mercredi 9 juillet 2025

Splendeur minérale

Les Champs de la Lune de Catherine Dufour


Idylle


"Elle se jugeait capable de rassembler en elle le charme des évocations colorées de la nature, l'élégance d'une expression à la fois souple et rigoureuse, et l'expression d'une philosophie de la fortune et du destin, dans laquelle se résumaient les inquiétudes et les désirs d'une époque difficile."


Le critique qui décrit aussi bien le travail magistral de Catherine Dufour dans Les Champs de la Lune, c'est Jacques Morel, mais il parlait en fait du genre de la pastorale, tel qu'il se pratiquait De Montaigne à Corneille (page 164) – et tel que Catherine Dufour le reprend, dans un univers futuriste qui est peut-être dans la continuité du Goût de l'immortalité et d'Outrage et rébellion (le "mandarin" de la page 181 ou le "chuangqi" des pages 219 et 237).


Pour être plus précis, et employer le vocabulaire de Mikhail Bakhtine (Esthétique et théorie du roman, page 367), Catherine Dufour livre un "roman-idylle", en assumant la parenté du genre avec l'utopie critique (j'en reparlerai en deuxième partie de chronique), sous la forme d'une "idylle des travaux champêtres et artisanaux" (dans une ferme lunaire) mais aussi d'une "idylle familiale" (les échanges de la narratrice, El-Jarline, avec des enfants comme Sileqi et Louge, voire Petit Paul, j'en reparlerai aussi, en troisième partie) plus que d'une (tardive mais bien là) "idylle amoureuse" (la "pastorale" proprement dite pour Bakhtine).


Paradoxalement (mais la même chose s'observait pour La Nuit du faune de Lucazeau), c'est en revendiquant (via une influence littéraire dont je reparle tout de suite) un genre aussi ancien que l'idylle/la pastorale que Catherine Dufour se montre des plus modernes, et nous livre (comme Soleil Vert l'a remarqué avant moi) une véritable fiction-panier à la Ursula K. Le Guin, où l'on va se passionner tout autant pour les chamailleries des plantes que pour celles des humains (page 122, excellent exemple du style "souple et rigoureux" de Catherine Dufour) :

"Un rossignol sur l'épaule gauche et un merle sur la tête, je rends visite à chaque brin d'herbe et je prends de ses nouvelles. Le jasmin et le chèvrefeuille ont recommencé leur lutte lente et féroce, les prunus pâlissent de pétales, c'est enfin le printemps de la ferme."


Comme souvent chez Catherine Dufour (c'est là sa différence avec Becky Chambers, qui pratique le même retour à l'idylle dans Psaume pour les recyclés sauvages, Nicolas Winter a aussi fait le rapprochement), il y a derrière le roman un autre texte, qui l'éclaire et lui permet de grandir sur un terreau différent (science-fictif ou fantastique) : c'étaient les Mémoires d'Hadrien pour Le Goût de l'immortalité, Please Kill Me pour Outrage et rébellion, Madame Bovary pour Au bal des absents ; là c'est La Ferme africaine (Soleil Vert l'a bien vu).


Après Marguerite Yourcenar ou Gustave Flaubert, Catherine Dufour s'inspire donc de Karen Blixen, une inspiration qui va bien au-delà des deux citations mentionnées dans les "références bibliographiques" (d'ailleurs incomplètes) de la page 285 – je vais m'attarder sur ces multiples clins d'oeil, parce qu'ils permettent me semble-t-il de mettre en lumière la spécificité du projet littéraire de Catherine Dufour.


D'abord, exactement comme Karen Blixen (La Ferme africaine, page 43), c'est la vie à la ferme qui va pousser El-Jarline à l'écriture, non en raison d'un besoin d'évasion, mais tout simplement pour que son employeur, la cité soulunaire de Mut, comprenne ce qu'elle raconte dans ses rapports (page 9) :

"Longtemps, les rapports de la ferme Lalande ont commencé par :

RFL 26/12/2324 – TI + 8 d° C – TE +123° C – TR 1.3 mSv/h – AS 237 20

Dernièrement, on m'a demandé d'"améliorer le confort de lecture des destinataires" de mes rapports. On m'a demandé de "télécharger une bibliothèque" et de m'en inspirer "pour rédiger davantage, en apportant un soin particulier à la contextualisation".

Trym m'a expliqué :

Tes rapports sont trop techniques. En plus, on n'y comprend rien si on n'a pas tout lu depuis le début. Miaou.

Ce chat est meilleur que moi en relationnel."


