mercredi 9 juillet 2025

Régie Publicitaire des Rêves

Le Novelliste 8 – Idées, idéaux, idéologies


Dévider l'idéal ?


La science-fiction, "littérature d'idées" (page 218), est-elle tout naturellement une littérature d'idéaux ?


Telle est la question posée par la huitième livraison du Novelliste, la revue (enfin, le mook) dirigée par Léo Dhayer, qui prévient d'entrée dans son éditorial (page 5) :

"Celles et ceux que cela dérange devront s'y faire : c'est le fait même d'avoir recours à l'imagination pour réinventer le monde, la vie et les gens, qui est politique. Que l'imaginaire serait triste s'il en allait autrement..."


Même si ce numéro (introduit par une citation de Vincent Gerber) contient au moins (pages 174-181) un essai théorique (de Joëlle Wintrebert) sur le sujet (datant il est vrai de 1977, donc valant plus à mon avis comme document d'une époque que comme outil critique, d'où d'ailleurs sa place dans un des pôles "historiques" de ce numéro), Léo Dhayer prévient aussi que le mode d'approche privilégié de cette grande question sera, comme toujours avec Le Novelliste, la fiction.


Comme toujours là encore avec Le Novelliste, ces fictions sont groupées en 4 grands pôles (ici de 4 textes chacun), enrichis d'articles de fond (que je ne chroniquerai pas) et entrecoupés d'historiettes (que je me contenterai de mentionner) ; petite spécificité de ce numéro 8, en remplacement du roman à suivre, il y a un cinquième pôle, historique, comprenant 6 nouvelles (écrites entre 1890 et 1895) d'Adeline Knapp, autant de fables sociales plus ou moins rattachables à l'imaginaire ("Le Malade" anticipe par exemple certains textes de Suzanne Palmer dans La Vie Secrète des robots).


Je m'attacherai surtout ici à rendre compte des 4 premiers pôles (dans chacune des 4 sections suivantes de ma chronique), mais je remarquerai quand même que l'atmosphère "idéologique" de ce numéro s'infiltre naturellement dans les historiettes entre les pôles, autant dans la manière de dictionnaire militant composé par Ketty Steward (mention spéciale à la spin-up) que dans les historiettes de Fabrice Schulmans (l'auteur des Délaissés, qui égratigne ici un certain Nole Ksum), voire dans la deuxième livraison de La Pompe à rêves (que Céline Maltère compose à partir des images, parfois iconoclastes, de Fernando Goncalvès-Félix) ou dans la section Comme une image (certains des textes composés par Benjamin Desmares, Marianne Desroziers, Grégoire Domenach ou Papillon sur une gravure de Shevek sont très ironiques).


Chacun de ces 4 pôles décline à sa manière la question au centre de ce numéro, qui est très francophone (seulement 3 fictions anglophones, toutes localisées dans le deuxième pôle, consacré, pour le dire vite, aux écrivains comme personnages) et très contemporain (si l'on excepte la plongée dans les années 1975-1980 faite dans le deuxième pôle, et le premier texte du troisième pôle, qui date de 1994, tous les textes sont du XXIe siècle).


Comme j'espère le montrer, ce numéro s'organise sans doute, au final, autour du concept de guerre des imaginaires (que j'évoquais ici notamment à propos des Philofictions d'Ariel Kyrou), autrement dit des rapports (compliqués) entre les fictions sécrétées (ou utilisées) par l'idéologie dominante (l'idéologie tout court si l'on adopte le vocabulaire post-marxiste de Paul Ricoeur) et celles chargées de nous libérer de toute aliénation (les utopies suivant le vocabulaire de Ricoeur, ou les contre-fictions suivant celui d'Yves Citton).


Jusqu'où jouer le jeu ?


A "jouer le jeu" (page 35) du système, qu'il soit bien portant ou en cours d'effondrement, ne risque-t-on pas de perdre gros, son identité voire sa vie ?


C'est me semble-t-il la question posée par les 4 textes de ce premier pôle, que Léo Dhayer a voulu consacrer à "l'individu confronté aux injonctions sociétale et soumis à la tentation de s'y soustraire... ou pas" (page 5), autrement dit au mécanisme d'aliénation (traditionnellement au coeur du genre fantastique suivant Joël Malrieux, mais ici illustré par des textes science-fictifs ou réalistes).


