la volée une histoire à partir de 3 thèmes fournis par leur public, Hugo Varlet, le narrateur de L'Inversion de Polyphème, annonce dès son prologue (en italiques, page 17-18), outre le sujet principal, 3 motifs (un lieu magique, un ennemi, un ami) qui hanteront les 13 chapitres à suivre (avant qu'un épilogue en italiques ne referme l'histoire, pages 103-106) :

"Ce que je veux dire, c'est que Mick est partie depuis trop longtemps. Elle ne sent pas à quel point la frontière entre le passé et le présent est fragile, ici – à quel point il suffirait d'un rien pour que tout recommence. Il y a quelques années, j'aurais adoré ça. Maintenant, je suis trop vieux. Je ne saurais plus aller dans l'île mystérieuse. Je serais incapable d'affronter les hommes en noir. Je ne saurais même pas quoi dire au Pirate et à ses foutus lézards !"


Soulignons au passage la précision de la structure narrative bâtie par Serge Lehman ; en sus de faire référence à "l'âge des protagonistes", comme le souligne Olivier Girard (page 11), les 13 chapitres de L'Inversion de Polypĥème se décomposent selon moi en 3 parties de respectivement 5, 3 et 5 chapitres (une structure en miroir donc) :

– la première, consacrée à la mise en place de l'intrigue, se clôt par un chapitre intercalaire de flash-back centré sur le personnage de Paul Venditti ;

– la deuxième décrit le coeur de l'"expédition" (page 50 ou 62) du mercredi et le "phénomène" (page 53 ou 72) qu'elle découvre (vous aurez reconnu ce qui est, pour Joël Malrieu, mais aussi pour Jean-Pierre Andrevon, le concept-clé du genre fantastique, qui inclut donc la SF de Richard Matheson) ;

– la troisième et dernière décrit les conséquences, sur les 4 jours suivants (jeudi, vendredi, samedi, dimanche) de cette deuxième partie (avec donc une accélération, très maîtrisée, du rythme de l'histoire).


Mais revenons-en à nos archétypes : le premier, et le plus évident, c'est le motif de la bande de quatre, trois garçons (Hugo Varlet, Paul Venditti, Francis de Carvalho) et une fille (Mick Horowitz), qui vont vivre une aventure merveilleuse (ou pas) durant des vacances où ils sont (pour des raisons diverses) coincés dans leur lieu de résidence quotidien (dans l'Essonne, j'y reviendrai un peu) – une aventure d'autant plus merveilleuse qu'au départ leur été s'annonçait pourri (page 22) :

"Je me suis arrêté au milieu de la rue. La lumière de midi inondait le ciel. Les marronniers projetaient sur les trottoirs des ombres si nettes qu'on les aurait dit dessinées à l'encre. Une brise chaude balayait le bitume en soulevant de petits nuages de poussière. Tout était immobile. Il n'y avait pas un bruit. J'ai jeté un coup d'oeil derrière les grilles hérissées de rosaces en fer forgé qui bordaient la rue. Les jardins étaient secs. Les maisons semblaient abandonnées. Tous les volets étaient fermés.

L'été le plus merdique de l'histoire de l'humanité."


Quand Serge Lehman s'en empare (en 1997 donc), ce motif de la bande de quatre (ou plutôt de trois plus un) a déjà été vu et revu, par exemple :

– dans les 4 As de Georges Chaulet ou dans les TKKG de Stefan Wolf (avec une répartition entre personnages des fonctions mythiques définies par Dumézil et les Sauzeau, que Serge Lehman ne reprend pas encore, il faudra attendre La Brigade chimérique pour ça) ;

– chez le Stephen King du Corps (sans personnage féminin, mais notez que le récent manga Chasse au cadavre d'Hosui Yamazaki, sous influence évidente de King, "corrige" cela), voire de Ca (où il y a bien une fille mais où le nombre de garçons est doublé), sans parler du Dan Simmons de Nuit d'été.


Pour revivifier le concept, il faut donc un événement suffisamment frappant – le "puzzle optique" (page 56) qui donne son titre à cette chronique, phénomène parfaitement décrit par Serge Lehman (pages 54-55, avec une petite allusion en passant au Macbeth de Shakespeare ; je choisis à dessein un extrait qui ne déflore pas trop l'intrigue) :

"Par contraste, tout le plateau semblait plongé dans un demi-jour étrange, peuplé de formes à la fois familières et inconnues. Mes yeux passaient d'une silhouette à l'autre, à la recherche d'un point fixe, mais l'air lui-même semblait mouvant. Tout était brouillé.

"On dirait que les arbres marchent", a murmuré Mick.

Des ombres longues, fusiformes, s'enlaçaient entre les troncs avec des mouvements saccadés. J'ai senti les poils se hérisser sur mes avant-bras."


