La Dissonance de Shaun Hamill
Le pouvoir absolu...
L'élément-clé qui constitue une oeuvre littéraire, c'est probablement la volonté de nous proposer un parcours – forcément surprenant – à travers un paysage personnel sans cesse renouvelé (plutôt que la reproduction infinie d'un succès initial) : songez à Emilie Querbalec écrivant Les Chant de Nüying puis Les Sentiers de Recouvrance après Quitter les monts d'Automne (et non, ce n'est sans doute pas un hasard si elle a le même éditeur, Gilles Dumay, que Shaun Hamill).
Avec La Dissonance (ouvrage lu en service de presse), Shaun Hamill semble précisément avoir pris un malin plaisir à faire tout l'inverse de son précédent roman, Une cosmologie de monstres, sans jamais renoncer à scruter de près notre humaine nature, sous couvert de divertissement :
– alors qu'il s'était concentré sur une famille traditionnelle, unie par les liens du sang et du mariage, il nous parle maintenant d'une famille de coeur, une "bande" (page 591) unie seulement par des liens affectifs (voir Le Pacte de sang de Clément Bouhélier pour un slasher opposant classiquement ces deux types de familles) ;
– alors qu'il avait raconté son histoire dans l'ordre chronologique, et en adoptant principalement un seul point de vue, il alterne maintenant entre deux époques (1996-1999 dans 50 chapitres au passé simple, et 2019 dans 42 chapitres au présent), en suivant quatre points de vue distincts (Hal dans 24 chapitres, Athena dans 30, Owen dans 12 et Erin dans 26, je reparlerai bien sûr de ces personnages) ;
– alors qu'il suivait l'émergence au long cours, dans la vie de ses protagonistes, d'un phénomène fantastique emblématisé par la couleur orange, il se consacre maintenant au rapport que ses personnages entretiennent avec un type de magie, marqué lui par la couleur jaune-vert (voyez les citations plus bas, et notez qu'Aurélien Police, une fois de plus, a admirablement saisi ce changement d'ambiance, tant thématique que chromatique, dans sa couverture).
Au vu de cette description sommaire, deux idées (contradictoires ?) devraient vous venir à l'esprit (elles sont en tout cas venues très logiquement à ceux de CélineDanaé, Gillossen, Gromovar, Lucie Lesourd, Rami Ungart, Sometimes a book ou Stéphanie Chaptal pour la première et de Rami Ungart ou Tachan pour la deuxième) :
– Shaun Hamill lorgne (avec succès, vu l'empathie qu'on ressent pour ses personnages) du côté du Ca de Stephen King, dont il réécrit d'ailleurs, me semble-t-il, la scène la plus controversée, sur un mode beaucoup moins sexiste et beaucoup plus humoristique (voir la mésaventure de Hal et Erin à Déoth) ;
– Shaun Hamill reprend les codes du roman de fantasy initiatique à la Harry Potter (sans doute plutôt à la Terremer), dont la période 1996-1999 suit peu ou prou les étapes dans ses 5 parties (la découverte de la magie, le tournoi magique à la Dragon Ball, la première mission, la dernière mission, le duel final).
A mon humble avis, aucune de ces deux idées ne saisit totalement l'essence de La Dissonance, qui est avant tout, comme tout récit de fantasy qui se respecte suivant Stephen King, une fable sur le pouvoir, en sus d'être un roman de plage idéal – ainsi s'éclairent selon moi certains des choix faits par Shaun Hamill, où d'autres ont pu voir des défauts (j'y reviendrai).
Qui dit fantasy dit système de magie, et celui mis en place par Shaun Hamill me semble d'entrée annoncer la couleur (jaune-vert donc), et pointer vers le caractère fondamentalement délétère du pouvoir – voir à titre d'exemple cette réflexion fugitive d'Erin, page 227 :
"Elle sentit l'humidité sur ses joues, goûta les larmes alors qu'elles s'accumulaient aux coins de sa bouche. Elle prit une inspiration, absorbant sa peine, et décida que cette histoire de Dissonance craignait. Tout n'était qu'affaire de détresse et de souffrance. Pire on se sentait, meilleur on était. A quoi bon se torturer de cette manière ? Elle irait au bout du tournoi aujourd'hui, parce qu'elle était arrivée à ce stade de la compétition, et qu'elle avait pris un engagement. Après, elle annoncerait aux autres qu'elle laissait tomber. Ils pouvaient se le garder, leur triste merdier. Elle ferait des choses positives pour elle. Elle trouverait la voie du bonheur."