Particulièrement emblématique de cette problématique est le personnage de Rrose Sélavy (emprunté bien sûr à Marcel Duchamp et au Robert Desnos de Corps et biens) que Timothée Rey met en scène dans la novella magistrale qui ouvre ce pôle, "Combat superhéroïque de la Belle Haleine et du Marchand du Sel".


Comme l'héroïne du cultissime Paprika de Satoshi Kon (dont Timothée Rey rend à merveille à mon avis la folie visuelle, rien qu'avec des mots), Rrose Sélavy devient une manière de super-héroïne (la Belle Haleine) en pénétrant les rêves, mais (un peu comme le Superman de The Dark Knight Returns est à la botte de Lex Luthor) elle est au service des "pires raclures commerciales de notre époque" (page 38), à savoir la RPR, la Régie Publicitaire des Rêves (pages 14-15) :

"Au cours de sa pérégrination,la Belle-Haleine subperçoit en permanence les chuchotis cliquetants des algonirithmes – algortihmes oniriques – moulinant au sein des machines à la fois lointaines et omniprésentes, puisque reliées par le flux Hoffmann-Ndiaye à ceux qui, parmi la multitude des dormeurs, traversent une phase de sommeil paradoxal. Les réseaux d'IA-faibles détectent en temps réel les contenus et les émotions qu'ils suscitent pour s'y adapter... ou au contraire, tout dépend du contexte d'un rêve donné, adaptent brièvement lesdits contenus, images et mots, à ce que les annonceurs ont à vendre.

Une mécanique parfaitement huilée : tout est si fluide, si merveilleux au pays des rêves et des onirps, les publicités oniriques !"


Comme le Serge Lehman de La Brigade chimérique (et avec comme lui un penchant, heureusement contenu dans les limites du raisonnable, pour une pseudo-science du XXe siècle), Timothée Rey fusionne brillamment le courant principal de la science-fiction avec ce que Lehman appelle le courant P (pour pataphysique) et réinvente l'oniropunk de Satoshi Kon, sans oublier de réfléchir sur ce que Jonathan Crary appelait "le capitalisme à l'assaut du sommeil" (un des chefs de la RPR s'appelle Adam Friedman, mélange d'Adam Smith et de Milton Friedman donc) – magistral, je vous dis.


"Jouer le jeu" (page 35), l'expression prend tout son sens dans la nouvelle de Thomas Terraqué, qui met en scène "Onur, chessboxer", sorte d'équivalent du Czentovic de Stefan Zweig, et comme lui confronté à un Joueur d'échecs (enfin, de chessboxing) moins connu mais plus brillant que lui ; la différence est qu'Onur s'en rend compte, lui (page 46) :

"Son style à lui est prévisible et haché, tandis qu'Ali est, pour sa part, le plus beau représentant à venir de l'esprit du chessboxing. Pour lui, les gens se massent aux grilles de l'octogone, hurlent son nom et vibrent. Par sa faconde, Ali transmet un peu de son histoire mystérieuse, affirme son existence, livre la vérité de son être par une attaque double de Cavalier ou une série de jabs. Il signe la revanche du Sud sur le Nord. Il est celui qui – quoique il ne se soit jamais exprimé publiquement, car c'est son jeu qui parle pour lui – refuse l'hégémonie économique, revient en ses territoires familiaux, embrasse sa culture, trace une voie. Un héros en devenir."


Dans la vraie vie, les échecs ont plutôt servi (parfois malgré les joueurs) d'emblème politique à l'affrontement Est-Ouest (le célèbre match Fischer-Spassky) ; dans le monde alternatif (parfaitement réaliste à part ça) que Thomas Terraqué développe à partir d'une idée d'Enki Bilal (réellement mise en pratique, mais jamais poussée jusqu'au free fight), l'axe d'affrontement est plutôt Nord-Sud on le voit – mais l'essentiel est bien plutôt dans la délimitation du seuil au-delà duquel Onur ne va plus jouer, exactement comme dans La Solitude du coureur de fond de Tony Richardson d'après Alan Sillitoe.


Jouer même quand le jeu est fini, est-ce envisageable ? Par exemple, peut-on reconduire avec succès l'idéologie du développement personnel promue par le capitalisme (notamment pour nous changer en entrepreneurs de nous-mêmes, voir Happycratie d'Edgar Cabanes & Eva Illouz) dans le monde d'après l'effondrement économique ? Dit autrement : un simple bisou pourrait-il sauver les personnages de La Route ?