Ceci dit, cette idée de l'instrument optique, "bille de verre" (page 42) ou "boule de cristal" (première occurrence page 33), qui laisse (peut-être) entrevoir un autre monde n'est pas neuve elle non plus : elle remonte au moins à "L'OEuf de cristal", la géniale nouvelle de Wells (auteur d'ailleurs cité page 71 comme un des préférés d'Hugo) qui a inspiré, entre autres, ce que j'appelle la théorie de l'esprit-fenêtre chez le Lovecraft de Celui qui hantait les ténèbres (le cristal de Blake) – mais aussi une histoire comme "Picsou et le monstre pot-de-colle" de Jerry Siegel & Giorgio Cavazzano.


En revanche, ce qui est neuf me semble-t-il, c'est non seulement le croisement de ces deux archétypes, mais aussi l'interprétation qu'en donne Serge Lehman, et qui annonce son platonisme assumé dans Véga ou dans La Brigade chimérique (voire dans L'Art du vertige) ; voyez par exemple comment Hugo (pages 68-69) considère ce que le phénomène a laissé derrière lui, et que la bande a baptisé du nom d'un roman de John Wyndham (je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler) :

"Pendant un instant, j'ai eu l'impression que sa place était là, sous le plancher de la cabane, avec nos rêves bien rangés sur les étagères tout autour de lui.

Chocky était sorti de la bibliothèque. D'une certaine manière, il nous appartenait."


Là encore, ce motif du rêve laissant une trace bien réelle derrière lui remonte au moins à la chanson de geste arthurienne (voire à l'ET de Spielberg, qui n'en est guère qu'une version science-fictive) ; mais l'interprétation platonicienne qu'en fait Serge Lehman en infléchit le sens, parce qu'identifier la fiction au monde des Idées de Platon revient à en faire la seule vraie vérité face à cette illusion qu'est au fond le réel (et Serge Lehman le souligne en recourant à des considérations géométriques classiques depuis le Flatland d'Edwin Abbott, explicitement cité page 70 ou 105, ou La Quatrième dimension de Rod Serling, non mentionnée mais qui aurait pu l'être).


Vous avez peut-être l'impression que je pousse un peu loin le texte, mais un des ressorts de L'Inversion de Polyphème (d'ailleurs relevé indirectement par Olivier Girard dans sa préface), c'est précisément l'opposition entre l'espace (enchanté) que s'inventent les enfants (la cabane, l'île) et celui (purement utilitaire) qu'occupent les adultes (la librairie de Vogel, le café le Coin d'Or, mais aussi l'hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse), et dans lequel les enfants ne font guère que des incursions prédatrices (les vols à la librairie ou les moqueries lancées aux barreaux de l'hôpital, voir page 39-40).


Cette opposition spatiale repose évidemment sur une différence radicale de conception du monde (suivant qu'on considère donc la fiction ou la réalité comme la seule vérité) ; et rien ne le souligne mieux me semble-t-il que le statut du lieu magique au coeur de l'histoire, que les adultes ne considèrent pas différemment d'un caillou dans leur chaussure (page 49) :

"L'île : un énorme bloc de granit qui se dressait au milieu des champs. Il était trop gros, trop dur, et s'enfonçait trop profondément dans la terre pour qu'on puisse l'attaquer au pic. Quand Layadi s'était installé à la ferme, il avait consulté des géologues pour savoir si on pouvait le détruire à l'explosif."


Loin d'être larvée, cette opposition va éclater au grand jour (et nourrir l'intrigue), notamment quand le père d'Hugo (qui porte pourtant le nom d'un auteur français de SF, Varlet) va enfin décider de sévir contre les désirs de son fils de 13 ans (page 82) :

"Je pense qu'il était temps que tu apprennes à accepter la réalité. Tu as un rôle, une place, une position sociale. Rien de tout cela n'est compatible avec le fait de lire ou d'écrire (fort mal, d'ailleurs) des histoires de soucoupes volantes. Je t'ai laissé faire trop longtemps. Cela t'a conduit à ignorer les règles du monde dans lequel nous vivons, toi et moi."


A ceci, ce "vrai champion de la lutte des classes" (page 23) qu'est son ami Paul aurait pu répondre (avec Marx) qu'accepter la réalité revient à renoncer à la changer... mais je m'égare, même si, à l'évidence, avoir "treize ans, aujourd'hui et à jamais" (comme le dit fort bien Olivier Girard page 12) est sans doute une force, en tout cas quelque chose dont on peut être fier : 

un des mérites de L'Inversion de Polyphème, une novella magistrale redisons-le, est précisément de revendiquer haut et fort cette culture de l'imaginaire si souvent méprisée.




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