Les Veilleurs de nuit de Tiunn Ka-siông
Après Arborescences, Le Bracelet de jade ou Soleil.s, les fanatiques d'imaginaire comme moi commencent à le savoir : il vaut mieux empoigner son télescope quand la galaxie Gwennaël Gaffric s'enrichit d'une nouvelle étoile (ici, Les Veilleurs de nuit de Tiunn Ka-siông, roman lu en service de presse).
Si en lisant Les Veilleurs de nuit, cette "oeuvre de réalisme magique, née de souvenirs d'enfance" (page 260), on pense autant au Hector de Léo Henry, ce n'est pas seulement en raison d'une même évocation larvée des périodes troubles de l'Histoire (ici, le "228" de la page 194, "le soulèvement populaire du 28 février 1947 à Taiwan et la répression sanglante qui s'ensuivit"), mais aussi et surtout en raison de la porosité entre réalité et fiction instaurée par une même esthétique de la discontinuité.
Sans même parler du fait que le roman se double d'un album (accessible par QR codes, ce qui ne ravira pas les contempteurs de smartphone comme moi), cette disparité se retrouve tout d'abord dans la langue même de l'auteur, écartelée (un peu comme celle d'Akiyuki Nosaka) entre "chinois mandarin" et "taiwanais (hoklo)", comme nous l'explique (page 27) le traducteur.
Notez au passage que Gwennaël Gaffric a fait le choix (intelligent à mon avis) de rendre cette "pluralité linguistique" à la Bakhtine par un mélange de français et de créole (le choix est d'autant plus pertinent que le Michael Roch de Tè mawon et de Lanvil emmêlée nous a familiarisé.e.s avec le procédé) – je cite à titre d'exemple la page 64, qui a aussi le mérite d'introduire fort bien le roman :
"Jusqu'au jour où elle m'a lancé :
"Cette tifi là, c'est la réincarnation même du bouddha veilleur-la-nuit. Toi, espèce de makak, tu veux te comparer à une déesse ?"
Je ne savais pas ce que c'était, moi, le "bouddha veilleur de nuit". Il n'y avait même pas de temple de ce nom-là dans le village."
Cet aspect "composite" (page 27) du roman se sent tout autant dans sa structure, plus précisément dans la façon dont Tiunn Ka-siông intercale, dans le cours de sa chronique villageoise (à la Barakamon mettons), des notes en bas de page et surtout des citations érudites (en caractères gras) de textes bien réels (les fameuses Chroniques de l'étrange de Pu Songling) ou absolument fictifs (les Annales du hameau de Taiping), quoique dans la lignée de l'Atlas de Ho Ching-yo (évoqué par Gwennaël Gaffric dans sa préface, page 19).
A titre d'exemple de ce type d'interactions entre 2 textes de natures différentes, mais allant au fond dans la même direction, je cite la page 84 :
"On raconte qu'un bouddha veilleur de nuit protège désormais cette colline. Les gens de Bourg-Brûlé croient que les âmes des morts y trouvent enfin un peu de paix.
Bi-huî savait très bien qu'elle n'était pas un "bouddha veilleur de nuit", et elle ne comprenait pas pourquoi la vieille dame de l'épicerie d'à côté la désignait ainsi. Si elle parlait peu, c'est simplement parce qu'elle ne savait pas quoi dire."
Le roman est tout aussi divers sur le plan narratif, puisque son narrateur (un double de l'auteur, comme le montre le nom A-siông qu'on lui donne page 85) y passe parfois le relais à son amie d'enfance Tsiu Bi-huî (dans le chapitre II, pages 85-90 ; dans tout le chapitre VI, "Ce que dit Tsiu Bi-huî", pages 189-203 ; dans le chapitre VIII, pages 242-245), offrant ainsi un contrepoint bienvenu à son point de vue (comparez par exemple le chapitre VI au chapitre III) – voici à titre d'exemple comment Bi-huît voyait son ami d'enfance (page 195) :
"Sur le chemin du retour, le garçon de l'épicerie n'a pas arrêté de jacasser. Je l'ai regardé avec envie : il débordait d'énergie, et surtout, il n'avait pas l'air de se rendre compte qu'il était différent."
En complément de cette dualité narrative, le roman fait également de fréquents allers-retours entre l'enfance et l'âge adulte de ses deux narrateurs (Les Veilleurs de nuit éponymes), ajoutant ainsi une strate de réflexion à la Friday sur la strate des "apparitions fantastiques" (page 137) auxquelles semble perpétuellement être confronté le duo à la Shiori et Shimiko qu'ils forment – voyez la page 157, où A-siông considère différemment l'attitude passée de son cousin :
"Dans une vie aussi fragile, où l'avenir semblait s'effacer un peu plus chaque jour, le plus anormal, en vérité, aurait été qu'il ne se fût rien passé d'étrange. Ce qui me peine et que je regrette aujourd'hui, c'est de ne pas avoir compris plus tôt que derrière les histoires "surnaturelles" d'A-tsing se cachait une vraie peur."