"Le Vote" de Phil Aubert de Molay est tout entier bâti sur cette question, ou plutôt cette tension entre pacifisme naïf et violence pragmatique, doublée d'une autre tension, purement textuelle elle, entre les explications du narrateur anonyme et les "poèmes" qu'il compose à l'aide d'un "générateur automatique de textes aléatoires" (page 52), poèmes qui ne sont peut-être pas plus cohérents au fond que son discours sirupeux (page 58) :

"C'est le moment ou jamais, j'ai foi en nos idées. Aussi pas question de sortir de sa belle boîte de sapin vernissé mon bon vieux superposé italien calibre 12 à double détente crosse en noyer gravée d'un superbe cerf. Fût une époque salutairement révolue où je surnommai cette arme "le dégommeur" qu'est-ce que j'ai pu être un sale con quand même. Mais à présent mon logiciel mental est révolutionnée : la douce, pieuse et restauratrice énergie kundalini par vibrations cosmiques me sauve. Et sera le salut du monde.

Accueil absorbant dans l'acclimatation des aidantes accolades d'adoption avec adoucisseur affirmatif pour l'agrandissement à tue-tête des attendrissements authentiquement augmentés !"


Le texte choisi par Léo Dhayer pour conclure ce pôle centré sur le jeu social, "L'Enfermement" de Léo Kennel (l'autrice inspirée de Wohlzarénine et Osgharibyan) est tout à la fois le plus réaliste, le plus sombre et le plus oulipien des trois – et non, ce n'est pas incompatible (voyez aussi "Histoire d'A" de Jean-Pierre Bours si vous rêvez de textes oulipiens et dérangeants).


J'en parlais ici à propos de l'essai de Claro sur Perec, le lipogramme (ou son envers, le monovoyelle) peut avoir pour fonction (cathartique) de transcrire une réalité fondamentalement intraduisible (car traumatique) ; c'est clairement le cas ici, où après une narration classique, et des passages surchargées en voyelles A, O, I, U (représentant chacune une catégorie de plats), un monovoyelle en E (donc un lipogramme en A, O, I, U, avec autant de liberté que dans Les Revenentes de Perec) sert à rendre les privations alimentaires que s'impose le personnage principal – ou plutôt que la société lui impose sans qu'elle en ait conscience (page 63) :

"Le verre des fenêtres reflète Thérèse, ventre senglé et fesses serrées dans l'ensemble de serge grège en vedette cet été. Blême, sévère, elle peste et pense "gresse en excès, sens fermeté" et se désespère. Elle se déteste, s'exècre. Elle se rêve mègre, et décrète de tester les "sveltesse express" et les emphés."


Réécrire la réalité ?


En mettant en scène "l'écrivain lui-même et son oeuvre devenant objet de fiction" (page 5), le deuxième pôle entend à l'évidence creuser la question de la consubstantialité entre littérature conjecturale et contestation (que j'évoquais en introduction, avec moins d'allitérations il est vrai, Timothée Rey a dû me contaminer) – à rapprocher de l'idée bien connue de Gaston Bachelard suivant laquelle imaginer, c'est toujours déformer une image existante (donc peut-être la réformer).


De fait, ce pôle me semble une exploration de toutes les manières par lesquelles les mondes alternatifs des fictions peuvent interagir avec la réalité – à commencer par la simple coexistence, comme dans la nouvelle de Lucy Sussex, "Les Mondes de Kay et Phil", qui imagine la rencontre entre deux architectes d'uchronies, la Katharine Burdekin de Swastika Night et le Philip K. Dick du Maître du Haut-Château (en cours d'écriture au début de la nouvelle).


Ici les scribes peuvent pénétrer, grâce à une "fenêtre" qu'ils dessinent, dans leurs univers de fiction respectifs, et ainsi réfléchir à ce qui les sépare, l'une de son confrère, l'autre de sa consoeur (on est plus stricto sens dans de la fantasy que dans de la SF donc) ; mais quoique ces incursions ne soient pas sans inquiétudes, les mondes fictifs restent au fond bien isolés du monde réel, précisément parce qu'ils ont été conçus pour servir de repoussoir (page 87, hommage à la lucidité de Katharine Burdekin) :

"Pourquoi ? lâcha-t-il enfin. Pourquoi avoir voulu que les nazis traitent les femmes de cette façon ? C'est... c'est horrible !

