mercredi 16 juillet 2025

Densité du vide

The Thing – Une phénoménologie de l'horreur de Dylan Trigg


Il est sans doute encore un peu tôt pour savoir si, avec The Thing (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), Dylan Trigg a fait date dans l'histoire de la philosophie, en refondant la phénoménologie pour la débarrasser de tout anthropocentrisme, mais une chose est sûre : il a d'ores et déjà proposé des réflexions importantes pour les littératures de l'imaginaire (et le cinéma de genre), pour au moins quatre raisons – que je vais exposer avant d'entrer plus avant dans le détail de sa pensée.


D'abord, suivant Istvan Cscicsery-Ronay (le meilleur théoricien du genre selon moi) et (implicitement) suivant Dylan Trigg, la science-fiction, pour fournir à ses lecteurs et lectrices le sense of wonder qui est sa raison d'être, met en scène des objets empreints soit d'une "horreur du cosmos" (page 18), autrement dit de sublime (au sens de Kant ou de Burke), soit d'une "horreur du corps" (page 18), autrement dit de grotesque (au sens de Bakhtine ou Harpham) ; et même si Istvan Csicsery-Ronay souligne la difficulté qu'il y a, souvent, à départager ces deux modalités esthétiques, il n'affirme pas haut et fort, comme le fait Dylan Trigg, qu'elles sont fondamentalement unes et indivisibles – première raison.


Ensuite, suivant Maurice Renard (le premier vrai théoricien du genre, sous le nom de merveilleux scientifique), la science-fiction a pour vocation première de nous faire abdiquer notre anthropocentrisme (une vocation que la science-fiction contemporaine embrasse pleinement selon moi, contrairement à certains textes de l'âge d'or) ; or cette affirmation peut paraître gratuite si l'on ne signale pas, comme le fait Dylan Trigg, qu'autant l'horreur du cosmos que l'horreur du corps sont fondamentalement inhumaines – deuxième raison.


Cette inhumanité fondamentale de l'effet produit par les objets science-fictifs (et ceux du fantastique, qui repose quasi-exclusivement sur le grotesque) semble pourtant en contradiction avec la façon même dont est défini cet effet ; ainsi, suivant Kant, le sublime découle d'un jugement de l'entendement humain, et suivant Joël Malrieu (le meilleur théoricien du fantastique selon moi), la structure constitutive du grotesque serait la rencontre entre un personnage et un phénomène perçu comme perturbant : de fait, cette contradiction théorique est bien plus large, elle impacte la phénoménologie toute entière (suivant Quentin Meillassoux, j'y reviendrai), et c'est précisément ce problème que cherche à résoudre la "phénoménologie inhumaine" (page 12) promue par Dylan Trigg – troisième raison.


Enfin (c'est la quatrième et dernière raison), même si la légitimation du genre n'est pas du tout le propos de Dylan Trigg, il découle de ses analyses, autant théoriques que pratiques, qu'une partie de la réalité ne peut être approchée que par le biais d'objets réels tels que la météorite ALH84001 (chapitre I) mais aussi et surtout d'objets fictifs mis en scène dans des oeuvres littéraires (Lovecraft) et cinématographiques (Roy Ward Baker, John Carpenter, David Cronenberg, Andreï Tarkovski et d'autres) relevant de la science-fiction et/ou du fantastique (notez que, réels ou fictifs, tous ces objets vont fonctionner comme des indices et non des symboles ou des icônes, pour utiliser la fameuse distinction de Peirce).


Au vu de la façon (volontairement un peu floue pour l'instant) dont je formule ce dernier point, sans parler du fait que Dylan Trigg convoque Schelling (chapitre IV) ou Schopenhauer (Conclusion), et qu'il se réfère fugitivement à l'opposition (faite par Werner Herzog, page 31) entre "lecture hyperbolique" ou "ecstatique" et lecture "factuelle", vous pourriez penser que The Thing reconduit une énième fois ce que Jean-Marie Schaeffer (dans L'Art de l'âge moderne) appelle "la théorie spéculative de l'art".