(Comme le Chroniqueur, je trouve cet incipit quelque peu proustien, mais il y perce aussi l'habituelle ironie de Catherine Dufour, d'où un mélange d'humeurs qui contribue fortement à donner au roman sa tonalité mélancolique, une ambiance relevée par presque toute la blogoSFère, CélineDanaé, le Dragon Galactique, Jean-Marc Laherrère, Laird Fumble, Lhisbei, le Maki, Sometimes a Book, Tachan et Nicolas Winter.)


Dans l'esprit d'El-Jarline, qui a connu le temps, aujourd'hui révolu, des "tournages lunaires" (page 50, avec une ambiance à la Outrage et rébellion), les mots d'autrui vont initier, exactement comme ce fut le cas pour les chats et les chiens augmentés, "une forme de lent dépliage mental" (page 181), qui va lui donner un certain recul sur son environnement (page 242) :

"Je suis nativement douée pour reconnaître les images et les sons. J'ai aussi les compétences techniques nécessaires pour conduire un écosystème vers son équilibre. Il est étrange que le seul fait d'avoir amendé avec des mots ce substrat simpliste ait fait éclore des images, qui ont engendré des sensations, des émotions et, enfin, des sentiments, ces émotions qui perdurent. Et ce dialogue avec moi-même qu'on nomme pensées.

Cette avalanche de mots m'a transfigurée, de sorte que je crois avoir assisté à une sédimentation, moi tenant le rôle de la plaine alluviale. C'est un rôle surprenant."


El-Jarline va ainsi se retrouver dans la même position d'observatrice "naïve" que les Persans de Montesquieu débarquant à Paris, ou qu'une neurodivergente cherchant à comprendre les neurotypiques (la comparaison, que Nicolas Winter fait aussi, est d'autant plus justifiée qu'El-Jarline se trouve des atomes crochus avec Sileqi, une fillette TSA-codée, voir page 78), ou encore, comme chez Karen Blixen, qu'une Danoise étudiant les moeurs des Kikuyus et des Masaïs (page 41) :

"A notre retour, les parents de Sileqi étaient allongés sur leur natte, en train de regarder les informations. Bien que ces gens soient, l'une technicienne énergétique, l'autre concepteur 4D, ils n'ont pas regardé les actualités des centrales énergétiques, ni celles des impression 4D. Ils se sont uniquement intéressés aux faits divers, une succession d'agressions gratuites et de relations sexuelles fautives qui m'a paru répétitive. Cet appétit pour la violence et la sexualité des autres est un goût courant chez les habitants de Mut, qu'aucun avantage évolutif n'explique."


Dystopie


Au-delà de ces étonnements ponctuels, ce qu'observe El-Jarline, c'est une société stratifiée, dont la hiérarchie va me semble-t-il être clarifiée par comparaison avec l'univers de Blixen, que Dufour transpose classe à classe plutôt que personnage à personnage (ceci dit, il y a des équivalences claires entre certains d'entre eux, par exemple entre les enfants sourds-muets Fendu-Feulié et Karomenja, entre les "parasites" Edna et Emmanuelson, ou entre les marins Reine-Constate et Knudsen, tous deux qualifiés de "vieil albatros" par leurs autrices, respectivement page 95 et page 52).


Plus précisément, dans le monde colonial décrit par Blixen (marqué, il faut bien le reconnaître, par un certain spécisme et, malgré son humanité, par un racisme ordinaire, très en deçà il est vrai de celui d'Hergé dans Tintin au Congo, mais l'époque est la même, les années 30), il y a grosso modo 3 grandes catégories d'êtres : les Blancs, les Noirs (qu'on emploie) et les animaux (qu'on chasse, du moins les lions).


Dans le monde (sou)lunaire décrit par Catherine Dufour, il y a 4 grandes catégories, mais elles correspondent bel et bien aux 3 de Blixen si l'on divise la première en deux : les citadins (de Mut ou de la Cité Franche, par exemple Sileqi et ses parents, mais aussi Reine-Constate et Fendu-Feulié) et les serviteurs des cités (comme El-Jarline), les animaux augmentés (qu'on emploie, comme Trym) et les robots fous (qu'on chasse).


Ainsi le chat parlant d'El-Jarline, Trym, occupe clairement à ses côtés la place (d'assistant) qu'un Farah (ou un Kamante) tenait auprès de Karen Blixen (tous deux en viennent d'ailleurs à parler avec leur maîtresse de Shakespeare, respectivement page 237 et pages 221-222).


