lundi 27 octobre 2025

Demain, je peins

La Mécanique des ailes de Chloé Falcy


J'en parlais à propos des Veilleurs de nuit, certains romans aiment rassembler dans leur panier fictif des éléments en apparence contradictoires, tels que folie / raison ou passé / présent (mais aussi, ici, insecte / humain ou terre / ciel) ; c'est clairement le cas de La Mécanique des ailes de Chloé Falcy (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio) – ce n'est pas pour rien que dans sa postface Michel Thévoz qualifie l'autrice de "virtuose (...) de l'entre-deux" (page 220).


Evidemment, à prendre pour narrateur (non fiable ?) un avatar d'Eugen Gabritschevsky, dont la vie s'est partagée entre la biologie à l'Université de Columbia et la peinture à l'asile (après un épisode qu'on traiterait sans doute plus, aujourd'hui, comme un burn-out), Chloé Falcy ne pouvait que se retrouver à soulever des questions dignes du Michel Foucault de l'Histoire de la folie.


Rappelons que ce dernier soulignait par exemple, en opposition avec l'âge dit "classique", le rôle "positif" dévolu à la folie par la Renaissance, entre autres celui de modératrice d'une raison parfois incontrôlée (pour le dire vite et mal) – et voyez chez Chloé Falcy (page 189) cet aveu fait par un des collègues biologistes du narrateur :

"Nous sommes fous. Ce serait plus facile de faire comme eux. De ne jamais se pencher sur les grandes questions. Mais le monde a besoin de nous. Pour comprendre sa mécanique. Comment les plantes poussent. Comment les insectes volent. Pourquoi nous sommes là, condamnés à cette existence dont la finalité nous terrifie."


Ceci dit, il ne s'agit pas, pour Chloé Flacy, de simplement inverser les positions entre raison et folie (et entre art et science), comme ce passage pourrait le laisser penser ; il s'agit bien plutôt de mettre en parallèle ces deux cheminements, et de chercher le point où, peut-être, ils vont converger, d'où selon moi la structure à la Georges Perec du roman, ou plutôt son dispositif textuel (suivant une distinction due à Stéphane Lojkine ; j'en parlais à propos notamment de Vilnius Poker, autre texte sur le couple folie / raison, mais aussi à propos de Wohlzarénine).


Souvenez-vous : W ou le souvenir d'enfance de Perec était divisé en deux parties, qui alternaient chacune entre la fiction (W) et la réalité de l'histoire familiale ; en passant d'une partie à l'autre, autant la fiction que la réalité changeaient, la première passant de l'arrivée sur W à la description de la dystopie W, et la deuxième passant de la vie avec les parents à la vie sans eux (ou E, la voyelle manquante de La Disparition) – une structure visant à l'évidence à traduire l'indicible de la Shoah (voir aussi l'essai de Claro).


De façon très semblable, La Mécanique des ailes est divisé en deux parties, qui font alterner le présent à l'asile du narrateur avec son passé dans "la vieille Europe" (page 104) dans la première partie, puis "de l'autre côté de l'Atlantique" (page 111) dans la deuxième partie ; même s'il ne semble pas y avoir d'événement aussi marquant que chez Georges Perec dans l'entre-deux, la première partie se termine par un double départ, de l'Europe suite aux conséquences de la première Guerre mondiale, et de l'asile suite à la deuxième Guerre mondiale (le deuxième départ étant plus vite suivi d'un retour que le premier).


Etant donné que le début de la première partie à l'asile suit à l'évidence la fin de la deuxième partie en Amérique, et même si la fin de la deuxième partie à l'asile ne semble revenir que de façon lâche (via la peinture) vers le début de la première partie en Europe, La Mécanique des ailes a clairement donc une structure en ruban de Moebius, digne de David Lynch ; et Chloé Falcy souligne sa parenté avec ce "maître du grotesque" (suivant l'expression de Schuy R. Weishaar) en adoptant une politique semblable de dédoublement des personnages (notamment féminins) d'un côté du ruban à l'autre.


(Si vous traînez ici, vous y êtes habitué.e : je prends le "grotesque" – mot du reste employé par Chloé Falcy pages 29, 147 ou 153 – dans sa pleine acception, celle où il n'est pas forcément synonyme de risible, mais renvoie à la fois à son sens originel, celui du sentiment provoqué par des formes n'étant pas dans la Nature, mais aussi à la riche tradition philosophique, de Kayser à Harpham, qui l'a notamment relié au conflit des contraires.)


La paire de personnages la plus évidente, car empruntée à Sade, mais sans l'ironie morale qu'il y mettait, c'est celle formée par la Française Juliette de la première partie en Europe (qui ne représente pas vraiment la prospérité du vice) et la Française Justine de la deuxième partie en Amérique (qui ne représente pas vraiment non plus l'infortune de la vertu, mais plutôt la justesse de la synthèse "entre art et science", page 178).


A titre d'exemple de ce premier dédoublement, je cite à dessein deux passages (page 37 pour Juliette, et page 148 pour Justine) qui font vivre une autre "opposition" vitale pour La Mécanique des ailes, celle entre humains et insectes :

– "Juliette était penchée sur le foyer sifflant, qu'elle alimentait à l'aide d'une louche plongée dans le seau d'eau à ses pieds. Pour la première fois, je pus voir ses cheveux détachés, qui dégringolaient jusqu'à sa taille, dissimulant ses omoplates, où j'imaginais les cicatrices de ses ailes coupées."

