dimanche 8 juin 2025

Notre jour viendra

Défense d'extinction de Ray Nayler


Certains livres sont indispensables non seulement pour tout.e passionné.e d'imaginaire qui se respecte, mais aussi, simplement, pour tout être humain – c'est le cas de Défense d'extinction de Ray Nayler (novella lue en service de presse), qui mérite amplement les qualificatifs figurant en quatrième de couverture, "époustouflant et déchirant", tout autant d'ailleurs que l'appellation de philofiction.


Cette affirmation ne vous surprendra évidemment pas si vous accordez un tant soit peu de crédit au flair (bientôt légendaire ?) de blogueurs comme L'Epaule d'Orion (le premier zélateur francophone de Ray Nayler, et également son traducteur inspiré sur Défense d'extinction), d'anthologistes comme les 42 (qui ont composé l'excellent recueil Protectorats) ou d'éditeurs comme Le Bélial' (qui a déjà publié Protectorats et le non moins excellent roman La Montagne dans la mer).


Développons un peu : si les poumons de la science-fiction (ce qui la constitue en tant que genre) respirent au rythme du novum (ici la possibilité, typique tout autant de l'univers de Ray Nayler que du transhumanisme, de copier le "connectome" d'un individu et de le transférer dans un corps quelconque, voir page 49), son coeur bat la chamade de l'altérité (que le récit choisisse de "la dominer", de "l'utiliser" ou, au contraire, de la respecter – une alternative posée notamment page 58 de Défense d'extinction).


Dit autrement, avec les mots de Maurice Renard, un des premiers à avoir réfléchi sur le genre (comme Serge Lehman aime avec raison à le rappeler), mettre en avant une "merveille" scientifique n'a de sens que si cela nous conduit au bout du compte à abdiquer notre "anthropocentrisme" – donc à obtenir, in fine, une meilleure compréhension du monde.


Dans Défense d'extinction, le personnage de Sviatoslav ressent précisément un tel sentiment d'élargissement de sa pensée en usant d'une forme (ludique ?) de technologie, qui n'est pas au centre de la novella, mais qui remplit donc le même rôle de dépaysement que le transfert de connectome (on est toujours page 58, avec, comme dans La Montagne dans la mer, un éloge des connexions horizontales, d'égal à égal, plutôt que des verticales, ce que la suite du passage, non reprise ici, explicite, dans la lignée de Deleuze & Guattari) :

"Son père considérait le drone qu'il pilotait comme un simple jouet. Mais à ses yeux, il était bien plus que cela. L'engin lui permettait de s'affranchir des limites de son corps, de contempler son environnement d'un autre point de vue. Il se voyait lui-même et ses semblables tels qu'ils étaient : minuscules, intégrés dans un monde beaucoup plus vaste, et qui n'était lui-même que le fragment de quelque chose d'immense."


Vu la subtilité de la novella, ce n'est sans doute pas un hasard si la vocation du personnage de Damira (sorte de Jane Goodall ou Dian Fossey des pachydermes) s'est décidée avec un jouet offert par son oncle maternel, un cousin du drone de Sviatoslav donc (page 32 ; comme le présent l'indique, on est dans la mémoire de Damira, et pas dans l'histoire, contée elle au passé simple, de façon parfaitement linéaire, et parfaitement claire selon moi, contrairement à ce que laissent sous-entendre DCF ou Laird Fumble) :

"C'est étrange, comme une existence se crée à partir de ces infimes détails. Comment un adulte peut-il avoir un tel impact sur le chemin que suit un enfant ? Il fait un cadeau sans savoir quelles possibilités il ouvrira, quels potentiels il révélera. Peut-être que le premier présent n'est que le fruit du hasard – l'objet qui est disponible, le seul qui reste au magasin, ou simplement ce qui attire l'attention, ce qui se distingue pour une raison inconnue et anodine. Et à partir de là, ça devient un jeu pour lui : dénicher quelque chose en rapport avec les éléphants pour la petite fille qui attend son retour."


