L'Art du vertige de Serge Lehman
Stand the Ghetto
"A moi. L'histoire d'une de mes folies." Ces mots célèbres d'Arthur Rimbaud auraient parfaitement pu servir d'épigraphe à L'Art du vertige (recueil d'essais de Serge Lehman, lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), tant l'aventure intellectuelle ici retracée ressemble fort à Une saison en enfer.
L'enfer, c'est le ghetto littéraire où était confinée la science-fiction d'après Serge Lehman (je reviendrai un peu sur ce constat dans la dernière partie de cette chronique) – mais aussi le "cycle infernal des boucles régressives" (page 59) où se trouve inévitablement enfermé quiconque qui, comme Serge Lehman, a tenté de faire entendre sa voix depuis ce ghetto.
Pour qui s'était fait (comme moi, j'avoue) une image de Serge Lehman en prescripteur péremptoire (à cause de sa célèbre, mais bancale, préface de 2009 à l'anthologie Retour sur l'horizon, reprise dans ce recueil, j'en parlerai notamment dans la deuxième partie de cette chronique), il est touchant, dans L'Art du vertige, d'assister au cheminement (tout rimbaldien) d'un homme à travers "une dépression" (page 59), née précisément me semble-t-il d'un déni (par la société) de son identité comme écrivain de SF.
Outre qu'ainsi le raisonnement (biaisé, j'en reparle dans la deuxième partie de ma chronique) qui conduit aux positions tranchées de Retour sur l'horizon est plus clair, L'Art du vertige en acquiert une épaisseur humaine qui en fait, me semble-t-il, plus qu'un simple recueil d'essais : une aventure rimbaldienne, voire kafkaïenne (un peu comme Joseph K, la science-fiction cherche ici en vain de quoi elle est accusée).
Cette subjectivité assumée se traduit notamment par la passion (communicative) avec laquelle Serge Lehman (en vrai passeur) défend ses compagnes et compagnons de ghetto : je défie quiconque de parcourir L'Art du vertige et de ne pas ressentir l'envie de lire ou relire, par exemple, l'oeuvre de Jean-Marc Rochette post-Transperceneige, Le Mont analogue de René Daumal, le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne (voir la deuxième partie de cette chronique), la trilogie chronolytique de Michel Jeury ou La Foire aux immortels d'Enki Bilal.
Cette subjectivité culmine bien entendu dans les moments où Serge Lehman cède à "toutes sortes de pulsions schizophrènes" (page 59) et bascule dans l'apophénie, à savoir, comme René Daumal (cité page 18) le définit (dans la lignée de Reverdy et de Breton, Lehman omet de le signaler) :
"une faculté exceptionnelle de voir les idées comme des faits extérieurs, et d'établir des liens nouveaux entre des idées d'apparences tout à fait disparates..."
Ce type de raccourci poétique n'est pas gênant quand il est fait à l'intérieur d'une oeuvre d'art (c'est d'ailleurs un des ressorts de la SF) : ainsi, identifier le protagoniste de La Métamorphose à celui de La Colonie pénitentiaire est un contresens manifeste, rien n'étant plus loin de Kafka que l'idée de (super-)héros récurrent ; mais pris dans le scénario impeccable de La Brigade chimérique, et associé à l'idée que Gregor Samsa est la part perdue de l'Allemagne nazie, cela fonctionne.
En revanche, dans une oeuvre à prétention documentaire, si le raccourci n'est pas redoublé par un itinéraire plus conventionnel, seul à même de le justifier, c'est beaucoup plus dérangeant ; or souvent dans ses essais, Serge Lehman se dispense d'une pareille justification (c'est le revers de son platonisme, que je distinguais dans Véga : une idée n'est pas juste du seul fait d'avoir été formulée, ou sinon on bascule dans Le Matin des magiciens ou le complotisme, voir The Department of Truth pour une analyse science-fictive de ce mécanisme).
Serge Lehman est sans doute conscient de ces limites, puisqu'il voit les textes recueillis dans L'Art du vertige comme "des improvisations" plutôt que comme un "système" en bonne et due forme (page 22) ; il n'empêche que, comme je le disais, ces essais forment un chemin, accompli non sans oeillères certes, mais un chemin tout de même, qu'on peut parfaitement retracer donc.