– "Sur une colline au bord du chemin, elle tomba dos contre la masse blanche, y traçant, dit-elle, des ailes d'anges. Elle se releva en époussetant les flocons accrochés à son manteau. Contempla son oeuvre, se tourna vers moi pour chercher une approbation, me laissant apercevoir, une seconde, l'enfant qu'elle avait été."


Au coeur de la première partie, une autre paire est formée par Anya, l'amour de jeunesse du narrateur dans la ligne narrative en Europe, et Brünhild, l'infirmière qui lui procure du matériel de peinture dans la ligne à l'asile ; la parenté entre les deux femmes est notamment induite par "une pensée" (page 73), devenue une vision dans l'autre ligne (page 74), ainsi qu'un goût commun pour "les taiseux" (page 73), mais ce n'est pas tout...


Comparez en effet les deux passages suivants,  également emblématiques de l'obsession du narrateur pour les ailes (page 79 pour Anya, page 76 pour Brünhild) :

– "Dans ces visions, ce n'était que lorsqu'elle se détournait que je remarquais les ailes transparentes fichées dans son dos. Je levais la main, tentais de l'attraper, mais elle s'envolait, m'abandonnant à un réveil au milieu de draps trempés et, entre mes jambes, une érection dure à creuser la terre."

– "Avec peine, elle sourit, comme si cela représentait un effort, ce qui la rend presque belle. Mes yeux descendent sur sa nuque, progressent jusqu'à la limite que dresse sa veste de laine avec sa peau laiteuse, atteignent l'endroit, en-dessous, où elles sortiraient."


Les quatre citations que je viens de faire pourraient laisser penser que, dans l'imaginaire du narrateur, les ailes qui feraient (paradoxalement) de l'humain "un être parfait" (page 191) ne peuvent qu'être l'apanage des femmes (et accroître leur désirabilité) ; mais bien évidemment cette bascule de l'homme vers l'insecte, ce retour à l'animalité (concept historiquement liée à la folie suivant Michel Foucault) qui l'arracherait pourtant de la terre, pour le propulser dans le ciel, c'est tout autant l'idéal du narrateur, qui n'est peut-être atteignable que par l'art (page 90) :

"Je peins, oublie de manger, aliène les heures qui ne me tiennent plus captif, dénigre ce monde qui continue de tourner sans moi. Je laboure ma psyché, mes ongles incrustés de peinture. Il s'agit d'un geste inepte, qui ne se destine à personne, qui ne rachète ni mon insignifiance ni le fait que je mourrai ici, au milieu de la laideur et de la folie. Pourtant, les mouches nous rappellent que même les larves peuvent se faire pousser des ailes."


De ce point de vue-là, il me semble significatif que le narrateur, tout d'abord obligé de peindre en cachette (et en volant ses ingrédients), se retrouve à utiliser de la terre comme couleur, renouant ainsi avec une célèbre phrase (apocryphe ?) de Picasso sur la façon (fécale) de peindre en prison, phrase par ailleurs mise en pratique par Mary Barnes dans un établissement anti-psychiatrique inspirée des thèses de Foucault (page 145) :

"Devant mon bureau, je sors la terre de mes poches. L'écrase dans une coupelle avec le manche du pinceau. Verse la poudre obtenue dans un flacon. Y ajoute quelques gouttes d'huile, le contenu jaune et blanc d'un oeuf. Mélange le tout, étale la mixture sur la table. Puis j'y trempe mes doigts et, sur une feuille de papier, étale la peinture improvisée. Aussitôt mon esprit s'apaise, tandis que, sous mes mains et mes ongles où la crasse s'incruste, la boue devient matrice."


Pris dans les tourments de cette "quête faite d'innombrables croquis" (page 61), cette recherche "d'absolu" (page 178) que lui a inculqué sa mère (la vraie femme fatale du roman, au sens où elle va assigner un destin à ses fils), le narrateur évoque irrésistiblement une autre figure archétypique de peintre, celle du Frenhofer de Balzac dans Le Chef d'oeuvre inconnu (nouvelle décrivant elle aussi la quête d'une impossible synthèse, celle entre figure et fond ou entre dessin et couleur, et également construite en deux parties).


"Je détache le pinceau de la feuille. Lame retirée de ma tête, ses poils sont encore englués de peinture. Je me saisis d'un autre, plus fin, la tête en bas, dégoulinant de noir. Lui n'est pas aveugle. Il voit, reconnaît dans le canevas de gouache des chemins, des cavités, le décor d'un autre monde. Il choisit, trace. Parfois il se retourne, et son manche creuse des sillons dans la couche de peinture encore humide, l'arrachant comme on gratterait la croûte d'une plaie."


Comme le montre autant ce passage (pris page 26) que l'épilogue, où le "corps vieilli" du narrateur abrite toujours la même flamme, résumée en trois mots ("demain, je peins", page 211), La Mécanique des ailes est peut-être avant tout un hommage à cette activité en apparence futile, et pourtant capitale pour repousser au loin l'absurdité fondamentale de l'existence : la peinture – et l'art en général.





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