A cette façon de mettre en avant un souvenir et d'en faire après coup le déclencheur d'un destin, vous aurez peut-être deviné que, dans Défense d'extinction, Ray Nayler reconduit, à travers autant le personnage de Damira (ou plutôt de son connectome, transféré dans un corps de mammouth) que celui de Sviatoslav (qui cherche à préserver les souvenirs de sa mère décédée), un de ses thèmes fétiches, la plasticité de la mémoire à des fins d'harmonisation interne (page 124) :

"Nous venons de notre propre passé. Nous nous élevons à partir de nos souvenirs, et une fois que nous avons suffisamment de souvenirs sur lesquels nous appuyer, nous avançons avec leur soutien, attirés par l'avenir qu'ils nous permettent d'imaginer. Nous sommes continuellement façonnés par notre passé, et nous le remodelons sans fin."


Cette reconfiguration permanente de la mémoire de Damira, sous l'effet de son nouveau corps (en raison notamment des possibilités offertes par "l'organe de Jacobson" des pages 11 et 35, autrement dit l'organe voméronasal), c'est précisément le signal d'un "apprivoisement" de l'altérité, comparable à celui par lequel les humains se rapprochent des Vlhanis dans l'univers d'Adam-Troy Castro (La Marche funèbre des marionnettes, Les Fils enchevêtrés des marionnettes, La Guerre des marionnettes) – et aussi, au passage, la preuve que le transhumanisme est une impasse idéologique (puisque un esprit ne peut se perpétuer à l'identique d'un corps à l'autre, voir aussi L'Automate de Nuremberg de Thomas Day sur le sujet).


Si cette "altération" de Damira (ou plutôt de son connectome) – cette hybridation si vous voulez – est autant nécessaire au projet du docteur (fou ?) Almas Aslanov, c'est bien parce que d'autres humains ont si parfaitement exterminé les pachydermes que la résurrection des mammouths par le génie génétique (excuse classique des capitalistes pour la sixième extinction de masse en cours) ne parvient pas à produire des individus viables, pour une raison au fond simple et logique, mais impensée par les désextinctionnistes (déclaration d'Aslanov à Damira, page 52) :

"Vous êtes le seul esprit qui existe, sous quelque forme, à connaître la culture des éléphants. L'ultime individu en liberté a disparu voilà plus d'un demi-siècle. Nos mères porteuses vivent en captivité, comme tous les pachydermes qu'elles côtoient. La culture propre à l'éléphant sauvage est morte ici-bas, sauf en un lieu : votre mémoire."


Ce xénocide tout autant physique que mental (culturel) rapproche bien évidemment Défense d'extinction du Poisson poison de Ned Beauman, qui avait choisi l'humour pour traiter le sujet, là où Ray Nayler – ou plutôt le personnage de Damira – manifeste, comme le Dragon de Thomas Day ou L'Architecte de la vengeance de Tochi Onyebuchi, une certaine colère devant l'indifférence des hommes (page 29, avec forcément un troublant écho ukrainien) :

"A Moscou, la vie continue comme si de rien n'était. Comme si des dizaines de milliers d'éléphants ne mouraient pas. Comme si le rhinocéros n'était pas déjà presque éteint, ne survivant que dans des éprouvettes et des zoos. Les Moscovites boivent des cafés occidentaux de luxe trois fois plus chers qu'en Occident et déambulent, le visage vide, sur les pavés de Stary Arbat, perdus dans les flux de développement personnel. Les gens sont convaincus que, quel que soit le problème, cela ne peut pas les toucher. Ils sont certains que quelqu'un d'autre s'en chargera, à supposer seulement qu'ils y pensent."