Mais pas si éloigné du sort qui fut celui des femmes à travers les siècles, déclara Kay. Et celui qui les attend sous le joug de ces nazis est déjà présent en germe dans leur textes. Quand j'ai écrit mon livre, je les pensais sincèrement capables d'exterminer les juifs, vous savez. Ensuite, leur régime se nourrissant de haine, il leur aurait fallu un autre ennemi. Pourquoi pas le plus ancien de tous ?

Comment ça ?"


Dans "'Le Labyrinthe Hardoon' de J. G. Ballard" de Maxim Jakubowski (qui fut, comme le dit la page 89, "un important acteur de la SF en France jusqu'à la fin des années quatre-vingt", ce qui anticipe sur le pôle suivant), les choses vont un peu plus loin, et la fiction (de Ballard) commence à déteindre sur la réalité – quitte à, peut-être, la réécrire, quoique de façon pas forcément politique.


En fait, à cause de l'emprunt – sans l'appareillage cyberpunk – au William Gibson du Neuromancien de la figure de la femme fatale (Emerelda Harding au lieu de Molly Millions) qui vient chercher le héros (Caldwell au lieu de Case) pour l'entraîner dans une forme de braquage sophistiqué (digne du Bookhunter de Jason Shiga), on pourrait songer qu'un autre monde va s'ouvrir au héros (comme dans Matrix mettons) – voyez ce passage (page 96) :

"Elle ne portait pas de chaussures dans sa chambre. Elle avait des pieds délicats. Ses cheveux étaient mouillés et bouclés juste après la douche. Quelqu'un a dit un jour qu'écrire sur la musique s'apparentait à danser sur l'architecture. Il ou elle avait tort sur les deux tableaux. J'aimais la musique et ne pouvais pas vivre sans elle ; la musique rendait la vie supportable. Quant à l'architecture, euh... Le paysage survolé par le drone ressemblait à un échiquier et dansait sous nos yeux, labyrinthe de piscines dispersées sur tout le domaine."


Toutefois, la référence assumée à Gibson nous fait également attendre l'équivalent de la célèbre phrase finale du Neuromancien, qui survient beaucoup plus vite que prévu (page 97, "Je ne revis jamais Emerelda Harding") ; comme dans tout polar métaphysique qui se respecte, le fil d'Ariane est donc précocement coupé, et l'histoire s'achemine habilement vers une fin similaire au Lost Highway de David Lynch, suggérant que, peut-être, elle n'a été rien d'autre que le reflet du malaise de son narrateur.


Ce thème de la réflexion – au sens spéculaire du terme – entre fictions et réalité me semble précisément au coeur de la nouvelle suivante, "Inonder le marché" de Joel Lane, seul texte de ce pôle à mettre en scène un écrivain imaginaire, Seth Marshall – peut-être un lointain cousin du protagoniste de La Part des ténèbres de King.


Tout l'intérêt de cet efficace récit fantastique tient précisément à la façon dont les nouveaux textes de Seth Marshall vont sembler se faire, de façon de plus en plus insistante, l'exact reflet des sentiments qui l'animent, comme si, ce coup-ci, la réalité (des idées plus que des faits) déteignait, de plus en plus fort, sur la fiction (page 102, le début de la série, histoire de ne pas trop déflorer l'intrigue) :

"Le roman n'était pas ce que nous espérions. Durant les années 1990, les éditeurs de polars utilisaient souvent un texte "à effet vieilli" sur leurs couvertures afin de donner l'impression d'une page endommagée. Nous aurions dû imprimer la totalité du livre dans ce type de police. Le lecteur se voyait infligé une impression formelle de perte du fait d'un récit fragmenté et déstructuré qui s'insinuait entre les genres – polar, horreur, érotisme – sans trouver sa voix propre. Les trous dans le scénario étaient comblés par des diatribes d'ultragauche inspirées lourdement de Sartre et d'Althusser. Le sujet, je suppose, était la crise d'identité d'un radical vieillissant. Mais le livre proprement dit évoquait plutôt les symptômes persistants d'une telle crise."


Cette idée de la littérature comme symptôme se retrouve dans le dernier texte de ce pôle, "L'Île des anamorphoses", qu'Emmanuel Brière Le Moan a composé dans le cadre du "Borges Projet" lancé par Jean-Philippe Toussaint (on ne sera donc pas surpris d'y retrouver, en plus de Jorge Luis lui-même, Adolfo Bioy [Casares] et Victoria Ocampo).