Evidemment, au moins depuis Robert Howard (le film Conan le barbare est d'ailleurs cité par Hal pages 58 ou 131), c'est un procédé classique d'introduire de l'horrifique dans la fantasy (encore faut-il le faire aussi bien que Laurent Mantese dans La Sonde et la Taille, publié par le même éditeur) ; mais Shaun Hamill pousse tout de même très loin la chose, jugez-en :
– "les Taiseux" (nommés page 354 ou 552, mais aperçus par Owen page 49) semblent tout droit sortis de l'Hellraiser de Clive Barker (Stéphanie Chaptal ne me contredirait pas);
– le culte que "les Scarifiés" (page 322) vouent au "Temple de la Douleur" (une source de pouvoir dont les liens avec la Dissonance ne sont pas très nets) évoque très fortement le Gritche mis en scène par Dan Simmons dans Hypérion.
Avec ce caractère fondamentalement inquiétant (pour rester poli), l'autre trait marquant du système de magie mis en place par Shaun Hamill est son caractère naturel, donc sa facilité d'apprentissage – voyez par exemple l'impression d'Erin (encore elle) devant un grimoire écrit en dissonant (page 77) :
"C'était un volume mince, comme un recueil de poésie, avec une reliure en tissu vert usé. Il n'y avait aucun titre sur le dos, mais un symbole doré en relief figurait sur la couverture : un truc noueux tout en branches et en angles aigus, le genre de progéniture qu'on pouvait attendre d'un accouplement entre la lettre A et un arbre. Ca semblait familier, Erin eut le sentiment de quelque chose qu'elle aurait dû reconnaître."
Même si cette facilité est exploitée pour mettre en scène l'imprudence des apprenti.e.s (en sus des Tommyknockers de King, on pense évidemment au dessin animé Fantasia, d'ailleurs cité page 530), elle n'est pas, selon moi, qu'une simple commodité scénaristique (comme le pense Gromovar) ou une simple indication métaphorique (il est facile d'être malheureux), elle touche à quelque chose de beaucoup plus profond.
Réfléchissez : même si ça peut être dangereux quand on agit sans réfléchir, quelle nécessité y a-t-il de s'encombrer d'un mentor quelconque quand on peut apprendre, par un mécanisme de trial and error (essai-erreur), des indications d'un grimoire autant que des expériences de ses pairs ?
J'en parlais en chroniquant La Sorcière de lune : l'idée même d'empowerement semble incompatible avec celle d'apprentissage classique (par mentorat), raison pour laquelle dans le roman de Marlon James, Sogolon apprend d'un personnage amnésique – une figure de maître ignorant tel que Jacques Rancière la décrit en s'inspirant de Jacotot.
Shaun Hamill ne va sans doute pas aussi loin, mais il critique clairement le pouvoir exercé par un professeur sur ses pupilles, et pose ouvertement une question qui n'était qu'en germe dans une oeuvre comme Harry Potter : le très manipulateur Dumbledore vaut-il vraiment mieux au fond que l'affreux Voldemort ?
(Question d'autant plus intéressante à mon sens que l'autrice dumbledorienne d'Harry Potter a récemment affiché une transphobie voldemortelle, sans doute en germe elle aussi dans le personnage de Rita Skeeter, mais ceci est une autre histoire.)