Quant à l'équivalence entre animaux et robots fous, elle est assurée entre autres (voir aussi page 133) par la transposition (page 234) de ce passage de La Ferme africaineDenys Finch Hatton (mélangé au "félin" Berkeley Cole pour former Heiger chez Catherine Dufour) emmène voler Karen Blixen et découvre (page 208) un troupeau de buffles (devenus ici des forets mécaniques) :

"C'étaient des milliers de furets bougeant tous ensemble, comme une murmuration d'oiseaux. Je me suis demandé pourquoi je n'avais encore jamais vu un tel spectacle, et j'ai tout de suite compris : la surface de la Lune est couverte d'isolats, de cratères au mur sans failles, de vallées closes et de plateaux au falaises vertigineuses, autant d'endroits auxquels aucun chasseur n'accédera jamais."


El-Jarline ne va pas se contenter de signaler (page 150) l'absurdité d'une telle chasse aux robots fous (contre laquelle lutte d'ailleurs Heiger, qui est plus ici l'envers de Denys Finch Hatton que son reflet exact), elle va réfléchir sur les organisations sociales – et spatiales – impliquées par cette hiérarchie entre êtres, et surtout sur leur viabilité à long terme, par le prisme d'un des trois grands fléaux du roman, la fièvre aspic (l'épidémie partage ce rôle avec les minicolas, une espèce invasive, et la fissure de la cote 237).


Dans la deuxième partie du roman ("Voyage sur la Face cachée", qui n'a guère d'équivalent structurel chez Blixen, à part peut-être la note des pages 228-233, "Une expédition pendant la guerre"), El-Jarline va en effet se rendre à la Cité Franche, qui apparaît à première vue comme l'envers dystopique de Mut, sa ville de rattachement (page 175) :

"Tout, dans la Cité Franche, est décati et proche de tomber en poudre, puis revissé à la hâte et étayé de travers. L'hygiène est confiée à des déchettophiles, qui sont autant de robots fous. Ils filent entre vos jambes, vrombissent en essaims, et le seul moyen d'avancer est de leur donner des coups de pied. J'en suis arrivée à frapper des torchères, des passants, des drones de livraison et des surfs surchargés. Mes coups ne m'ont pas attiré d'ennuis : ici, tout le monde tabasse tout le monde. En revanche, je n'ai pas aperçu la moindre verdure, à part quelques paniers de sureaux nains qui voguaient sur les flots de brouillard."


En guise de compensation (symbolique ?) à cette violence omniprésente, les Francs-humains ne meurent pas de la fièvre aspic, alors que les citadins de Mut, plus pacifiques à première vue, si – et comme depuis au moins l'Icosaméron de Casanova (et ses accueillants vampires) nous sommes habitué.e.s à chercher l'envers caché des utopies (comme Mut), nous nous demandons, avec El-Jarline (et le Chien critique), s'il n'y a pas un lien quelconque entre les deux faits...


(Oui, il y a des éléments de thriller paranoïaque dans Les Champs de la Lune, mais ils n'affleurent qu'occasionnellement au premier plan, quoique suffisamment pour avoir inspiré à Yossarian un rapprochement avec Les Gens de la Lune de John Varley, et au Chroniqueur un parallèle avec Jack Barron et l'Eternité de Norman Spinrad, ce qui se discute évidemment).


Avenir


Au bout du compte toutefois, El-Jarline va renvoyer dos à dos les deux cités, pour une raison simple (et cette thématique est propre à Dufour, même si elle la développe à l'aide de Blixen) : tous deux maltraitent pareillement les enfants, alors qu'eux seuls sont l'avenir (du moins a priori, ils pourraient tout aussi bien devenir des adultes toxiques voir la réflexion d'El-jarlie page 166).


J'ai déjà évoqué la figure (lumineuse) de Sileqi (qui a dans Les Champs de la Lune à peu près le même rôle qu'Alice dans le Cellulaire de King), aussi je me contenterai d'une citation pour montrer à la fois combien elle est délaissée par son père et ignorée des autorités (page 110, El-Jarline commente une vidéo que lui a envoyée la fillette) :

"Mais ce qui me pose problème, c'est que son père n'apparaît pas une fois, même en arrière-plan. Il n'a pas pris soin de jeter un coup d'oeil à ce montage désastreux pour le rendre un peu plus propre, ni au nez de Sileqi pour le même résultat. Quant à elle, elle est maigre, sale et solitaire. Sa confusion ressemble à une maladie nerveuse, ou à une grande détresse morale. Je me permets de faire un autre signalement."