Parler de ce texte habile sans trop déflorer sa construction ou sa chute est difficile, aussi m'en tiendrai-je à la thématique des rapports entre fiction et réalité, qui prend ici un nouveau tour (plutôt apolitique à première vue, mais attendez un peu), celui du rapport de la fiction avec une réalité plus haute, toute platonicienne (suivant moi, on peut retrouver cette conception dans certains scénarios, pas vraiment apolitiques, de Serge Lehman, dont Véga et L'Esprit du 11 janvier) – je cite le texte dans le texte de la page 106, parfaitement clair sur ce point :

"Ses délires ne méritent pas votre attention. Ses craintes sont infondées. Il n'est pas en danger, contrairement à ce qu'il prétend. Il faut comprendre que cela relève d'un processus démonstratif semblable à l'anamorphose : la forme de ses pensées est structurée correctement, mais pour sa sécurité et la mienne, il doit les projeter sur une surface altérée qui est le monde ici-bas, afin de mieux suggérer le monde intelligible, le monde des idées, dont nous dépendons tous, toi aussi, aimable lecteur. Son récit projette et déforme non des faits mais des idées, en cela il s'agit d'une anamorphose mais conceptuelle, comprends-tu ?"


Affronter les fictions ?


Primitivement, le troisième pôle se propose de revenir sur "la controversée 'science-fiction politique à la française'" (page 5), autrement dit de rechercher ce qui, dans ces textes des années 1975-1980 (souvent publiés par Kesselring), a pu ouvrir la voie à ces "nouvelles générations de lecteurices et d'auteurices" contestataire évoquées (page 5) dans l'éditorial de Léo Dhayer (notez au passage que l'article de Daniel Walther de 1979-1984, reproduit pages 113-123, manque trop de recul pour être définitif sur la question, l'auteur le reconnaît d'ailleurs lui-même).


De façon significative, Léo Dhayer a choisi pour ce retour vers le passé quatre nouvelles qui, en opposition au rôle créateur – et potentiellement libérateur – de la fiction mis en exergue dans le pôle précédent, soulignent plutôt le rôle toxique des histoires – ou de l'Histoire – quand elles sont enrôlées par la classe dominante ; la référence en la matière (présente dans deux des quatre nouvelles), c'est bien sûr l'Orange mécanique d'Anthony Burgess (et de Stanley Kubrick pour la version filmique).


La première nouvelle du pôle, "La Mort des autres" de Jean-Pierre Andrevon & George W. Barlow, transpose précisément Orange mécanique dans le cadre du conflit israélo-palestinien, en nous décrivant, avant une septième "phase" de conclusion, six phases d'une même tentative de reprogrammation d'un terroriste palestinien (dont le point de vue, à la première personne et en italique, nous est donné dans la section centrale de chaque phase) par les services secrets israéliens (le dialogue en section finale de chaque phase) au moyen de petits "encéphalodrames" (page 137), à savoir d'enregistrements neuraux des "agonies" (page 132) de victimes du terrorisme (dont le point de vue, à la deuxième personne, nous est donné dans la section initiale de chaque phase, je cite ici la page 136) :

"Tu es mémoire, mémoire bloquée autour d'une série bien précise et toujours recommencée d'infinie souffrance. Et toujours l'acier froid fouaille ta gorge, et toujours les débris de ta voiture soufflée criblent ton corps, et toujours tes intestins déboulent hors de la caverne de ton ventre, et toujours tu te tords dans la fournaise du cinéma incendié, et toujours tu cabrioles sous l'impact des balles qui trouent ta chair, et toujours, toujours, l'écartèlement de la douleur, et toujours, toujours, l'effroi terrible de la mort en marche. Chuintement du couteau dans les cartilages de ta gorge, impact aigu de la grenaille, éventrement sourd et lent, peau qui grésille et fond sous la flamme, projectiles qui font éclater les organes, douleur, douleur. Tu es une mémoire de douleur."


Comme le montre cet extrait, le texte, à mon avis typique du style coulé (et poétique) de l'Andrevon de l'époque, se souvient des outrances du Boris Vian de J'irai cracher sur vos tombes, tout en annonçant peut-être le Thomas Day de Dragon ; il a également le mérite d'être beaucoup moins manichéen que ma description sommaire ne le laisse sous-entendre – notamment parce qu'il se demande si, à jouer ainsi avec le "mythe du Golem" (page 138), on produit vraiment un être assoiffé de vengeance ou, au contraire, un "Messie" (page 139) ?


