samedi 21 juin 2025

Tego & Voix

Andromeda SF Magazine 159 (& 157)


Le Science Fiction Club Deutschland (SFCD) publie plus ou moins régulièrement (depuis 2006) un magazine en anglais (accessible donc à ceux qui comme moi balbutient leur Allemand), qui contient notamment :

– des articles de fond, consacrés par exemple (dans le numéro 159, qui m'intéresse ici) à l'histoire du SFCD ou de la (cultissime) saga Perry Rhodan (pour laquelle Andreas Eschbach lui-même a composé une préquelle) ;

– des illustrations, histoire de donner des idées aux maisons d'édition qui souhaiteraient diversifier leurs couvertures (à titre personnel, je leur recommanderai de s'intéresser au travail de Lothar Bauer ou à celui, plus classique, de Mark Freier) ;

– des nouvelles chargées de donner un aperçu de la production SF allemande (j'en parle tout de suite, mais sachez d'ores et déjà que composer une anthologie à partir des histoires lauréates du Deutscher Science-Fiction Preis / German Science Fiction Award serait probablement une bonne idée).


Les 4 fictions publiées dans le numéro 159 d'Andromeda SF Magazin s'organisent autour d'une seule et même thématique, le rapport (compliqué) de l'humain à la technologie – un thème qui sera aussi bien traité sous un angle "grave" (les nouvelles d'Aiki Mira et de Carl Schmitt, que j'ai préférées) ou sous un angle plus léger, du moins à première vue (les nouvelles d'Yvonne Tunnat et de Juliane Honisch, qui me touchent un peu moins j'avoue ; je ferai également un petit détour par le numéro 157, qui contient la nouvelle humoristique d'Uwe Hermann primée en 2018 au DSFP).


Le magazine a choisi de compléter la nouvelle d'Aiki Mira ("Das Universum ohne Eisbärin" / "The Universe without the Polar Bear" / "L'Univers sans l'ours polaire", je traduis depuis l'anglais pour la clarté de cette chronique) avec un extrait (le début) de sa nouvelle lauréate du DSFP 2022, "Utopie27" : une excellente idée, parce que les deux textes relèvent de la même constellation thématique (deuil / famille / transmission / métamorphose), que j'ai baptisée "résilience-fiction".


C'est difficile de parler de "L'Univers sans l'ours polaire" sans trop déflorer son intrigue – et l'émotion qu'elle véhicule – aussi vais-je me concentrer sur la thématique de la technologie (qu'elle partage donc avec les 3 autres nouvelles de ce numéro 159), et évoquer l'opposition entre le "Tego", une "neuropuce" chargée d'externaliser notre "mémoire à long terme" (page 71) et d'autres technologies plus traditionnelles comme le "tatouage familial" (page 71) et surtout "cette ancienne technique culturelle" qu'est "la peinture de portrait" (pages 72-73).


La nouvelle explore bien sûr les impacts que l'usage du Tego (non implanté dans le cas de la narratrice et de sa femme) pourrait avoir sur nos vies, par exemple avec ce rapprochement inattendu que la machine fait entre deux événements apparemment décorrélés (décidant ainsi du destin de "combattante pour le climat" d'une gamine, page 72) :

"Des année après, pour le septième anniversaire de notre petite chérie, Tego joua un fichier audio qu'il avait composé pour célébrer ce jour spécial. Nous entendîmes le chant de mort du dernier ours polaire, une femelle qui mourut dans l'indifférence devant les caméras d'un zoo, pendant que notre petite chérie poussait son premier cri sur un lit d'hôpital vidéo-surveillé, et que les gens tout autour du monde défilaient au rythme de chants anti-Tego. Le nouveau droit fondamental à l'information offrait à Tego un accès aux enregistrements de vidéosurveillance, d'où il avait tiré ce montage singulier de sons. Je ne peux pas écouter les compositions de Tego sans devenir mélancolique."


Si la nouveauté technologique est – peut-être – source de nouvelles émotions (voire de pratiques impossibles auparavant, c'est l'enjeu de la nouvelle), elle a également eu un effet amoindrissant sur nos esprits, entre autres parce qu'elle a remplacé d'autres technologies – plus efficaces – d'expression de nos sentiments, comme la narratrice nous le signale en regardant dormir sa femme (pages 72-73) :

"Mon Tego pourrait enregistrer ses ronflements. La version plus récente, implantée, pourrait même la photographier ou la filmer. Mais cela ne saisirait rien de ce que je ressens maintenant. La peinture de portrait – si Tego pouvait maîtriser cette ancienne technique culturelle, il pourrait saisir certains de mes sentiments pour l'éternité. Reste-t-il seulement quelqu'un qui maîtrise la peinture de portrait ?"


Comme nous le suggère l'emploi (dans le texte anglais, mais la traduction a été assurée par Aiki Mira, donc c'est sûrement significatif) du pronom "il" ("he" donc) pour désigner le Tego, la technologie est presque devenue une personne à part entière, qui redouble chacun des membres de la famille – "L'Univers sans l'ours polaire", mais avec le Tego...


C'est une configuration semblable que décrit Carsten Schmitt (né en 1977) dans sa nouvelle "Wagners Stimme" / "Wagner's Voice" / "La Voix de Wagner", lauréate du DSFP 2021 (juste avant donc le triplé d'Aiki Mira en 2022, 2023 et 2024).


La Voix est le nom que le docteur Weinmann a donné (pages 85-86) à la manifestation sonore de l'IA qui a été chargé de simuler la personnalité de Jens Wagner, à partir de ses traces numériques (page 86), mais aussi de ses réactions émotionnelles à ces mêmes données (la séance des pages 81-83) :

"Nous avons nourri le système avec toutes les données que vous nous avez fournies : votre historique de recherches sur le net, vos réseaux sociaux, vos enregistrements personnels et vos photos, pour créer un modèle réaliste de votre personnalité. Le système apprendra le reste dans les mois et les semaines à venir."