Exactement comme pour ma critique de L'Etoffe dont sont tissés les vents, je m'attacherai donc à mettre en lumière les bornes entre lesquelles chemine Serge Lehman dans L'Art du vertige ; et pour ce faire, je m'appuierai sur cette somme indépassable qu'est (à mon sens) The Seven Beauties of Science Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay (l'ouvrage date de 2008, donc bien après la plupart des réflexions de Lehman, mais beaucoup de ses sources étaient parfaitement disponibles avant cette date, je le signalerai au fur et à mesure).
Work in Progress
Le but affiché du parcours intellectuel de Serge Lehman dans L'Art du vertige, c'est de fournir une définition de la science-fiction, sur au moins quatre plans (effet, procédé, intrigue, idéologie) – et le plus surprenant est sans doute de le voir progresser dans son raisonnement en ignorant les avancées universitaires américaines dans le domaine (notamment le concept de novum, mis en avant par Darko Suvin dès 1980).
Serge Lehman part du plus évident, l'effet que la science-fiction produit sur ses lecteurs et lectrices, à savoir "le sense of wonder, l'émerveillement, l'éblouissement, le vertige que procure sa fréquentation" (page 43, conférence de 2005) ; et il le relie, cet effet, au concept philosophique "du sublime, qui entretient des rapports étroits avec la terreur" (page 93, postface de 2006) – jusqu'ici tout va bien.
Etonnamment, Serge Lehman ne se réfère ni à l'article fondateur de Cornel Robu (1988) sur le sujet, ni à celui, tout aussi capital, d'Istvan Csicsery-Ronay (2002) ; en conséquence, bien qu'il conçoive fugitivement (page 88) le sense of wonder comme un "pouvoir de fascination (ou de répulsion)", il passe à côté de l'autre composante du sense of wonder suivant Istvan Csicsery-Ronay, le grotesque – mais aussi à côté de la version technologique du sublime, développée dès 1996 par David Nye, voir le chapitre 5 de The Seven Beauties of Science-Fiction).
Bien conscient qu'un effet seul ne suffit pas à définir un genre (après tout, Maurice Lévy, dont il s'inspire, fait aussi du sublime le ressort du roman gothique), Serge Lehman s'attache aussitôt à définir le procédé suscitant ce sense of wonder chez le lecteur ou la lectrice ; inexplicablement, il le limite à "la façon très particulière dont la SF réifie les métaphores, c'est-à-dire les transforme en mondes" (page 86, postface de 2006).
C'est surtout le maintien de cette conception restreinte du procédé qui est inexplicable, car si Serge Lehman semble ignorer autant l'ouvrage fondateur de Darko Suvin sur le novum (1980, rappelons-le) que l'article "Conceptual Breakthrough" de Peter Nicholls dans The Encyclopedia of Science Fiction (pourtant utilisée pages 108 et 227 de L'Art du vertige), il cite (page 126, préface de 2006) Maurice Renard, pour qui "la paraphrase en action d'une métaphore" n'est qu'une variante possible, avec "le développement scénique d'un paradoxe", d'un même procédé (l'expérience de pensée pour le dite vite).
Muni d'une définition aussi limitée des effets et procédés au coeur de la science-fiction, il n'est pas surprenant que Serge Lehman s'égare lors de l'étape suivante de son trajet, consacré à l'intrigue ; comme il s'appuie principalement pour ce faire sur des passages du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, je proposerai une analyse alternative, appuyée sur le septième et dernier chapitre de The Seven Beauties of Science Fiction.
