mercredi 16 juillet 2025

Deconstructing Scott

Big Sur de Laurent Queyssi


Après un événement déstabilisant (ici, une "mauvaise nouvelle" médicale, page 11, doublée d'une "rencontre surprise", page 15, et triplée du "grand plongeon" de son éditeur, page 27), un homme rangé (ici, l'écrivain Scott Pulver) se trouve une "camarade de voyage" (page 94) beaucoup plus dégourdie que lui (ici, Anna Carlin, qui se présente page 57) et entreprend une traversée (plus ou moins sanglante) d'un pays plus mythique que réel (ici, l'Amérique culturelle de 1985, de New York à Big Sur).


Ainsi (sommairement) résumée, l'intrigue de la novella Big Sur de Laurent Queysi (pendant thématique de son roman Trystero, avec lequel elle forme une manière de diptyque de la création) trahit une évidente parenté avec autant le (peu connu) God Bless America de Bobcat Goldthwait (les scènes où Anna parle à Pulver des légendes entourant Charlie Parker ou Robert Johnson rappellent celle où Roxy vante les mérites d'Alice Cooper à Frank) que le (plus fameux) Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard (est-ce vraiment un hasard si le nom d'Anna Carlin rappelle autant celui d'Anna Karina ?) voire le Bonnie and Clyde d'Arthur Penn (sans la romance).


Il y a pourtant des différences majeures avec ces road movies (probablement dues à une autre influence, celle de ce Deconstructing Harry dont je me suis inspiré pour le titre de cette chronique), à commencer par le fait que Big Sur n'aborde pas frontalement la problématique de la guerre – ceci dit, exactement comme les slashers de George Romero ou de Tobe Hooper suivant Schuy R. Weishaar (Masters of the Grotesque, page 178), elle y fait allusion via les attaques groupées de zombies et de rats (coucou, Frank Herbert), sans parler de "la fusillade" de western de la page 114 (notez que ces deux cinéastes réapparaîtront au cours de ma chronique).


Une différence beaucoup plus fondamentale tient selon moi au rôle de l'humour (noir) ; s'il sert bel et bien à atténuer la tonalité fondamentalement sombre de l'oeuvre, ainsi qu'à signaler l'irruption dans l'intrigue d'un stéréotype culturel, il a aussi une troisième fonction dans Big Sur, à savoir (du moins au début) dissimuler le fait qu'il y a quelque chose d'anormal dans les ennuis de Pulver, et que sa réalité est peut-être en train de basculer irrémédiablement dans la fiction (fantastique).


Evidemment, au début, cette anormalité que l'humour nous dissimule est juste celle de la coïncidence improbable, voyez par exemple l'endroit exact où s'est écrasé son éditeur (page 27-28) :

"Scott comprit vite qu'il ne se relèverait jamais. Près du cadavre, dont le sang commençait à inonder le béton, un enfant de neuf ou dix ans restait bouche bée, sans ciller, complètement abasourdi par le choc. De sa main partait une laisse dont l'autre extrémité se perdait sous le corps sanguinolent du défunt."


"Neuf ans", c'est pile l'âge du propre fils de Pulver (page 36), donc cette saynète est moins anodine qu'il n'y paraît – et surtout parfaitement symptomatique de la façon dont, dans Big Sur, des histoires (pour la plupart fantastiques) vont croiser celles de Scott, sans que nous en connaissions les tenants et les aboutissants (l'enfant se remettra-t-il de la mort de son chien ?)


Ce croisement permanent de l'histoire de Scott avec d'autres histoires (inachevées), c'est bien sûr une conséquence inévitable de la structure picaresque de l'intrigue, en forme de road trip donc (JessieL ou le Nocher des Livres l'avaient remarqué bien avant moi) ; mais c'est aussi consubstantiel au monde de Big Sur, dans lequel la fiction (de Pulver ?) déteint sur la réalité, ou plutôt dans lequel, comme le disait Oscar Wilde, "la vie imite l'art" (pages 57-58) :

"– De toute façon, dit Anna, je préfère les romans de poche, ces histoires bon marché qui font peur, aux grand chefs-d'oeuvre de la littérature.

Ah bon ? Vraiment ?

Putain, mais ouais. Ils sont aussi tarés que la vie."


A titre d'exemple, je mentionnerai un autre exemple de ce surgissement dans la réalité de la fiction (ouvertement fantastique pour le coup, pour la première fois dans Big Sur), ce passage où, durant une conversation avec son beau-frère, qui est pourtant censé connaître "les moindres recoins de cette maison rénovée par ses soins, mais aussi la nature environnante" (page 42), Scott est le seul à remarquer une créature émergeant du marais (page 47) :

"A cent mètres de là, sa tête semblait culminer à hauteur d'un immeuble de trois ou quatre étages, et elle ne ressemblait à aucun animal ou être connu. Son visage allongé évoquait le plastique fondu ou une montre molle, mais d'une couleur verdâtre qui se confondait avec son environnement. Des tentacules partaient de ses pommettes et ondulaient doucement pour former comme une sorte de barbe mobile. Ses longs bras pendaient le long d'un corps filiforme, d'une extrême finesse, comme un agrégat de lianes, jusqu'à l'équivalent de ses genoux."