L'idée est qu'un tel assistant mental devrait permettre au vieil homme de "rester Jens Wagner jusqu'à la fin" (page 86), affirmation que la nouvelle va bien sûr questionner en décrivant la lente déliquescence de Wagner, et l'impossibilité pour une IA, qui ne comprend peut-être même pas la notion d'identité, de compenser ce processus inéluctable (page 88) :

"Wagner ne se souvient pratiquement de rien. Tout ce qui arrive est neuf et doit être classé en plaisant ou déplaisant, bon ou mauvais. Pourtant, chaque jour, il attend quelque chose, que le trou en lui soit devenu si grand que la Voix ait des difficultés à le remplir."


La dernière scène – touchante – de la nouvelle (qui mérite clairement son prix) fait tout à la fois mentir le docteur Weinmann et nous interroger sur les supposés bienfaits de la préservation immuable d'une identité – l'être humain n'a-t-il pas aussi le droit de changer, y compris à la toute fin de sa vie ?


Chez Aiki Mira comme chez Carsten Schmitt, la technologie au centre de l'histoire (le Tego ou la Voix) est donnée d'emblée (et le ton est grave) ; chez Yvonne Tunnat, dans la nouvelle "Morsche Haut" / "Rotting Skin" / "Peau pourrissante", nous sommes en présence de ce que j'appelle un novum caché, dont le dévoilement est plus ou moins l'enjeu de l'histoire, au départ assez légère (page 91, on peut trouver ce type d'ambiance touristique notamment chez Agatha Christie) :

"Le garçon devait avoir environ deux ans, un âge auquel la plupart des gens sont seulement capables de bégayer bêtement. La dame devait avoir l'âge exact à partir duquel on est immensément cordial avec les inconnus. J'aurais bientôt cet âge, moi aussi.

"Un peu plus de moutarde ?" demande-t-elle, et je lève les yeux, parce qu'une telle question à neuf heures du matin m'a étonné. Elle parle au garçon. Il enfourne une pleine cuillère de moutarde dans sa bouche grande ouverte et ferme les yeux quand la pâte jaune disparaît derrière ses lèvres."


Evidemment, quand nous aurons compris, avec la narratrice, quel novum (classique, mais la question n'est pas là) est au coeur de l'oeuvre, tous ces détails comiques prendront un tout autre sens, plus grave – un mélange des genres intéressant, mais d'après moi, le texte souffre quelque peu d'être placé juste après ceux, plus profonds, d'Aiki Mira et de Carsten Schmitt.


Comme l'indique son titre ("A Series of Misfortunes" / "Une série d'infortunes"), le texte (écrit directement en anglais, si je ne m'abuse) de Juliane Honisch s'inscrit clairement dans cette veine comique qui surenchérit sur la fameuse loi de Murphy, et fait aller mal absolument tout ce qui peut aller mal dans un vaisseau spatial chargé de trouver une nouvelle Terre, à commencer bien sûr par la technologie (page 98) :

"Soixante-quatre imprimantes 3D qui tombent en panne en même temps ? Quelle probabilité ça avait d'arriver ?" demanda amèrement Erica."


Comme souvent avec les textes parodiques, la nouvelle n'est pas dépourvue de clichés (Erica et Miccela sont bavardes et intuitives, alors qu'Andras est taiseux et sans intuition), mais elle tire plus ou moins son épingle du jeu grâce à son ironique scène finale (pourtant très classique), tout en demeurant, là encore, en retrait par rapport aux textes d'Aiki Mira et de Carsten Schmitt.


Histoire de ne pas vous laisser sur une impression défavorable de la SF humoristique allemande, je vous suggère d'aller jeter un coup d'oeil au numéro 157, qui contient la nouvelle d'Uwe Hermann "Das Internet das Dinge" / "The Internet of Things" / "L'Internet des Objets", primée en 2018 au DSFP.


Toujours sur ce même thème du rapport parfois contrarié à la technologie, Uwe Hermann (né en 1961) met en scène des programmes informatiques assistant en coulisse leur humain, exactement comme Suzanne Palmer le faisait à la même époque dans "Joe 33%" (nouvelle recueillie dans La Vie secrète des robots), et avec le même type d'ironie (page 129) :

"De nos jours, les ustensiles de cuisine étaient souvent plus intelligents que les humains qui les maniaient, ce qui les conduisaient à cacher leur vrai potentiel. Après tout, personne ne souhaite que son réfrigérateur se montre plus intelligent que lui, ou passe des coups de fil de sa propre initiative."


La seule différence est qu'ici la collaboration n'est pas parfaite, obligeant les programmes concernés à redoubler d'astuce, avec tout de même un résultat aussi heureux que chez Suzanne Palmer, et surtout une vivacité dans la narration qui suffit à justifier le choix du jury pour ce DSFP 2018.


La conclusion de ce petit examen du numéro 159 d'Andromeda SF Magazin, ça serait donc, comme je le disais en introduction, qu'il y a clairement un gisement de textes passionnants en Allemagne, notamment parmi les scribes primé.e.s au DSFP, comme Uwe Hermann (2018 pour "Das Internet das Dinge"), Carsten Schmitt (2021 pour "Wagners Stimme") ou Aiki Mira (2022, 2023 et 2024, pour "Utopie27", "Die Grenze der Welt" et "Nicht von Dieser Welt") – j'ai déjà exprimé plusieurs fois ici, à propos des anthologies Arborescences ou Soleil.s, tout le bien que je pensais d'Aiki Mira.




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