J'ai déjà parlé ici, notamment à propos de L'Affaire Crystal Singer, des 6 archétypes au coeur de la Technologiade, cette version moderne du roman d'aventures où Istvan Csicsery-Ronay voit l'intrigue canonique de la science-fiction ; sans surprise (puisque Jules Verne est plus proche des origines du genre qu'Ethan Chatagnier), ils s'appliquent particulièrement bien au Voyage au centre de la Terre :
– le Corps Fertile, autrement dit le domaine, mental ou physique, où les personnages vont exercer leurs compétences technologiques, c'est bien évidemment le centre de la Terre (Lehman parle ici de "vortex", un concept bien trop réducteur à mon sens, le Corps Fertile pouvant être, par exemple, une planète) ;
– l'Homme Habile, l'ingénieur explorant le Corps Fertile, c'est ici, bien sûr, le professeur Lidenbrock (que Lehman ne différencie pas vraiment des autres "voyageurs") ;
– son assistant, le Serf Volontaire, c'est le guide Hans, mais aussi et surtout le narrateur, Axel, dont Lehman remarque (page 89) "la donnée fondamentale de son caractère, qui est un mélange de soumission à l'autorité, de bonne volonté et de couardise bourgeoise" (il s'agit bien sûr de son caractère avant l'inversion finale, toute hégélienne, une dialectique qui se retrouvera par exemple dans Isolation de Greg Egan) ;
– son Texte-Outil, qui le guide sur le Corps Fertile, c'est autant le manuscrit d'Arne Saknussem que la boussole (dont Lehman remarque l'importance page 87 de L'Art du vertige) ;
– sa Femme au Foyer, qui attend patiemment son retour, c'est la servante Marthe (dont le rôle comique s'explique bien mieux ainsi que par l'allusion nietzschéenne qu'y voit Lehman page 98), mais aussi est surtout la fiancée d'Axel (dont Lehman ne parle pas) ;
– enfin, son opposant, le Mage Obscur, celui qui revendique avec des moyens magiques (et non technologiques) le Corps Fertile, c'est bien évidemment le géant (sur lequel Lehman s'attarde beaucoup, y voyant autant un avatar du dieu Pan que, page 90, "l'incarnation mythique du processeur d'histoires", autrement dit la réification du processus d'écriture vernien).
On le voit, dans les rapports de force s'établissant autour du Corps Fertile (l'archétype central), Lehman minore la part la plus technologique des archétypes (l'Homme Habile et son équipe, 4 archétypes tout de même), et il hypertrophie, au contraire, le rôle du Mage Obscur, qui est souvent mis en avant en effet, en tant qu'opposant, dans les titres des sagas de SF (voir page 185, mais prenez-y garde, Lehman cite par exemple M. Barnstaple chez les hommes-dieux, le titre français du Men like Gods de Wells, en oubliant le "chez").
Survaloriser ainsi la part magique (mais mineure) de la SF, sans la contrebalancer par sa part technologique, qui est elle centrale, c'est une attitude qui mène tout droit au célèbre contresens de 2009 ("Le retour des humanoïdes", la préface discutable, et donc fort discutée, de l'anthologie Retour sur l'horizon) à propos de l'idéologie sous-jacente à la SF (la fameuse "variable cachée" de la page 184, expliquant peut-être son rejet par les élites, je reviendrai un peu sur cette idée dans la troisième partie de ma chronique).
Plutôt que de voir dans la SF "l'esthétique de l'âge des lumières et de la raison scientifique triomphante", ou plus précisément, suivant un article de 2003 d'Istvan Csicsery-Ronay, une forme aussi liée (y compris conflictuellement) à l'impérialisme que le roman réaliste l'est au nationalisme, Serge Lehman, suivant une remarque de Gérard Klein, en vient à voir la SF comme le dernier refuge pour "les problèmes classiques de la destination, du propre de l'homme, de l'immortalité et de la nature du réel" (page 187) – autrement dit de la métaphysique.
Notez au passage, avec Roland C. Wagner (dont L'Art du vertige contient la nécrologie, mais pas la réponse argumentée à la préface de Lehman), que cette vision théologique de la SF en général et de Lovecraft en particulier remonte aux fondateurs de Planète, avec qui Serge Lehman partage un même goût pour les raccourcis poétiques (comme je l'ai indiqué dans la première partie de cette chronique).
Secret Story
A mon sens, la tentative définitoire de Serge Lehman débouche donc sur une impasse, ce qui n'empêche pas le parcours d'être intéressant, non seulement en raison du côté rimbaldien évoqué dans la première partie de cette chronique, mais aussi parce qu'au passage Lehman, dans la lignée de Pierre Versins ou Jacques Van Herp, engage un (nécessaire) mouvement de réécriture de l'histoire littéraire française (hélas limité par sa vision de la SF, j'y viens).