... corrompt absolument
Comme toujours chez Shaun Hamill (dont le setup-payoff est impeccable, soyez prévenu.e, la moindre scène, si insignifiante soit-elle, en annonce une autre), cette critique du mentorat est amorcée dès la page 59, par une scène anodine mettant en scène un professeur des plus ordinaires – sauf qu'il n'a aucun respect pour les objets culturels :
"Il retourna et posa son livre ouvert sur son bureau. Athena grimaça. Sa mère faisait tout le temps ça avec les livres de poche, au risque d'abîmer leur dos. Elle en avait mal pour le livre."
Evidemment, si vous n'êtes pas une Athena dans l'âme, vous allez trouver que je surinterprète ; mais plus vous avancerez dans votre lecture de La Dissonance, et plus vous vous rendrez compte que ce thème de l'abus de pouvoir des mentors monte en puissance – je me contenterai juste d'une autre citation, révélatrice mais pas susceptible de vous gâcher votre plaisir de lecture (page 175, où vous découvrirez aussi le nom, très lovecraftien, du professeur, clin d'oeil remarqué avant moi par CélineDanaé) :
"Les mots tombèrent sur Hal comme une couche de neige. Il étudiait avec Marsh depuis un an maintenant, et le vieil homme ne se montrait pas avare de conseils. Mais les conseils en question se révélaient souvent à double tranchant. Chaque maxime, chaque vérité prononcée par Marsh semblait faire du monde un endroit plus petit, plus cruel, plus sombre."
Avec le savoir et le pouvoir (les deux étant indissolublement liés chez Shaun Hamill, voir page 505) vient certes un sentiment d'intimité avec l'univers (enfin compris), mais aussi un sentiment de supériorité qui peut mener aux pires excès (la fameuse hubris des Grecs) – la magie est aussi addictive et toxique qu'une drogue, ce que confirmeront amplement des scènes telles que celle-ci (pages 532-533) :
"Quand ils sont prêts, Athena saisit une valisette noire posée sur le siège du passager et l'ouvre. Owen s'attend à ce qu'elle en sorte un pistolet, mais c'est un genre d'injecteur, qu'elle charge avec le contenu d'une fiole pleine d'un liquide vert. Puis elle le presse contre son bras gauche et appuie sur la détente. L'injecteur produit un bruit sec alors que l'aiguille perce la peau et qu'elle ferme les yeux.
"Ca va ?" ne peut s'empêcher de demander Owen.
Quand Athena rouvre les yeux, ils brillent d'une lueur jaune-vert. Ses lèvres se relèvent sur ses dents en ce qui pourrait être aussi bien un sourire qu'une grimace."
De ses événements les plus minimes jusqu'aux plus cruciaux, La Dissonance semble précisément explorer toutes les formes que peut prendre ce sentiment infondé de supériorité, à commencer par le rejet des êtres à la marge comme Hal (qui tire sa force du Temple de la Douleur déjà évoqué et non de la magie dissonante stricto sensu, j'en reparlerai) – voir le dialogue page 218 :
"– Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
– C'est ma faute, dit Garrett. C'est une soirée pour dissonants, les accidents bizarres n'y ont pas leur place. J'ai voulu me montrer généreux et inclusif, mais je m'aperçois maintenant que ç'a été une erreur. File, d'accord ? Tu as sans doute eu ton compte de situations embarrassantes pour la journée."
Pire, ce sentiment de supériorité (miroir de celui de l'humanité) s'accompagne d'une tendance (très humaine là aussi) à s'arroger un droit de vie et de mort sur les créatures dissonantes non-humaines (mais à trop parler de ce point, voisin de la nouvelle "Avenue du Cyclope" de Harlan Ellison, je risque de déflorer l'intrigue) – et même si dans le monde dissonant il n'y a rien de comparable à la sixième extinction de masse, la nature y manifeste tout autant sa colère quand les limites sont dépassées, ici sur un mode hitchcockien (page 40) :
"Le ciel, jusque-là violet foncé, se transforme en une masse vive et battante de gris et de blancs qui percute et traverse la fenêtre dans une explosion plumeuse, un déluge d'ailes, de becs et de serres, une légion de gloussements et de cris furieux."