En réalité Dylan Trigg n'adhère pas vraiment à l'idée d'une "connaissance extatique" par l'art (science-fictif ou fantastique) d'une réalité – une vérité – "cachée" et inaccessible à la science (contrairement à la réalité "apparente"), et ce pour plusieurs raisons :

– il n'y a pas de double réalité (donc de dualisme ontologique) chez Dylan Trigg, juste deux modes d'accès différents à une même réalité (une division "expérientielle" donc, voir page 86-87), ce qui va devenir clair une fois que je serai rentré dans le détail de The Thing ;

– ce sont plutôt les personnages des fictions artistiques qui expérimentent, la plupart du temps dans leur propre corps, cette manière de "connaissance extatique", pas nous, qui n'y avons accès que par empathie avec eux ;

– Dylan Trigg suggère toutefois (en s'inspirant du premier Lévinas, j'en reparlerai) que nous pouvons peut-être acquérir cette "connaissance" par des expériences non artistiques, comme l'insomnie (autre différence capitale avec la "théorie spéculative de l'art" donc).


Pour détailler le propos de Dylan Trigg, je vais procéder délibérément dans un ordre légèrement différent du sien, en commençant par la question (digne d'un kôan zen) posée en 1951 (et en tête du chapitre IV de The Thing) lors d'une conversation dans un bar entre philosophes : le soleil a-t-il existé avant qu'il y ait des hommes pour le percevoir ?


Evidemment, la réponse à cette question dépend du sens qu'on donne au verbe "exister", mais je pense que beaucoup de personnes (du moins, c'est mon cas, mais peut-être pas celui du Greg Egan de Distress) répondraient aujourd'hui par l'affirmative, comme le fit alors, en digne représentant de la philosophie analytique, Arthur Jules Ayer ; au contraire, Georges Bataille et le "jeune" Maurice Merleau-Ponty (dont Dylan Trigg va pourtant utiliser les écrits tardifs pour lui faire dire "oui"), étaient enclins à répondre négativement, comme l'aurait sans doute fait n'importe quel philosophe continental.


C'est que la "phénoménologie traditionnelle" (page 12), telle que fondée par Husserl, repose sur un principe fondamental, hérité de Descartes et Kant, que Quentin Meillassoux baptise le "corrélationnisme" (page 55), à savoir que nous ne pouvons expérimenter directement (connaître au sens de Kant, §29 de la Critique de la faculté de juger) et donc décrire (dire au sens de Wittgenstein) que "la corrélation entre pensée et être" (page 55) – d'où une limitation fondamentale (pages 55-56) :

"Suivant la critique formulée par Meillassoux, le corrélationnisme se heurte à deux problèmes, que l'on peut résumer par la formule suivante : le monde ne peut être pensé sans le sujet, et le sujet lui-même est inconcevable hors du monde."


Plus précisément, "le sujet personnel" (page 84) de la phénoménologie est toujours inscrit dans un espace – la Terre, vue (page 33) comme "une structure constitutive de notre expérience de la spatialité", suivant un fragment kantien de Husserl discuté dans le chapitre I – et un temps – le présent – qui entérinent "une vision narcissique du cosmos" (page 29).


Tout l'intérêt de la phénoménologie inhumaine de Dylan Trigg, c'est précisément de montrer qu'il existe, entre ce "sujet personnel" et "la matérialité du monde vécu" (page 84), quelque chose d'impersonnel, hors espace et hors temps (car renvoyant au temps d'avant la naissance ou d'après la mort), dont on ne peut faire l'expérience qu'indirectement (qu'on peut penser, mais pas connaître, dirait Kant ; qu'on peut montrer, mais pas dire, dirait Wittgenstein, mais aussi Dylan Trigg page 143, d'où le fameux "silence", pas si "mystique" que ça, de la page 146).


Cette chose, Dylan Trigg l'appelle "le corps prépersonnel" (page 84), et la décrit comme une sorte d'ombre superposée au corps personnel dont nous faisons quotidiennement l'expérience (page 86) :

"Mais en même temps, "mon" propre corps possède un double anonyme, appartenant à cette préhistoire anonyme et qui n'est pas "moi". Et ainsi, s'il est vrai que le corps prépersonnel est constitutif du moi personnel, il lui reste cependant inaccessible, étranger et invisible. De ce fait, il représente alors une menace latente. Car si le corps prépersonnel demeure caché à l'existence personnelle, comment pouvons-nous être sûrs que cette téléologie enfouie coïncide avec notre intentionnalité cognitive ?"