Rien qu'avec une simple liste (pages 140-143, préface de 2006), il démontre qu'il n'y a pas eu, comme avait pu le soutenir Jacques Sadoul, de vide entre Verne et Barjavel, mais au contraire une vraie "tradition science-fictive française" (page 128), sous le nom de roman d'anticipation ou de roman scientifique.
En revanche, quoiqu'il admette (page 183, préface de 2009) avoir "situé un peu vite la coupure au lendemain de la Première Guerre mondiale", il continue de parler (à tort donc) du "siècle d'exil semi-volontaire" subi par la SF (page 180, dans le même texte), qu'il qualifiait déjà (page 56, conférence de 2005) de "forme littéraire répudiée par la culture française depuis près d'un siècle".
Or si nous examinons rapidement l'histoire du prix Goncourt, considéré par Serge Lehman lui-même comme un marqueur de reconnaissance littéraire (il mentionne, page 183, Force ennemie de John-Antoine Nau en 1903 et, page 16, L'Anomalie d'Hervé Le Tellier en 2020), qu'observons-nous ?
En 1932, comme le rappelle Henri Thyssens sur son site, Les Formiciens de Raymond de Rienzi obtient la voix du président du jury, à savoir Rosny aîné, ce qui ne l'empêche pas de perdre, avec le Voyage au bout de la nuit de Céline, face aux Loups de Guy Mazeline ; mais c'est bel et bien le roman réaliste de Céline qui est jugé "étonnant et irritant" par Les Hommes du jour du 5 janvier 1933, et pas le roman scientifique de Rienzi, loué pour sa peinture des "phénomènes cosmiques".
En 1939, la liste des prétendants au prix établie par le Figaro du 4 novembre 1939 comprend autant Un rude hiver de Raymond Queneau que L'Eclipse d'Herbert Régis – sans doute le pseudonyme d'un auteur ambitionnant de devenir "le Wells français", un titre que lui décerne d'ailleurs L'Homme libre du 29/08/1939. (Ni l'un ni l'autre ne gagneront, ce sont Les Enfants gâtés de Philippe Hériat qui rafleront la mise.)
Malgré le procès de 1925 évoqué page 138, la coupure évoquée par Lehman ne peut donc se situer qu'après-guerre (ce qui ramène a minima le siècle de mépris à un demi-siècle, et encore, il faudrait parler de la politique-fiction de Robert Merle) – au moment donc où la France commence à perdre son empire colonial (et bien avant que les Français n'aient de nouveau conscience de vivre dans un autre empire, numérique celui-là).
Du reste, Serge Lehman, d'ordinaire si prompt à mettre à profit les coïncidences, ne rapproche pas la "refondation éditoriale des années 1950" (évoquée page 181, dans la célèbre préface de 2009) de la possible rupture thématique qu'il décrit page 171 (postface de 2009) :
"Délire technologique et nostalgie impériale. Combinées, ces deux tendances définissent le programme de la science-fiction moderne jusqu'en 1950 au moins."
Je ne mentionne cette hypothèse (bien loin d'être consolidée, mais plus cohérente me semble-t-il avec l'idéologie science-fictive décrite par Istvan Csicsery-Ronay, voir la fin de la deuxième partie de cette chronique) que pour une seule raison : montrer que L'Art du vertige est riche en remarques qui mériteraient plus ample examen, quoique dans une perspective différente que celle adoptée ici par Lehman.
Même si, de mon point de vue, certaines parties de L'Art du vertige n'ont guère qu'une valeur historique (montrer la genèse d'une pensée qui a débouché sur un phénomène sociologique singulier, le fameux fil M, voir la deuxième partie de cette chronique), ce recueil d'essais de Serge Lehman vaut donc tout de même la peine d'être lu, en raison des petites fulgurances (parfois toutes rimbaldiennes, comme je l'ai exposé dans la première partie de cette chronique) qu'on peut y glaner ça et là.
En conclusion de cette (trop) longue chronique, je ne me peux me retenir de citer une des plus belles phrases du recueil, histoire de souligner que toutes les arguties théoriques dont je viens de vous entretenir sont finalement peu de choses quand il s'agit de vivre, tout simplement (page 163, 2008) :
"La question n'est pas de savoir si l'art est le tissu cicatriciel de l'esprit humain, mais si, à chaque fin de cycle, il faut s'infliger de nouvelles blessures pour recommencer à créer."
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