Là encore, ce clin d'oeil évident au Swamp Thing de Bernie Wrightson (revu par Salvador Dali) nous pousse à nous poser des tas de questions dont nous n'aurons pas vraiment les réponses, à commencer par la classique "Scott a-t-il eu une hallucination ?" mais aussi la suspicieuse "si le beau-frère de Scott vit seul près de ce marais, n'est-ce pas parce qu'il est en fait en couple avec cette créature ?" – les développements de cette amorce d'histoire sont innombrables, et d'une certaine façon, ils reflètent peut-être l'imagination créatrice de Scott.


Jusqu'à présent, pour chroniquer Big Sur, j'ai accumulé les références et joué au jeu des différences ; je pourrais certes continuer à l'infini (en invoquant par exemple La Part des ténèbres de King, et Romero au cinéma, ou en m'interrogeant sur la possible allusion à Kafka par le biais du "cafard" envoûtant de la page 37, ou encore en commentant la façon dont les pseudonymes de Scott, énoncés page 12, croisent des prénoms et des noms d'écrivains célèbres), mais ce serait manquer quelque chose d'essentiel : dans Big Sur, Laurent Queyssi joue bien plus avec des ambiances que des références.


C'est évident dans son usage des décors ; ainsi, la station-service avec les toilettes à l'extérieur qui sert de toile de fond à la scène des pages 58-66 (la septième d'une novella qui en comprend 18, si j'ai bien compté les images servant de séparateurs), nous l'avons rencontrée des milliers de fois (notamment dans les romans de Stephen King, peut-être la vraie référence de Big Sur), donc nous savons que, malgré son apparence anodine, elle peut être le théâtre d'événements inquiétants – et bingo (page 60) :

"Il s'enferma dans les toilettes, aussi sales qu'on pouvait s'y attendre, et pissa le café du motel. Lorsqu'il sortit, ce fut d'abord un râle qui attira son attention vers l'arrière de la station-service."


A l'inverse, nous savons également que pénétrer en plein Texas (ah, Tobe Hooper !) dans une maison de style gothique (ah, Alfred Hitchock !) habitée par des bouseux (ah, Lovecraft !) n'est pas forcément une bonne idée ; donc nos voyants d'alerte commencent à passer au rouge dès le début d'une des scènes les plus longues (pages 86- 105) et les plus réussies de la novella (page 87, avec peut-être aussi un clin d'oeil au Joe Dante de Neighbours) :

"Ils marchèrent jusqu'à la maison que Pulver lui avait montrée, une demeure alambiquée au toit gris, à la longue galerie collée à la façade et dont une pièce formait, sur la gauche, une avancée au sommet triangulaire. La poussière qu'ils soulevaient sur le chemin de terre piqua le nez d'Anna, qui éternua à plusieurs reprises."


Comme je le suggérais un peu plus haut, cette Amérique (quasi-mythique) où la fiction (fantastique) peut surgir à chaque coin de rue (ou plutôt à chaque "carrefour", voir page 77 et suivantes), c'est sans doute le produit de l'imagination fertile de Scott Pulver (qui se rend à Big Sur avec sa machine à écrire, une Olympia SM9 que n'aurait pas reniée Harlan Ellison), mais aussi de celle de tous les écrivains qui l'ont précédé, à commencer par Robert Howard, dont il va voir la maison page 85 :

"Il n'alla pas sonner. Être ici lui suffisait. Savoir qu'un grand auteur américain avait martyrisé sa machine à écrire pour créer des personnages inoubliables et des mondes fantastiques dans la chambre qu'il occupait ici le satisfaisait plus qu'il ne saurait l'exprimer.

Il ne traversa pas la route et contempla quelques instants cet endroit, preuve que tout était possible, d'où que l'on vienne, où que l'on soit, et que les monstres et les merveilles pouvaient surgir partout, pour peu qu'ils trouvent le bon canal."


Dans ce genre de passages, et d'autres que je ne citerai pas pour ne pas déflorer l'intrigue, Big Sur se révèle pour ce qu'elle est au fond : une ode sur le pouvoir consolateur de la fiction, seule capable d'enchanter la vie.


Au bout du compte, les petites saynètes que vit Scott ne sont pas que des "messages" (page 105, chanson de Bruce Springsteen) adressés à lui seul (et visant, comme dans tout récit fantastique qui se respecte suivant Joël Malrieux, à le faire se souvenir d'une part enfouie de lui-même), ils sont tout autant des signaux que Laurent Queyssi nous envoie, pour nous enjoindre de ne pas désespérer du monde – Stephen King n'est décidément pas loin, et Big Sur est définitivement une excellente novella.




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