La colère est d'autant plus forte que le massacre n'a au fond aucun sens (à part celui de conforter une certaine idéologie, j'en reparle tout de suite), comme le personnage de Vladimir le remarque ouvertement page 129, mais aussi, plus subtilement, page 137, en convoquant des souvenirs du Désert des Tartares de Buzzati (oui, Défense d'extinction est de ce niveau) :

"Vladimir leva les yeux vers Anthony, toujours à faire le planton telle une sentinelle sur les remparts d'une ancienne forteresse, surveillant l'horizon. Il attendait le combat – il le voulait. Il en avait besoin."


Un peu dans la lignée de Carol Adams, qui démontrait à quel point machisme et carnivorité étaient imbriqués dans notre (triste) société, Ray Nayler suggère, sans avoir l'air d'y toucher, que cette "capacité de détruire sans avoir besoin de le faire", juste "par pur excès", donc par hubris (page 118), est intimement liée à la structure patriarcale (et capitaliste) du monde (ce n'est sans doute pas un hasard non plus si Ray Nayler dédie Défense d'extinction à sa femme et à sa fille) :

– après le décès de sa mère (géographe), c'est son père qui entraîne Sviatoslav (dont on suit le point de vue dans 4,5 chapitres sur 18) dans le milieu des braconniers (tous des mâles) ;

– c'est en suivant son mari Anthony, chasseur et multimillionnaire (dont le point de vue sera fugitivement utilisé dans le chapitre 4, soit 0,5 chapitre sur 18), que Vladimir (dont nous suivons le point de vue dans 6,5 chapitres sur 18) se retrouve dans la réserve d'Aslanov (le rapprochement de ces deux patronymes m'évoque celui de Vladimir Arséniev, l'auteur de Dersou Ouzala, un récit de taïga dont Akira Kurosawa a tiré le film qu'on sait, mais je surinterprète sans doute) ;

– enfin, la société des mammouths, où s'insère Damira (dont on suit le point de vue dans 6,5 chapitres sur 18), est fondamentalement matriarcale et pacifique (et je le rappelle, sa vocation lui vient de son oncle maternel).


Ray Nayler n'esquive pas le paradoxe que la collision entre ces 3 lignes narratives engendre presque inévitablement, à savoir l'incompatibilité profonde entre une certaine harmonie naturelle (pour le dire vite et mal) et le niveau de violence qui peut être requis pour la préserver – plutôt que de déflorer l'intrigue, je citerai à titre d'exemple cette déclaration d'un des anciens compagnons de lutte de Damira (page 14, 16 ou 110) :

"Notre jour viendra, et les cadavres des braconniers qui ont fait ça seront éparpillés sur les rives de l'Ewaso Ng'iro, eux et les mouches qui les couvriront."


"Notre jour viendra" : ce mantra, qui se répète page 14, 15, 16, 110 ou 143, peut être vu autant comme une menace (une promesse de revanche des animaux sur l'humain) que comme un analogue de ces autres mantras, pleins d'espoir eux, "demain il fera jour" du Trou de José Giovanni (magistralement porté à l'écran par Jacques Becker) ou du "Un jour viendra" d'Aragon (poème mis en musique par Jean Ferrat).


Même ténue, et noyée dans un flot de "mélancolie" (pour reprendre un terme fort justement mis en avant par Laird Fumble ou Yossarian), il existe donc bel et bien, dans Défense d'extinction, une alternative à l'extermination réciproque, une cohabitation pacifique qui passe précisément par cet apprivoisement de l'altérité dont je parlais plus haut (mais pas forcément sous cette forme hybridée).


Voici bien des années de cela, un auteur latin, Térence, énonçait une maxime qui allait devenir cruciale pour l'humanisme naissant : "je suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger". 

Des ouvrages (post-humanistes au sens de Donna Haraway et Karen Barad) comme Défense d'extinction semblent au contraire suggérer (et c'est bien pour ça qu'ils sont indispensables) qu'aujourd'hui, la grandeur de l'homme, ça serait plutôt qu'il soit capable d'enfin affirmer : "je suis homme, et rien d'animal ne m'est étranger."





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