J'ai également mentionné Louge en passant, mais trop détailler son cas – pourtant emblématique – nuirait à votre future lecture, donc je me contenterai de signaler que le nom de la ferme où il se déroule, Wamai, est, sauf erreur de ma part, le seul patronyme que Catherine Dufour emprunte tel quel à La Ferme africaine, et que chez Karen Blixen, il ne désigne pas une ferme, mais un enfant mort.


Je citerai également un passage d'une histoire que Louge raconte, et dans laquelle bien sûr il se reconnaît (page 169) ; Catherine Dufour invente cette transaction judiciaire, et ses conséquences dévastatrices, à partir d'un passage de La Ferme africaine, page 132, mais chez elle l'humour initial tourne vite à la tragédie intime, celle d'un enfant séparé de force de sa nourrice électronique (l'équivalent dufourien de la vache de Blixen) :

"Il essayait de sourire, mais il avait les yeux gros de larmes. Pendant que tous ces imbéciles braillaient comme si ce robot n'était qu'un tas de boulons, comme si son départ ne faisait aucun mal ! Ils ont continué tous les deux à chanter ensemble, le gosse et sa yaya, en silence, au milieu des hurlements. Jusqu'à ce qu'on emmène le bot."


Cette attention portée par El-Jarline aux destin des enfants va culminer avec un des deux objets phares des Champs de la Lune (l'autre étant le globe de Sileqi), "un album de fleurs séchés et de clichés photographiques sur carton datés de 1903 à 1909" (page 261), qui retrace la vie d'un petit garçon n'ayant rien à voir avec celui rendu célèbre par Bastien Vivès (page 262) :

"Il court en tout sens, demande des comptes à la pluie, tire la queue du chat qui endure, s'accroche au cou du chien qui bave, se suspend aux moustaches, froisse les bonnets, démonte les chignons, éclate de rire et embrasse les joues qui se tendent. Il a la fougue d'une source fraîche qui déplie les pétales desséchés des vieux coeurs.

Petit Paul est au centre du keepsake. Petit Paul, c'est l'avenir et le présent. C'est la vie même."


Dans un autre passage (page 167), El-Jarline relie me semble-t-il le destin tragique des enfants humains à celui des graines non germées, suite à "la catastrophe" écologique ayant eu lieu "sur la Terre" (page 166, c'est la même extinction de masse qui nous guette et que nous ignorons superbement, ou plutôt dont nous hâtons la venue) :

"Il me semble que, là où Louge aperçoit les fantômes de ses amis, je commence à distinguer le spectre de toutes les plantes, de toutes les fleurs qui n'ont jamais pu pousser, des insectes qui n'ont pas éclos, des oiseaux qui n'ont pas volé. Cette allée fantasmatique que j'emprunte, fleurie d'images sauvages et éplorées, ce n'est pas une voie très plaisante. Mais c'est celle qui s'ouvre à moi."


Quiconque connaît un tant soit peu La Ferme africaine de Blixen sait vers quel destin se dirige ainsi El-Jarline, à force d'observations critiques (sans surprise, la quatrième et dernière partie des Champs de la Lune, "Que leur chute soit douce", sera une relecture de la troisième et dernière partie de La Ferme africaine, "Adieux") ; en revanche, chez Dufour, la portée de l'histoire sera bien plus grande, Heiger et El-Jarline en venant à juger l'humanité toute entière (page 282) :

"– Stirne attend que l'humanité prouve qu'elle est une espèce viable, capable de tendre collectivement vers un avenir. Pour l'instant, elle n'y est pas parvenue.

Et si elle n'y parvient jamais ? Si son avenir n'est qu'une chute dans sa propre violence, violence envers elle-même et envers son environnement, ce qui revient exactement au même ?

Alors, souhaitons-lui que sa chute soit longue."


Marguerite Duras aurait dit "que le monde aille à sa perte", mais l'idée est au fond la même, avec peut-être un peu plus de douceur chez Dufour, parce que s'il n'y a aucun espoir pour l'humanité, il y en a peut-être un pour les créatures du bas de la hiérarchie (page 281) : "les chiens, les chats et les robots pourraient réussir à bâtir une société cohérente et pacifique" (opposée donc tout autant à la cité de Mut qu'à la Cité Franche).


Que dire encore, pour conclure cette (trop longue) chronique, des Champs de la Lune ? Que le roman mérite amplement le prix Yves et Ada Rémy qu'il vient de recevoir ; et qu'il est clairement ce genre d'histoires géniales qu'il est presque superflu de chroniquer, pour une raison toute simple (page 233) :

"Sa beauté se suffit à elle-même, dans sa splendeur minérale que troublent seuls la pluie intermittente des météorites, le frisson des tremblements de Lune et le scintillement des nappes de minicolas."





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