L'influence d'Orange mécanique se retrouve également dans la troisième nouvelle de ce pôle (que je chronique donc maintenant, vu sa proximité thématique avec la première), "Venceremos" de Dominique Douay, où le gouvernement d'un état "a-policier" (la "réalité institutionnelle") charge des fonctionnaires (la "réalité technologique") de lancer des "sondes temporelles" dans le passé (la "réalité historique") afin d'en ramener des histoires propres à dissuader les "proles" (la "réalité sociologique", racontée sans signe de ponctuation) de se révolter contre le système – un processus plus efficace que les anciennes méthodes de maintien de l'ordre (page 159) :

"Avec l'Intérieur, ça ne finassait pas tant. Dès que l'indice 90 apparaissait sur l'écran, hop ! le représentant du ministère sous-vocalisait des ordres, transmis simultanément à toutes les unités, et la danse commençait. Pas question de laisser le niveau de mécontentement atteindre ou même approcher de trop près le seuil de l'émeute. Et en plus, ça permettait aux flics de se défouler à bon compte, sans trop de risques.

Mais le plan D repose sur d'autres bases ; sa réalisation ne doit, pour être pleinement efficace, intervenir qu'à l'extrême limite, au moment précis de la rupture, à la minute même où l'ordinat P.S.E. décidera, à la lecture des données qui parviennent des terminaux sensitifs disséminés dans toute la ville, que la concentration d'adrénaline dans les veines des proies est telle que l'incident le plus minuscule peut suffire à provoquer l'explosion."


Ici l'influence d'Orange mécanique se double me semble-t-il d'une référence au caustique Docteur Folamour (on reste chez Kubrick donc) ; mais comme le montre la chute (typique de ce que j'appelle les films d'horreur politique, tels que Les Chiens d'Alain Jessua ou The Land of Hope de Sono Sion), un plan D – évidente parodie du plan Orsec – peut toujours être suivi d'un autre, car le gouvernement n'en a jamais assez...


Dans la deuxième nouvelle – eutopique, elle – du pôle (non, je ne l'ai pas oubliée), "La Neuvième vie du chat" de Françoise d'Eaubonne, "pionnière de l'écoféminisme et de la science-fiction en France" suivant Léo Dhayer (page 141, et on veut bien le croire, vu qu'elle avait déjà vu – en 1978 – la nécessité d'une "agriculture biologique", page 143), il n'y a pas à première vue de fiction toxique à l'horizon, le texte baignant dans une ambiance de fête d'après la fin du capitalisme (et du patriarcat) qui annonce cette fois-ci me semble-t-il la Sabrina Calvo de Maraude(s).


Pourtant, même dans un monde (à la Brian K. Vaughan ?) définitivement débarrassé du "chromosome Y" (page 149) grâce à "l'ectogenèse" (page 141) et au "clonage" humains (page 145), il reste toujours, par exemple dans une anodine "mascotte" animale (page 144), de quoi faire resurgir le monde genré d'autrefois – et la nouvelle tourne finalement, elle aussi, à l'horreur politique, quoique de façon beaucoup plus feutrée que chez Douay (page 146, où une fillette et sa rectrice assistent à un discours officiel) :

"Est-ce qu'ils étaient faits comme ça, les Fécondateurs ?" demanda Ariane.

Elle désignait, le berçant comme une poupée, la fleur de fourrure découverte à l'envers du ventre de Blanc-Blanc.

"Oui, en beaucoup moins joli.

C'est enfin là que les Puritaines décrétèrent l'abolition de ces mêmes androcées...

On n'en finira donc jamais avec cette histoire !" dit une voix inconnue."


Enfin, dans la quatrième nouvelle du pôle (à la fois la plus courte et la plus subtile des quatre, le texte de Jean-Pierre Hubert suggérant plus qu'il ne montre), une fiction légendaire du passé (la "Loreley" éponyme, avec sans doute un clin d'oeil à Apollinaire), va s'inviter dans la lutte qu'un éco-terroriste mène contre l'installation de centrales nucléaires sur le Rhin – je cite la page 171, typique de cette intrusion intempestive du mythe (ou de la féerie) dans la froide réalité :

"Broussailles, ornières, chemins creux encombrés de troncs abattus, branches giflantes. Il se débattait avec une nature brusquement rebelle à la façon d'un prince charmant un peu paumé dans son univers de ronces séculaires.

