samedi 28 juin 2025

L'ombre et la conque

Noon – Le Désert des cieux [3] de Laure & Laurent Kloetzer & Nicolas Fructus


En écrivant la trilogie du palais, le premier (mais pas forcément dernier) cycle des aventures de Noon, qui se conclut avec Le Désert des cieux (ouvrage lu en service de presse), les Kloetzer entendaient visiblement nous faire retrouver un certain plaisir de lecture, ce que leur association (forcément fructueuse) avec Nicolas Fructus trahit également (je vais un peu insister sur ce point, d'autant que dans mes chroniques précédentes de Noon du soleil noir et de Noon – La Première et la dernière je n'ai probablement pas assez salué le rôle fertile de l'illustration).


Ce plaisir de lecture est évidemment le miroir d'un plaisir d'écriture, celui de rédiger, comme le faisait Fritz Leiber, les aventures d'un sorcier (Noon) et d'un épéiste (Yors) quasiment au fil de la plume, quitte à découvrir lieux en personnages en même temps que ses protagonistes – une méthode qui n'empêche pas, à mon avis, une certaine cohérence à l'arrivée (même s'il y a de rares scories, comme cette hésitation sur le nom d'un personnage, Caedwick, pages 195, 197, 209 et 275, ou Caedwhich, page 261, on va dire que c'est un trouble engendré par le passage dans le monde du soleil noir).


Ce plaisir de la découverte est précisément celui que Nicolas Fructus est chargé de porter à incandescence, en matérialisant, au détour d'une page, une des scènes marquantes évoquées dans le récit ; en fait, on a parfois l'impression, notamment dans les chapitres où l'illustration se fait vignette, que les Kloetzer (un peu comme le Breton de Nadja ou de L'Amour fou) écrivent en ayant en tête les endroits que Nicolas Fructus va pouvoir enluminer – par exemple (page 149, je signale la présence du dessin avec un #) :

"Cordélia a ce geste de la main qui dit : une minute et rejoint Noon sous le toit éventré, près du gouffre. Il pointe un bâtiment, dehors.

"Cet ensemble rond à colonnes, là-bas.

#

La salle des ambassades, murmure Cordélia.

Quand a-t-il été construit ?

Il est récent. La dynastie précédente.

L'architecte était un imbécile. Il écrase un noeud essentiel, ça se voit. Il faut le détruire tout de suite."


Ce bâtiment sera décrit plus en détails par Yors page 205, mais en attendant, c'est Nicolas Fructus qui le matérialise pour nous, soulignant l'effet comique sans nous gâcher la révélation de Noon (sur le dessin, nous ne pouvons bien sûr pas voir ce que lui y voit) – mais aussi attirant notre attention sur un des thèmes essentiels du roman, celui des coulisses du monde (une bonne partie de l'histoire se déroule dans les souterrains sous la ville, et je ne parle même pas du fameux monde sous le soleil noir, matérialisé par des italiques, ou de l'espace onirique des demeures du crépuscule, marqué lui par un rétrécissement des paragraphes).


Il n'y a probablement pas en effet de plaisir de lecture sans que, derrière les aventures trépidantes, se cache une réflexion profonde, par exemple sur "les nécessités du pouvoir" (page 244) – comme je le signalais en chroniquant récemment La Dissonance de Shaun Hamill, la critique du pouvoir est probablement la grande affaire de la fantasy, qu'elle soit "urban", "heroic" ou, comme ici, de type "sword and sorcery" (Florian Besson ne me contredirait pas).


Noon – Le Désert des cieux est particulièrement frappant de ce point de vue-là, dans la mesure où, si l'on met de côté le narrateur (Yors), le dramatis personae se concentre essentiellement sur quatre figures de pouvoir (Noon, Meg, Cordélia, Edmund), opposables deux à deux suivant des traits simples (homme / femme, novice / expert.e, indépendant.e / rattaché.e au palais), mais surtout représentant chacun.e une conception différente du monde.


Noon, c'est l'équivalent kloetzérien du Chrestomanci de Diana Wynne Jones (un sorcier élégant et puissant chargé de maintenir un certain équilibre entre les mondes) ou de l'équipe super-héroïque The Authority telle que l'ont décrite Warren Ellis & Bryan Hitch (une force d'intervention qui place la morale au-dessus des intérêts étatiques) ; comme le souligne le passage suivant (page 394), Noon est avant tout guidé par une certaine éthique (qui s'impose même aux dieux) :

"Peut-être que ces mots n'atteignent pas Noon. L'oeil d'or se moque bien du trône. S'il se préoccupe de justice, il s'agit d'une justice bien au-delà de nos vies."