Ce corps prépersonnel (au centre du chapitre III), que Merleau-Ponty (et Dylan Trigg) avec lui, rebaptisera plus tard la chair (une apparente simplification du vocabulaire qui cache en fait, suivant moi, une abstraction trop poussée, la chair devant une manière d'éther, voir le chapitre IV), rien sans doute n'en donne une meilleure idée que ce bouillonnement indistinct de cellules qui agite le corps du scientifique mis en scène par Cronenberg d'après une histoire de Langelaan (page 99) :

"La Mouche met en scène le drame viscéral d'un homme en proie à l'aliénation existentielle, où le corps devient lieu d'une vie matérielle propre pulvérisant au passage le sentiment originel d'appartenance."


Le mode de manifestation privilégié de ce corps prépersonnel dans les fictions qu'analyse Dylan Trigg est en effet la possession (sous toutes ses formes, depuis l'échange de corps chez le Lovecraft de Dans l'abîme du temps jusqu'à la contamination virale chez le Carpenter du Prince des ténèbres), autrement dit l'irruption spectrale, chez le sujet personnel, non d'une vérité psychique occultée (comme chez Freud relisant Jentsch), mais bien d'une forme de vie impersonnelle.


Ce processus (à rapprocher selon moi des théories de Michael Gazzaniga sur Le Cerveau social et ses modules indépendants du module langagier chargé d'interpréter leurs actions), le chapitre II le décrit sous forme de cet "il y a" (page 60) cher au premier Lévinas, et prend pour exemple l'insomnie (page 65) :

"Une autre présence se glisse dans le corps insomniaque, et elle se sert de cette matérialité comme d'un écran où s'articule sa propre métaphysique anonyme. Le corps, tel qu'il est vécu – avec tous ses désirs et toutes ses angoisses – se retire à l'arrière-plan. Et à sa place, une "densité du vide" s'empare alors de l'insomniaque, qui réalise alors que son corps possède une réalité totalement indépendante de son expérience de sujet fini."


Ce dernier passage souligne également le côté cosmique du corps prépersonnel, qui a une parenté fondamentale avec le "cadavre" (page 48, citation de Hans Jonas), donc avec un univers "largement constitué d'espace inerte" (page 46), ce que la conclusion de The Thing (en forme de critique du film éponyme de Carpenter d'après Campbell) rappellera une fois de plus (page 163) :

"Dans notre phénoménologie inhumaine, nous avons traité la Terre non pas comme une planète dépeuplée devenue objet sous la loupe d'une géologie spéculative, mais plutôt comme une non-forme inhérente à la matière elle-même. Ainsi, parler de l'horreur du corps, c'est aussi parler de l'horreur du cosmos."


Ce parcours philosophique palpitant, que j'ai sommairement résumé ici, débouche me semble-t-il sur une question cruciale : quel place donner à l'inhumain dans notre vie, une fois que l'horreur (de l'insomnie ou de la fiction) nous en a fait prendre conscience ?


Certes, en récusant la lecture "incorrecte" et "obscure" (page 168) que David Abram fait de Merleau-Ponty, Dylan Trigg a pris soin de séparer son épistémologie inhumaine d'une éventuelle éthique (histoire de ne pas reconduire un autre péché mignon de la phénoménologie) – voir page 146 :

"Pour ces raisons, la chair de la chose n'invite pas le sujet humain à renouveler sa relation au monde et encore moins à cultiver une éthique environnementale illusoire face à un monde désacralisé."


Néanmoins, Dylan Trigg assimile aussi le corps prépersonnel / la chair au fameux "corps sans organes" (page 157) de Gilles Deleuze (parlant de Francis Bacon), CsO dont on sait la place éminemment politique qu'il tient dans ses écrits... Et le genre science-fictif, qui met en scène tant de corps prépersonnels, à commencer par l'océan Solaris de Tarkovski d'après Lem (film analysé page 66), a aussi une affinité constitutive avec l'utopie (même s'il a pu être mis au service d'idées réactionnaires).


Dans tous les cas, on l'a vu j'espère, The Thing accomplit à merveille ce qui devrait être l'ambition première de tout ouvrage philosophique : nous donner à réfléchir – Yves Calva ne me contredirait pas je pense.




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