Si le roman de Tiunn Ka-siông fait ainsi tenir ensemble – oui, dans un même panier fictif – tant d'époques, de narrateurs, de textes et de langues disparates, c'est bien parce qu'il repose, en dernier ressort, sur une vision du monde fondée sur la coexistence des contraires (le yin et le yang évoqués en préface par Gwennaël Gaffric page 8, voir aussi pages 78, 90, 91, 177 ou 214 du roman) plutôt que sur la suppression de l'un par l'autre.
Notez que cet appel au maintien du yin dans un monde où le yang prend toujours plus de place vaut tout autant pour les gens différents (les "immortels" ou les "fées" de la page 65, qui ne sont "pas toujours des fous ou des déficients mentaux", page 58) que pour la mémoire occultée du 228 (le narrateur identifie d'ailleurs les "fantômes" avec les "souvenirs" pages 150-151,, au début d'un chapitre précisément intitulé "Pour que la mémoire reste vivante").
Dit autrement, chez Tiunn Ka-siông, ce n'est pas le sommeil de la raison qui engendre les monstres (comme chez Goya), mais bien l'indifférence (voire le mépris) qui crée une véritable Midnight Nation à la Frank & Straczynsky – à mon avis, la question posée page 202 par Tsiu Bi-huî (et citée par Gwennaël Gaffric en page 23 de sa préface) est purement rhétorique, elle n'admet que "oui" comme réponse :
"Toutes ces choses qui ressemblent à des esprits, à des dieux, ou à des humains, qu'est-ce que c'est, au juste ? S'agit-il vraiment d'une forme de surnaturel qui dépasse le monde des vivants ?
Peut-être n'est-ce que des choses abandonnées ? Jetées, oubliées ? Des présences rejetées aux lisières des terres sauvages, reléguées aux marges mêmes des villes ?"
Cette part yin du monde a à l'évidence besoin d'un minimum de reconnaissance, même si dans le monde encore rural de Bourg-Brûlé (le village natal du narrateur) son rejet ne vire pas encore totalement à l'extermination pure et simple (comme le montre autant l'appellation "immortel" déjà évoquée que le fait que le "gardien-officiant" d'un temple puisse rediriger une "possédée" vers sa fille psychiatre, page 217-218 ; la vision médiévale de la folie cohabite ici avec la vision "moderne", psychiatrique, une situation qui aurait intéressé le Michel Foucault d'Histoire de la folie).
C'est clairement le rôle des deux narrateurs (et Veilleurs de nuit, pour ne pas dire "éveilleurs de nuit") de bâtir un "pont" symbolique (voir page 225) entre ces dimensions apparemment irréconciliables – mais également indispensables – de l'existence – A-siông le revendique explicitement pages 137-138 :
"Nous n'étions pas un dieu officiel, capable de maîtriser les éléments, ni une divinité occulte, ni même un esprit sauvage. Nous avions une manière enfantine de regarder le monde, une façon humaine de traverser l'histoire. Une posture modeste consistant à observer et à agir en prenant soin de ce qui est le plus fragile."
La posture inverse, elle, est explicitement dénoncée par le narrateur lors de la visite à la soi-disant maison hantée de Minhsiung (que l'Asiathèque a eu l'excellente idée de placer en couverture du roman) – voir page 231 (où A-siông semble aussi dénoncer, rétrospectivement, ses propres avalages de crevettes crues ou grillades de poissons vivants) :
"Dans les espaces où nous vivons, nous exterminons les insectes, les cafards, les rats, les mousses, les moisissures, les bactéries... En dehors de la nôtre, combien de formes d'existence organique peuvent vraiment survivre dans ces espaces que nous disons "vivants" ? Qui sont donc les spectres qui menacent la vie ? Est-ce les fantômes qu'on ne voit pas ? Ou bien les humains bien vivants ?"
Il est évidemment bien moins commode et bien plus difficile – du moins pour un adulte ayant oublié sa part d'enfance – d'accueillir l'altérité du yin ; mais comme le rappelle la page 148, c'est un acte nécessaire, même s'il nous effraie :
"Je continuais à frissonner rien qu'en repensant à cette nuit-là, mais j'avais désormais le sentiment que ces croyances offraient une forme de réponse spirituelle aux petites filles mortes écrasées par le cadre rigide du confucianisme traditionnel. C'était une manière de réparer, de restaurer un peu de justice, qui ne venait pas des élites lettrées, mais du peuple lui-même."
En choisissant ainsi d'ancrer ses Veilleurs de nuit "du côté du yin" (comme le dit fort bien Gwennaël Gaffric dans sa préface, page 8), Tiunn Ka-siông ne fait pas que "reconnaître la part souterraine du réel" (idem), il milite également pour sa coexistence avec la part aérienne (yang), un peu à la manière de la luvan de TysT, et beaucoup à la façon du Herbert Marcuse de L'Homme unidimensionnel, pour qui notre société technologique tue tout à la fois le négatif et la mémoire.
(En repensant au Hector de Léo Henry, il y a là de quoi se demander si le réalisme magique ne serait pas, par essence plus que par accident, politique ; mais il n'est évidemment pas besoin d'avoir réfléchi au sujet pour apprécier son "esthétique de la réconciliation", comme l'appelle Claude Le Fustec, et donc pour lire Les Veilleurs de nuit.)
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