Dans ces conditions (éminemment similaires aux nôtres), se désintoxiquer du pouvoir devient une nécessité vitale non seulement pour les personnages, mais pour l'univers tout entier ; si à leur manière les personnages d'Athena et Erin affrontent aussi la question, je vais surtout m'attarder ici sur le personnage de Hal, en partant de la place (marginale) qu'il occupe dans la bande de 4 (ou plutôt de 3 + 1) initiale.
Comme je l'ai déjà évoqué ici (par exemple à propos de L'OEil de Polyphème de Serge Lehman, qui s'écarte quelque peu du schéma), il existe précisément, dans les mythologies indo-européennes, si l'on suit les analyses de Dumézil affinées par les Sauzeau, 3 + 1 "fonctions" (ou images du pouvoir), qui se retrouvent assez bien chez Shaun Hamill :
– comme son prénom le suggère, Athena est du côté de la sagesse, et les marques symboliques qu'elle reçoit (pages 87 ou 544) en font une figure de prêtresse / législatrice ;
– comme le tournoi le démontrera (et même si elle apprécie tout autant les sorts de protection, comme un tank de jeu vidéo), Erin est plutôt une figure de combattante (ce que Marsh reconnaît d'ailleurs page 266) ;
– comme son "savoir-faire avec la nature" (page 205) le démontre, Peter est une figure d'agriculteur / producteur (de façon significative, c'est aussi un personnage qui n'a pas accès à la polyphonie, parce qu'il en constitue au fond le centre absent, avec Philip) ;
– quant à Hal, qui a un prénom de machine dysfonctionnelle et se présente lui même comme "l'andouille de service" (page 315), c'est clairement une figure de filou (oui, c'est là où je voulais en venir).
J'en ai déjà parlé ici aussi, par exemple à propos de La Vie secrète des robots : contrairement aux 3 figures duméziliennes classiques, le trickster est bien plus une incarnation du contre-pouvoir et du désordre que du pouvoir et de l'ordre (comme dirait Léo Ferré, il est "l'ordre moins le pouvoir").
Dit autrement, Hal (comme ses amies) possède dès le départ toute la désinvolture qu'il lui faut pour se dégager du pouvoir ; encore lui faut-il savoir appliquer ladite désinvolture aux sujets qui le méritent (le pouvoir, justement), et l'épargner aux autres (l'amour) – il lui faudra un roman entier pour ça, même si Hal manifeste dès la page 93 un talent certain en la matière face à une entité surnaturelle :
"Ici, c'est moi qui fais les règles. Je décide comment tu péris, l'ordre dans lequel ton corps te lâche.
"Fais-toi plaisir, mon pote", dit Hal d'une voix qui se voulait agacée, comme s'il s'ennuyait. Il ne pouvait pas obliger cette chose à le relâcher, mais à défaut, il saurait se contenter de lui casser les couilles."
Tout ne sera pas pour autant rose en fin de parcours (et de roman), loin de là – j'aurais donc plutôt tendance à être d'accord avec Stéphanie Chaptal et Shaun Hamill lui-même (page 615) qu'avec le Nocher des livres, qui trouve la fin un peu "trop douce" (tout en ayant apprécié le roman) :
"Quelques points noirs demeurent dans ce tableau idyllique."
Sans entrer dans les détails, toujours pour ne pas déflorer l'intrigue, remarquons juste que le dernier chapitre du roman, raconté du point de vue d'Athéna, en arrive au fond à la même conclusion que ces films politiques qui adoptent une narration horrifique (Les Chiens d'Alain Jessua ou The Land of Hope de Sono Sion) : l'horreur ne s'éteint jamais vraiment, elle est toujours prête à renaître (ici, il y aura toujours quelqu'un pour courir après le pouvoir).
Au final, avec La Dissonance, Shaun Hamill confirme ce qu'il avait prouvé avec Une cosmologie de monstres : il est un de ces auteurs capables non seulement de nous raconter des histoires divertissantes dans un genre donné de l'imaginaire, mais aussi d'utiliser les motifs inhérents à ce genre pour nous faire réfléchir sur la nature humaine – un auteur décidément à suivre de près.
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