Il reprit son souffle un instant, l'oreille aux aguets. Un vent sec passait dans la couronne des arbres avec un bruit de sécateur. Il n'avait jamais entendu ce genre de manifestation sonore. Un froid subit tomba sur ses épaules."


On le voit avec cet extrait, le texte explique en creux qu'il y a peut-être un point de non-retour avec la technologie faussement émancipatrice (ici, le nucléaire), un moment où elle est tellement devenue une seconde nature que tout retour en arrière en devient impossible – un constat hélas très actuel.


S'inventer une identité ?


La présentation que Léo Dhayer fait de ce quatrième pôle dans son éditorial ("l'individu et les choix qu'il peut faire face aux injonctions normatives de sociétés coercitives", page 5) laisse supposer un retour du thème de l'aliénation qui était au coeur du premier pôle ; mais ce retour ne s'effectue qu'au prisme de la thématique, abordée dans les deux pôles intermédiaires, du pouvoir, curatif ou toxique, des fictions (ce pôle est donc une manière de synthèse du numéro).


Plus précisément, ce quatrième pôle me semble s'attarder sur ces fictions intérieures qu'un individu s'adresse à lui-même (rêves, souvenirs ou fantaisies), afin d'examiner si elles reflètent son identité la plus profonde ou, au contraire, témoignent d'une aliénation collective (ça paraît obscur dit comme ça, mais vous allez voir, ça va s'éclaircir).


De fait, dans la novella de Pascal Malosse, "Le Mur des ombres", si certaines fictions "externes" vont à l'évidence jouer un rôle dans le destin du narrateur (notamment Crime et châtiment de Dostoïeveski, auteur figurant du reste dans sa bibliothèque, page 183, mais aussi à mon avis ce passage d'Homère où Ulysse descend aux Enfers), ce sont ses rêves, engendrés (peut-être) par le mur de Berlin, qui vont l'influencer le plus, notamment en débordant sur sa réalité (page 204) :

"Tout au long de mon adolescence, je l'ai observé grandir, s'élargir au prix de destructions dantesques, se muer en un serpent de gravier et de béton. Bientôt le monstre se mit à hanter mes nuits avec ses yeux-projecteurs, son corps grillagé, hérissé de lampadaires. La bête a avalé mon enfance, puis a vomi mes souvenirs sur des terrains abandonnés, laissant une crevasse obscure au milieu de mon cerveau, jamais comblée, où bouillonnent des pensées inavouables ; fragments de chairs et de pulsions. Le couloir de la mort traverse mon corps recroquevillé, fiévreux, sinuant entre mes omoplates et les couvertures sales.

Le monstre a enfanté les ombres, les figures squelettiques de mes rêves et de mes jours. Elles sont à la fois les rejetons et les esclaves du mur."


Pascal Malosse fait ici une nouvelle fois la preuve de l'efficacité de ce que je serais tenté d'appeler son fantastique concentrationnaire (car lié à une structure sociale totalitaire, voir les déportations fascistes dans Le Bagne de feu ou le couvre-feu soviétique dans La Nuit dans leurs yeux), en s'inspirant sans doute, tout autant que de la bien réelle "mauerkrankheit" (page 182), du travail de Charlotte Beradt sur les rêves dans l'Allemagne nazie, ici transposé après-guerre.


Deux autres nouvelles de ce pôle, la deuxième et la quatrième (que je chroniquerai donc avant la troisième), s'intéressent elles aux souvenirs, en tant qu'ils fondent notre identité, ou simplement notre existence – le cogito ergo sum de Descartes n'est jamais très loin dans ces deux textes.


Dans la deuxième nouvelle du pôle, "Emulsion" de Christophe Gauthier, la question de l'identité semble à première vue abordée en usant de l'écart (et de l'aliénation qu'il suppose) entre les mots prononcés et les pensées tues d'un "journaliste gonzo de référence" (page 215), Spector Phillips (allusion transparente à Phil Spector), passant dans une émission de télévision – voir page 212 :

"Spector se sent sale et débile. Il n'en revient pas de la passivité avec laquelle tout le monde accepte de se faire rouler à longueur de journée. Il se demande si les oeuvres qu'il a produite peuvent réellement exister dans un univers aussi consentant."