Meg, la servante, disciple et/ou associée de Noon (Le Désert des cieux est en partie dédié à l'élucidation de son statut, notamment via ces passages en italiques où, à la première personne, elle s'adresse à Yors, qui devient alors un narrateur à la deuxième personne), c'est à première vue un avatar du Magicien d'Oz de Baum, donc du pouvoir reposant largement sur une illusion de puissance plus que sur une puissance bien réelle (voir "l'ombre" et "la conque" de la page 90) ; mais c'est surtout, au fond, un pouvoir né de la simple nécessité de survivre (page 87) :

"Elle a toujours eu trop de frères et soeurs, trop de cousins, trop de parents aux mains lourdes. Les siens l'ont poussée dehors pour qu'elle se débrouille et qu'elle contribue à la pitance des plus petits, par n'importe quel moyen, il faut bien vivre.

Des moyens, Meg en a. La ruse, la mauvaise foi, le sens des opportunités, la méchanceté quand il faut. Meg cogne, griffe, arrache, se bat, ne renonce jamais même si elle doit parfois payer cher."


Le personnage de Cordélia Notaras (dont le prénom vient tout droit du Roi Lear de Shakespeare, influence repérée avant moi par Gromovar), c'est le contrepoint tout à la fois de Noon et de Meg ; comme le montrera son entretien avec le Suzerain Ademi V Kistocercès page 415, elle incarne ici le palais, donc le pouvoir installé, qui fera tout pour se maintenir inchangé, sans se soucier des (immorales) conséquences (page 342) :

"Bien sûr, elle n'a pas elle-même porté la lame dans son flanc, mais elle sait que ses doigts à elle, s'ils n'ont pas touché l'arme, ont au moins guidé le porteur. Enfin, ce qui est fait est fait. On a renoué ce qui fut dénoué, les vieux murs tiendront debout quelques décennies de plus et les institutions sont préservées, sans même savoir qu'elles ont été en danger. Ca fait longtemps qu'elle a abandonné les discours intérieurs entre la fin et les moyens."


Enfin, comme son prénom le suggère (souvenez-vous, dans Le Roi Lear, Edmond Gloucester est une de ces figures d'ambitieux malfaisants tels que Shakespeare sait nous les peindre), Edmund Caven est, exactement comme Cordélia, du genre à se soucier plus de la fin que des moyens, mais sa fin est lui est parfaitement égoïste (son ascension sociale), ce qui ne l'empêchera pas d'en venir à regretter ses actes (je cite la page 354 en raison de son évidente parenté avec une des scènes les plus célèbres du Macbeth de Shakespeare) :

"Edmund se lave les mains à l'eau froide, interminablement, sans parvenir à chasser l'impression lourde et ténébreuse que le sommeil lui a laissée. Il lui semble que l'eau de la bassine est sombre, sale et épaisse comme si on l'avait tirée des fonds boueux du Hlal."


Le dernier mot de ce passage indique ce qui est peut-être la cinquième figure de pouvoir du roman (après tout, la chambre d'or est un pentagone, même si elle est conçue pour accueillir quatre personnes), à savoir le fleuve, auquel chacun des quatre personnages que je viens d'évoquer sera confronté à un moment ou à un autre du roman ; le fleuve est en quelque sorte l'incarnation de la nature immuable chargée de rappeler leur petitesse intrinsèque aux humains en proie à l'hubris (page 283) :

"C'est un fleuve. Il se moque bien de nos affaires. Ses habitants ne vivent pas dans le même temps que nous."


Ce rôle de grand égalisateur du Hlal est probablement renforcé par sa commune nature fluviale avec le "Styx" (page 276) et "l'Achéron" (page 381), la mort étant évidemment le seul "palais" (page 281) à ne pouvoir jamais s'effondrer ; par ailleurs le fleuve est également associé à un autre appel à l'humilité, le mantra baroque bien connu suivant lequel la vie est un songe (présent notamment dans la pièce éponyme de Calderon mais aussi dans La Tempête de Shakespeare, encore lui), voir page 391 :

"Il dit que, bien sûr, nos rêves nous appartiennent, mais qu'ils sont portés par des vents invisibles nés des mouvements de la lune et des étoiles et qu'ainsi, tous en même temps et inconscients les uns des autres, nous sommes traversés par les mêmes impressions étranges, toutes formées dans la grande mer circulaire qui entoure le monde, car le rêve, c'est admis, est fait d'une matière très proche de l'eau."


La nature, la mort, le rêve : autant de limites (incarnées donc dans un seul être, le fleuve) qui s'imposent tout autant aux humains qu'aux dieux, car si les cieux évoqués dans le titre du roman sont un désert, c'est probablement parce que les dieux, dans le monde des Kloetzer, marchent parmi nous, ou du moins dans des espaces qui nous sont accessibles sous certaines conditions – en décrivant un tel monde de dieux sans dieux, la trilogie du palais serait donc, en quelque sorte, de la fantasy nietzschéenne, mais je surinterprète, bien sûr...


Quel que soit le limon d'interprétation que, tel un fleuve en crue, on y dépose, les berges de Noon – Le Désert des cieux restent infiniment fréquentables, en raison de toutes les joliesses qu'y ont plantées les Kloetzer, avec la complicité paysagère de Nicolas Fructus.





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