Peu à peu toutefois on comprend que c'est l'être même de Spector Phillips – et les "souvenirs" (page 216) qui le fondent – qui sont en jeu dans sa prestation ; "Emulsion" est en effet ce que j'appelle une histoire de SF à novum caché, dont le dévoilement est au coeur de l'intrigue (je n'en dirai donc rien de plus).


A l'inverse, dans la quatrième nouvelle, "L'Adulte qui rêvait d'être enfant" de Jonathan Grandin, le novum est posé d'entrée – "la vivification au stade adulte" (page 238), à savoir la naissance dans un "écloseur" (page 235) d'un enfant de 20 ans à l'identité forgée par une mémoire factice (page 236, notez que le nom de l'enfant, Kaen, sonne, de façon significative, comme Caïn, autre fauteur de troubles) :

"Mais ce sont mes partenaires ! s'insurgea Saraan. Du moins ceux que j'avais il y a un mois !

Evidemment, confirma Udal. Le passé de Kaen n'est qu'un amalgame de souvenirs vécus par les sept personnes qui lui ont donné la vie. Nous sommes ici tous les quatre pour nous assurer qu'ils ont gardé une cohérence logique en dépit de leur mélange aléatoire. Une opération de contrôle, si tu préfères, Saraan.

Vous voulez dire... que je n'ai jamais vécu ça ? hésita l'enfant en observant ces scènes joyeuses, parfois amoureuses, qui défilaient sur le mur devant lui.

Bien sûr que non. Comment le pourrais-tu, puisque tu viens de naître ?"


Le problème de ce procédé par rapport à l'antédiluvienne "croissance organique naturelle" (page 238), c'est bien sûr que le rejeton peut en venir, comme ici, à rejeter ces souvenirs comme aliénants, alors même qu'ils ont formé, malgré lui, sa personnalité – toute la nouvelle repose sur ce paradoxe, dont elle explore les conséquences.


J'ai laissé pour la fin la troisième nouvelle, "La Joie au ventre" d'Elga Bland, un des temps fort de ce pôle avec la novella de Pascal Malosse ; dans la droite lignée du Vidéodrome de Cronenberg, mais aussi du Serge Lehman de L'Art du vertige (et ses métaphores prise au pied de la lettre, ici "dévorer un livre"), elle imagine une planète (Jalyu, peut-être une déformation de J'ai lu) où, pour contourner un "décret anti-litt" (page 221) digne de Ray Bradbury, l'héroïne utilise, en plus de son "implant cortical" légal (page 220), un "lecteur entéro-neural" parfaitement illégal (page 220), et goûte ainsi – littéralement – au plaisir viscéral de la lecture (page 227) :

"Le neurotexte jaillit, rivière brûlante creusant un peu plus le sillon déjà tracé par les mots d'Ami dans chaque fibre de mon réseau neural. Sa griffe m'attrape, me tient ; joue avec moi en douceur tout en me laissant éprouver sa puissance. Sa langue de feu lèche les parois de mon être, une caresse intérieure que je cherche à retenir, encore.

Le chapitre déroule son vertige; mon corps chante à l'unisson et la fin arrive bien trop vite. Une dernière fulgurance poétique ; le plaisir monte, monte, dans un éblouissement de supernova. Mes sens échappent à tout contrôle... et l'explosion, divine, peut déchirer l'espace et le temps."


Ici donc le coeur du texte ce ne sont ni les rêves ni les souvenirs (quoique), mais bien ces images qu'on se crée à la lecture d'une oeuvre littéraire, qu'Elga Bland (s'inspirant peut-être des théories de Georges Molinié sur le "plaisir textuel", expression figurant page 228) choisit de localiser au ventre donc, créant au passage l'entéro-punk (notez aussi que la quête finale d'Ami peut évoquer tout à la fois Identification des schémas de Gibson et 20th Century Boys d'Urasawa, autant de références parfaitement digérées, haha, par l'autrice).


De Timothée Rey à Elga Bland en passant par Maxim Jakubowski, cette huitième livraison du Novelliste a aussi, on le voit, proposé des ramifications au cyberpunk, genre contestataire s'il en est ; surtout, une fois de plus, Léo Dhayer a fait la preuve de son habileté à réunir, autour d'un concept essentiel aux littératures de l'imaginaire (ici, les idéaux), une série de textes d'une qualité et d'une variété telles que quiconque y trouvera, fatalement, son compte.





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